JORF n°0304 du 30 décembre 2012

Saisine du

LOI DE FINANCES POUR 2013

Monsieur le président,
Mesdames et Messieurs les conseillers,
Les sénateurs soussignés (1) ont l'honneur de soumettre à votre examen, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, la loi de finances pour 2013 définitivement adoptée par l'Assemblée nationale le 20 décembre 2012. A l'appui de cette saisine, ils développent les griefs suivants :

I. ― Sur l'insincérité de la loi de finances pour 2013

  1. Le Conseil a régulièrement indiqué que le principe de sincérité s'analyse comme l'absence d'intention de fausser les grandes lignes de l'équilibre de la loi de finances. Or, il apparaît que le Gouvernement a méconnu ce principe en retenant délibérément des prévisions économiques très optimistes et en n'actualisant pas la loi de finances au regard de l'évolution des engagements de sa propre politique économique.
  2. La loi de finances a été initialement construite sur une hypothèse de croissance optimiste de 0,3 % en 2012 et 0,8 % en 2013.
  3. Or, les prévisions de la plupart des économistes se situent en deçà :
    a. En septembre, la Commission économique de la nation a retenu une prévision de croissance de 0,1 % pour 2012 et 0,3 % en 2013.
    b. L'INSEE prévoit 0,2 % pour l'année 2012 dans son point de conjoncture du mois d'octobre.
    c. Le FMI, prévoyant une aggravation de la récession en zone euro (― 0,4 % en 2012), a abaissé ses estimations pour plusieurs pays, dont la France ; la croissance y serait de 0,1 % en 2012 et 0,4 % en 2013 (In World Economic Outlook, 9 octobre 2012).
    d. L'OCDE estime la croissance de la France à 0,2 % en 2012 et 0,3 % en 2013.
    e. Pour 2013, la Commission européenne prévoit une croissance du PIB de 0,4 % en France.
  4. Or, il est estimé qu'un point de croissance en moins représente environ 10 milliards de pertes de recettes. Le choix par le Gouvernement d'une prévision de croissance éloignée de ce qu'il est convenu d'appeler le « consensus des économistes » conduit à fausser de plusieurs milliards la loi de finances pour 2013.
  5. S'agissant des estimations de recettes fiscales, elles revêtent aussi un caractère particulièrement aléatoire. D'une part, elles reposent, à titre premier, sur une hypothèse de rendement des aménagements du régime d'exonération des plus-values de cession contestable car il est, d'une façon générale, difficile d'anticiper le montant des plus-values. D'autre part, les perspectives économiques peuvent raisonnablement laisser présager une baisse du rendement de certains impôts, notamment l'impôt sur les sociétés et la TVA, qui rend erronées les prévisions de recettes. Enfin, le Gouvernement ne tient pas compte de l'impact réel, c'est-à-dire probablement négatif, des mesures de durcissement fiscal qu'il propose, dans une situation économique globale marquée par un fort chômage.
  6. Enfin, la loi de finances pour 2013, telle que préparée et présentée aux assemblées parlementaires, est devenue obsolète dans ses hypothèses économiques dès la présentation du PLFR pour 2012 et du Pacte national pour la croissance, la compétitivité et l'emploi.
  7. Pour ces raisons, il aurait été nécessaire que le Gouvernement corrigeât les prévisions de croissance retenues avant la fin de la discussion parlementaire de la loi de finances pour 2013 et prît les mesures d'adaptation en découlant.
  8. En conséquence, on peut considérer que la représentation nationale ne bénéficie pas d'une présentation intelligible et sincère de l'état des finances publiques et ne peut vérifier précisément si les engagements européens de la France seront respectés. Il appartient donc à votre Conseil de reconnaître le caractère insincère de la loi de finances pour 2013.

(1) Cf. liste jointe.

II. ― Sur l'article 8 (2) portant contribution exceptionnelle
de solidarité sur les très hauts revenus d'activité

  1. Cet article instaure une contribution exceptionnelle de 18 % sur la fraction de revenus d'activité professionnelle qui excède un million d'euros au titre des revenus des années 2012 et 2013.
  2. Ce dispositif méconnaît le principe d'égalité devant les charges publiques à plus d'un titre.
  3. A titre liminaire, il sera observé que la nouvelle contribution présente un caractère confiscatoire. A ce niveau d'imposition globale, il est impérieux de redoubler de vigilance quant au respect du principe d'égalité.
    Le taux de la contribution présente un caractère confiscatoire. Dans le cadre du contrôle de la conformité d'une imposition aux exigences de l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, le Conseil constitutionnel s'assure que l'imposition en cause prend en compte la faculté contributive des contribuables de telle sorte qu'elle n'ait pas un caractère confiscatoire (décision n° 2005-530 DC du 29 décembre 2005). Ce contrôle n'est pas exercé en fonction de « chaque imposition prise isolément » mais globalement (décision n° 2011-180 QPC du 13 octobre 2011).
    Or, ajouté au taux marginal d'impôt sur le revenu prévu dans la loi de finances (45 %), à la contribution exceptionnelle sur les hauts revenus (4 %) et aux prélèvements sociaux (8 % sur les revenus d'activité), le taux de 18 % institué par la contribution sur la fraction des revenus qui excède 1 000 000 euros aboutira à une taxation globale au taux de 75 %.
    A la lumière de la jurisprudence constitutionnelle, l'instauration d'un tel taux confère à la contribution exceptionnelle de solidarité un caractère confiscatoire contraire aux exigences constitutionnelles et en particulier au principe d'égalité devant l'impôt.
    Cette observation liminaire doit en tout état de cause conduire la haute juridiction à renforcer son degré de contrôle. Lorsque, par l'effet cumulé des prélèvements, le législateur atteint un tel niveau d'imposition, il convient de redoubler de vigilance sur l'impérieuse nécessité de respecter les principes constitutionnels, en particulier le principe d'égalité devant les charges publiques.
  4. La rupture d'égalité résulte d'abord d'une différence de traitement entre catégories de revenus identiques.
    En premier lieu, il convient d'observer que la détermination des catégories de revenus entrant dans l'assiette de la contribution exceptionnelle de solidarité ne répond pas à des critères objectifs et rationnels en rapport avec les buts que le législateur s'est assigné.
    En effet, outre les traitements et salaires et les rémunérations allouées aux gérants et associés des sociétés mentionnées à l'article 62 du code général des impôts, les revenus d'activité professionnelle pris en compte pour l'établissement de la contribution comprennent les bénéfices industriels ou commerciaux (BIC), les bénéfices non commerciaux (BNC) et les bénéfices agricoles (BA), lorsqu'ils résultent d'activités exercées à titre professionnel.
    Or, ces bénéfices sont d'une nature radicalement différente de celle des revenus d'activité professionnelle visés par l'article 8. Ils ont vocation à rémunérer non seulement, pour une partie, le travail des personnes soumises à ce régime mais aussi, pour une autre, le capital qu'ils ont investi dans l'activité professionnelle ainsi que les risques qu'ils y assument. A la différence des traitements et salaires ou des rémunérations allouées aux gérants et associés, les BIC, les BNC et les BA relèvent donc à la fois de la catégorie des revenus d'activité professionnelle entrant dans le champ de la taxe mais aussi et surtout de la catégorie des revenus du capital, que le législateur a pourtant entendu exclure de l'assiette de la contribution.
    Il ressort en effet des travaux préparatoires que la contribution exceptionnelle de solidarité a exclusivement pour but de faire participer les bénéficiaires de très hauts revenus du travail à l'effort de réduction des déficits publics et de décourager les versements de rémunérations « excessives » ou « pharaoniques », comme le souligne le rapport de la commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire de l'Assemblée nationale.
    En revanche, cette contribution n'a pas vocation à frapper les revenus du capital. Ces revenus, qu'il s'agisse des revenus fonciers, des revenus de capitaux mobiliers, des plus-values de cession de biens ou droits de toute nature ou encore des BIC, des BNC et des BA revenant à des personnes ne participant pas à l'activité à titre professionnel, sont clairement exclus du champ de la contribution.
    En intégrant de manière indifférenciée l'ensemble des BIC, des BNC et des BA dans l'assiette de la contribution des entrepreneurs actifs, le législateur ne s'est donc pas fondé sur des critères objectifs, rationnels et cohérents avec les buts qu'il se propose. De ce chef déjà, l'article 8 méconnaît le principe d'égalité devant les charges publiques.
    Au surplus, cet article institue des différences de traitement manifestement contraires à l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.
    D'une part, le bénéfice d'une même activité peut être soumis ou non à la contribution selon qu'elle est exercée dans le cadre d'une société soumise ou non à l'impôt sur les sociétés (IS). Ainsi, si la société n'est pas soumise à l'IS, les intéressés, s'ils sont actifs dans l'entreprise, devront comprendre dans la base de calcul de la contribution exceptionnelle de solidarité l'intégralité de la part du bénéfice qui leur revient. En revanche, si ces mêmes personnes exploitent la même entreprise au travers d'une société passible de l'IS, seule sera dans le champ d'application de la taxe la part du bénéfice appréhendée par les associés actifs sous forme de rémunération correspondant à leur activité, le solde de ce bénéfice, réparti sous forme de dividende entre associés, actifs ou inactifs, échappant alors à la taxe.
    Il en résulte une différence de traitement considérable et manifestement disproportionnée au regard d'une différence de situation qui, si elle est incontestable, est à la fois minime et sans rapport avec l'objectif poursuivi. La différence de situation n'est, en effet, fondée que sur la forme de l'exercice, voire sur le simple régime fiscal de la structure sociétale (SNC fiscalement translucide versus SNC ayant opté pour son assujettissement à l'impôt sur les sociétés par exemple), pour des activités strictement identiques. Une telle différence de traitement constitue clairement une rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques.
    D'autre part et surtout, l'article 8 introduit une rupture d'égalité entre les revenus identiques provenant d'un même capital. Il a pour effet de faire entrer le bénéfice d'une même activité exercée en société non assujettie à l'IS dans le champ de la contribution exceptionnelle pour la part qui revient à un associé actif dans l'entreprise. Tel ne sera pas le cas, en revanche, pour la part qui revient à un associé non actif. L'exclusion de l'associé non actif est parfaitement logique : elle repose sur l'objectif que se donne à lui-même le législateur, qui est de ne pas faire entrer dans l'assiette les revenus du capital. Toutefois, le législateur omet un élément essentiel : les revenus de l'associé actif correspondent eux aussi, pour une part importante, voire majoritaire, à la rémunération du capital. Les deux types d'associés reçoivent ainsi des parts qui peuvent être identiques et qui proviennent d'un bénéfice généré par la même entreprise. Or, ces revenus identiques seront traités de manière différentes : pour l'associé actif, sa part aura intégralement le caractère de revenu de son activité et sera donc dans le champ de la taxe ; pour l'inactif, ce caractère sera celui de revenu du capital investi dans l'entreprise, non taxable.
    Illustrons ce propos avec un exemple.
    Deux personnes A et B ont réuni un capital et sont associées chacune à 50 % d'une même société en nom collectif fiscalement translucide et exerçant une activité professionnelle relevant de la catégorie des BIC. A, qui se consacre pleinement à cette société, est le seul à exercer son activité professionnelle au sein de la société. A reçoit pour les fonctions qu'il exerce une rémunération, fixée par convention passée entre les deux associés à 600 000 euros. Une fois cette rémunération déduite du bénéfice total de la société, égal à 3 000 000 euros pour l'année N, le solde est partagé entre les associés à proportion de leurs droits. A et B reçoivent donc chacun, à titre de rémunération de leur capital, 1 200 000 euros. Cette part correspond exclusivement à la rémunération du capital qu'ils ont investi ensemble, dans des conditions strictement identiques.
    B étant associé passif de la SNC, cette somme, qui sera imposée à son nom dans la catégorie des BIC en vertu des principes de la translucidité fiscale, correspond pour lui à un revenu de son capital, hors champ de la contribution. B n'est ainsi pas passible de la contribution exceptionnelle de solidarité (et ce alors même qu'il est parfaitement concevable qu'il perçoive par ailleurs, au titre d'une autre activité professionnelle, dans une autre société, une rémunération de 600 000 euros, c'est-à-dire du même ordre que celle de son associé actif, mais inférieure donc au seuil d'un million d'euros).
    A quant à lui perçoit également 600 000 euros de rémunération de son activité et 1 200 000 euros en qualité d'associé, soit une somme de 1 800 000 euros au titre de ses droits dans la société, imposée à son nom dans la catégorie des BIC. En raison du seul fait qu'il est regardé comme un associé actif, autrement dit qu'il exerce son activité dans la société même dont il détient des parts, c'est ainsi l'intégralité des revenus du capital qui seront pris en compte. Il sera ainsi soumis à la contribution de 18 % sur 800 000 euros, fraction de son revenu excédant un million d'euros.

Vous pouvez consulter le tableau dans le
JOn° 304 du 30/12/2012 texte numéro 4

Cet exemple illustre le caractère manifestement injustifié de la différence de traitement instituée entre les associés actifs et inactifs d'une même entreprise. La différence de situation ne porte que sur la part, voire uniquement sur l'origine des revenus correspondant à la rémunération du travail. En revanche, au regard de la part des revenus correspondant à la rémunération du capital, associés actifs et inactifs sont placés dans une situation rigoureusement d'égalité identique. Cette différence de traitement constitue à l'évidence une rupture caractérisée d'égalité devant les charges publiques.
5. La rupture d'égalité résulte ensuite d'une différence de traitement entre les redevables : la définition par le législateur du champ des redevables de la contribution exceptionnelle de solidarité méconnaît l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.
Cette contribution retient, en effet, comme unité d'imposition les personnes physiques et non pas le foyer fiscal, comme c'est pourtant la règle traditionnelle en droit fiscal. Elle ne prend aucun compte de leur situation familiale et de leurs charges de famille. Le choix de cette unité d'imposition institue des différences de traitement selon les foyers, qui sont clairement constitutives d'une rupture d'égalité devant les charges publiques.
Ainsi, deux foyers identiques, percevant chacun 1,2 million d'euros, seront ou non soumis à la contribution selon qu'un seul ou que les deux membres du foyer travaillent. Si, au sein d'un couple marié ou pacsé, un seul membre du foyer travaille et perçoit à lui seul 1,2 million d'euros, la fraction supérieure à 1 million d'euros, soit 200 000 euros, donnera lieu à un prélèvement de 36 000 euros. En revanche, si les deux conjoints travaillent et perçoivent chacun 600 000 euros, aucune contribution exceptionnelle de solidarité ne sera due.
Le législateur lui-même s'en est d'ailleurs inquiété, en relevant que « des disparités manifestes de traitement entre des foyers disposant de très hauts revenus peuvent découler de cette définition du champ des redevables » (In Rapport de la commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire de l'Assemblée nationale).
Ce choix d'une imposition individualisée au sein des foyers fiscaux rompt avec une « règle traditionnelle dans le droit fiscal français » consistant à considérer que « le centre de disposition des revenus à partir duquel peuvent être appréciées les ressources et les charges du contribuable est le foyer fiscal » (décision n° 81-133 DC du 30 décembre 1981). Qu'il s'agisse de l'impôt sur le revenu, de l'impôt sur la fortune ou de la contribution exceptionnelle sur les hauts revenus, tous les impôts progressifs directs retiennent comme unité d'imposition le foyer fiscal et non l'individu.
Un tel choix ne respecte pas les exigences fixées en la matière par la jurisprudence constitutionnelle. En effet, l'application d'une imposition individuelle ou d'une imposition par foyer dépend du caractère progressif ou proportionnel de l'impôt considéré. Le Conseil constitutionnel estime ainsi que l'introduction d'une dose de progressivité dans un impôt strictement proportionnel implique que l'on raisonne comme en matière d'impôt sur le revenu, c'est-à-dire par foyer fiscal. Une disposition instaurant une telle « dose de progressivité », qui ne tient compte « ni des revenus du contribuable autres que ceux tirés d'une activité, ni des revenus des autres membres du foyer, ni des personnes à charge au sein de celui-ci », ne prend pas en considération « l'ensemble des facultés contributives » et « crée, entre les contribuables concernés, une disparité manifeste contraire à l'article 13 de la Déclaration de 1789 » (décision n° 2000-437 DC du 19 décembre 2000).
Or, la contribution exceptionnelle de solidarité constitue de toute évidence un impôt progressif, comportant deux tranches : une tranche à 0 % s'appliquant aux revenus d'activité inférieurs ou égaux à 1 million d'euros ; une tranche à 18 % s'appliquant à la fraction de ces revenus excédant 1 million d'euros.
Le rapport de la commission des finances du Sénat présente d'ailleurs cette taxe comme l'un des éléments du dispositif prévu par la loi de finances pour améliorer la progressivité de la fiscalité des revenus. En cela, la contribution exceptionnelle de solidarité se distingue des contributions et impôts proportionnels, seuls impôts pour lesquels le législateur est libre de retenir la personne physique comme unité de taxation.
Faute d'avoir retenu comme unité d'imposition le foyer fiscal, l'article 8 n'a donc pas pris en considération l'ensemble des facultés contributives et a méconnu le principe d'égalité devant les charges publiques.
Par ailleurs, et à titre subsidiaire, à supposer que l'on considère que les foyers fiscaux ne sont pas dans une situation exactement identique selon qu'un seul ou que les deux membres du foyer travaillent, force est de constater qu'ils sont dans des situations très similaires. Dès lors, et à tout le moins, les dispositions contestées introduisent une différence de traitement manifestement disproportionnée au regard de l'objectif poursuivi par le législateur, à savoir une contribution temporaire à l'effort de redressement des comptes publics. Le dispositif est binaire : dans un cas, le foyer fiscal contribue pleinement ; dans l'autre, il est totalement exonéré de cet effort, et ce, à revenus strictement identiques par foyer.
Il en résulte également que ces différences de traitement ne sont aucunement justifiées par un motif d'intérêt général. En effet, si, à première vue, le législateur a entendu créer cette contribution pour faire participer les bénéficiaires de très hauts revenus d'activité à l'effort de réduction des déficits publics, il ressort des travaux préparatoires de la loi que le but premier de la contribution est de décourager les versements de rémunérations « excessives » ou « extravagantes ». Cette mesure ne concernera que 1 500 personnes au plus, pour un rendement théorique de 210 millions d'euros par an. Un tel but ne saurait constituer un motif d'intérêt général de nature à justifier une différence de traitement.
Constitutives d'une rupture caractérisée de l'égalité entre les contribuables, ces disparités sont, à l'évidence, contraires à l'article 13 de la Déclaration de 1789.
6. Pour ces raisons, il appartient à votre Conseil de censurer cet article.

(2) La numération de l'article correspond à la numérotation provisoire, lecture Sénat.

III. ― Sur l'article 9 (3) rétablissant un barème progressif de l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF) et un mécanisme de plafonnement

  1. A l'occasion de l'examen du projet de loi finances rectificatives pour 2012, le Conseil constitutionnel a rappelé que « le législateur ne saurait établir un barème de l'impôt de solidarité sur la fortune tel que celui qui était en vigueur avant l'année 2012 sans l'assortir d'un dispositif de plafonnement ou produisant des effets équivalents destiné à éviter une rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques » (décision n° 2012-654 DC du 9 août 2012).
  2. Si l'article 9 respecte prima facie le principe d'égalité devant les charges publiques, l'examen détaillé des revenus pris en considération au titre du plafonnement de l'ISF conduit à remettre en cause ce constat.
    En effet, cet article élargit le champ des revenus aux revenus dits « capitalisés », à savoir : (i) les intérêts des plans d'épargne-logement ; (ii) la variation de la valeur de rachat des bons ou contrats de capitalisation, des placements de même nature, notamment des contrats d'assurance vie, ainsi que des instruments de toute nature visant à capitaliser des revenus ; (iii) les produits capitalisés dans les trusts ; (iv) les bénéfices distribuables des sociétés passibles de l'impôt sur les sociétés qui n'exercent pas de manière prépondérante une activité industrielle, commerciale, artisanale, agricole ou libérale et qui sont contrôlées à hauteur de 25 % au cours des cinq dernières années par le contribuable ou son cercle familial, ainsi que (v) les gains ou plus-values placées en sursis ou en report d'imposition.
    Or, l'essentiel des revenus capitalisés ne sont en réalité pas disponibles.
    Ce sont des revenus que, non seulement le contribuable n'a pas appréhendés juridiquement, mais que, bien souvent, il ne peut pas juridiquement appréhender, ne serait-ce, s'agissant des bénéfices distribuables des sociétés visées au (iv) ci-dessus, que parce que la majorité aux assemblées échappe au contribuable et l'empêche de décider de la distribution de ces revenus. Dit autrement et pour reprendre la définition générale du revenu imposable telle qu'elle est donnée par l'article 12 du code général des impôts, les revenus capitalisés au sens de l'article 9 ne correspondent pas à des bénéfices ou revenus que le contribuable a réalisés ou dont il a disposé au cours de la même année.
    La prise en compte des plus-values placées en sursis d'imposition illustre parfaitement le biais que contient le mécanisme de plafonnement instauré par l'article 9 : de telles plus-values ― constatées à l'occasion d'opérations qui, parce qu'elles ne dégagent aucune liquidité pour le contribuable, sont considérées comme purement intercalaires par le législateur ― n'ont pas d'existence fiscale réelle tant que le sursis dont elles bénéficient n'a pas pris fin. Alors qu'elles ne font même pas l'objet d'une déclaration par le contribuable en matière d'impôt sur le revenu, elles devraient paradoxalement, et sans aucune justification juridique ou économique, être prises en compte pour la détermination du plafonnement de l'ISF. La majoration artificielle du plafond qui en résulte revient à priver ce dernier de son efficacité.
    Cette difficulté est également patente dans le cas des holdings familiales de participation, sociétés généralement destinées à pérenniser, aux générations suivant celles des fondateurs, le contrôle des affaires qu'ils ont créées, en évitant la dispersion des intérêts et la dilution de leur capacité d'intervention, si nuisibles au développement de ces affaires et au maintien de l'emploi.
    En intégrant dans l'assiette du plafonnement les revenus de ces holdings, l'article 9 prend en effet en compte des revenus économiquement indisponibles car consacrés par ces holdings à des investissements dans l'affaire familiale ou dans des affaires connexes et complémentaires, voire à l'amortissement de dettes ayant antérieurement servi à de tels investissements. Il prend également en compte des revenus juridiquement indisponibles, ne serait-ce que parce que la majorité aux assemblées échappe au contribuable et s'oppose à la distribution de ces revenus. A cet égard, l'amendement n° 242 adopté par l'Assemblée nationale en deuxième lecture et censé résoudre cette difficulté sera en réalité inefficace dans de très nombreuses situations : à la lettre de cet amendement, les bénéfices distribuables seront pris en compte dans l'assiette imposable à l'ISF, dès lors que le contribuable aura détenu « à un moment quelconque au cours des cinq dernières années » le contrôle de ces sociétés, et ce alors même qu'au 1er janvier de l'année considérée le contribuable se trouvera privé de tout pouvoir juridique de décider de la distribution des sommes en cause toutes les fois où il aura perdu le contrôle de la société dans l'intervalle. Même ainsi corrigé, le texte ne tient pas compte de la capacité juridique réelle du contribuable à appréhender les bénéfices et réserves détenus par les sociétés holdings.
    Plus généralement, il abolit la fonction économique d'épargne et de capitalisation de ces structures, pour n'y voir qu'un moyen de « minoration artificielle » de l'assiette du plafonnement et corrélativement de l'impôt, ce qui constitue une vision inexacte des holdings familiales.
    Illustrons ce propos avec un exemple :

Vous pouvez consulter le tableau dans le
JOn° 304 du 30/12/2012 texte numéro 4

S'agissant de H1, le plafond instauré par l'article 9 sera égal à :
― revenus disponibles :50 % × 80 = 40
― revenus capitalisés :50 % × 160 = 80
― total revenus disponibles et revenus capitalisés : 120
― plafond instauré par l'article 9 :75 % × 120 = 90
Ainsi H1 ne bénéficiera d'aucun plafonnement réel puisque le plafond de l'article 9, soit 90, excède ses revenus disponibles, soit 40.
Si le montant de l'ISF exigible porte les impôts de H1 à 100, H1 bénéficiera du plafond artificiel de 90, mais paiera en réalité un impôt égal à 2,5 fois son revenu disponible, soit 40.
Certes, en instituant l'impôt sur la fortune, le législateur a-t-il entendu « frapper la capacité contributive que confère la détention d'un ensemble de biens et de droits ». De même, la prise en compte de cette capacité n'implique pas que « seuls les biens productifs de revenus entrent dans l'assiette de l'impôt de solidarité sur la fortune » (décision n° 2010-99 QPC du 11 février 2011).
Néanmoins, le Conseil constitutionnel impose au législateur, pour ne pas entraîner de rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques, l'obligation de prévoir des règles de plafonnement qui « limitent la somme de l'impôt de solidarité sur la fortune et des impôts dus au titre des revenus et produits de l'année précédente à une fraction totale des revenus nets de l'année précédente » (décision n° 2012-654 DC du 9 août 2012).
En d'autres termes, si la finalité de l'impôt sur la fortune justifie l'intégration dans l'assiette de l'impôt sur la fortune des biens non productifs de revenus, le principe d'égalité devant les charges publiques impose au législateur de mettre en place des règles de plafonnement pertinentes pour prendre en compte les facultés contributives effectives des contribuables.
En outre, les dispositions en cause ne prennent pas en compte les événements affectant à la baisse le patrimoine du contribuable ― les gains et les pertes constatées la même année ne se compensant pas, même au sein d'une catégorie donnée.
En intégrant dans l'assiette du plafonnement des revenus non réalisés et non disponibles sur le plan juridique et économique, l'article 9 aboutit en réalité à contourner l'exigence constitutionnelle en fixant un plafond fictif, ne correspondant pas à la réalité des revenus du contribuable. Il neutralise l'unique dispositif permettant de tenir compte des facultés contributives et de garantir la constitutionnalité du rétablissement du barème de l'impôt sur la fortune.
Au regard des exigences posées par le Conseil constitutionnel, les règles de plafonnement instituées par l'article 9 présentent de ce fait un caractère confiscatoire puisqu'elles auront pour effet qu'une imposition totale demeurant en deçà du plafond de 75 % des revenus disponibles et des revenus capitalisés pourra cependant dépasser 100 % des revenus réellement disponibles.
3. Par ailleurs, l'article 9 porte atteinte au droit de propriété et, en particulier, à l'un de ses attributs, consacré dans le code civil, le fructus ; en cela, il ne respecte pas les dispositions de l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
En effet, il apparaît que l'assujettissement des revenus du capital au barème de l'impôt sur le revenu combiné au nouveau barème de l'ISF constitue une situation nouvelle qui est susceptible de priver certains citoyens, de façon permanente, des fruits de leur patrimoine, notamment au cas d'une gestion exempte de prise de risque.
Si une gestion en bon père de famille implique de placer le capital en actifs présentant peu ou pas de risques et aisément revendables si les circonstances l'exigent, alors il est possible de prendre comme référence les obligations d'Etat (OAT et OATi).
Illustrons ce propos d'un exemple.
Un investissement en OAT génère un revenu de 2,1 % par an sur le capital investi ; il sera prélevé 60,5 % de ce montant en impôt sur le revenu et en cotisations sociales, soit, 1,27 % [(2,1 × 60,5) : 100].
Il restera une rémunération avant ISF de 0,83 % [soit, 2,1 ― 1,27 = 0,83].
Après ISF au taux de 1,5%, le patrimoine sera amputé de 0,67% du fait des prélèvements obligatoires [soit un taux de rendement brut de : 1,5 ― 0,83 = 0,67].
A cela s'ajoute l'érosion due à l'inflation, soit actuellement 1,9 % par an. Au total, la perte de valeur réelle du capital sera de plus de 2,5 % par an [soit, 0,67 + 1,9].
Pour un investissement dans une OATi (référence émission par le Trésor le 25 juillet 2012 pour une échéance à 2021), le revenu perçu s'élèvera à 0,1 % auquel s'ajoutera la compensation de l'inflation sur le capital investi, soit actuellement 1,9 % par an (source : INSEE, octobre 2012).
Sur cette rémunération globale de 2 %, sera prélevé 60,5 % au titre de l'impôt sur le revenu et des cotisations sociales, soit 1,21 % ; puis, 1,5 % au titre de l'ISF sur la base en capital. Au total, le patrimoine s'érodera de 2,71 % face à une inflation de 1,9 %.
Il est à noter que ces exemples ne sont pas circonstanciels mais reflètent une situation structurelle du fait de l'objectif d'inflation de la Banque centrale européenne et d'une perspective durable d'un rendement faible des placements sans risque.
En conséquence, au regard du rendement actuel des obligations, un gestionnaire prudent (ce qui advient nécessairement en vertu des articles 496 et 1374 du code civil au cas d'une gestion pour autrui) peut se voir structurellement privé de tout fructus mais aussi voir son capital s'éroder sous l'effet des prélèvements obligatoires cumulés. Le droit constitutionnel à jouir des fruits de son patrimoine n'est plus garanti et le fait qu'un contribuable dispose par ailleurs de capacités contributives n'est pas de nature à justifier qu'il soit privé de ce droit.
En outre, prendre en compte des éléments latents sur la perception desquels l'intéressé n'a pas de prise (cf. supra) dans la capacité contributive doit également être censuré par votre Conseil au titre de l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen car cela signifie qu'un contribuable pourra se trouver durablement privé de tout fructus sur son patrimoine.
4. Pour ces motifs, il appartient à votre Conseil de censurer cet article.

(3) La numérotation de l'article correspond à la numérotation provisoire, lecture Sénat.

IV. ― Sur différents articles (4)

  1. Différents articles de la loi de finances pour 2013 enfreignent le principe de non-rétroactivité de la loi, tel qu'appréhendé par votre Conseil en matière fiscale, comme notamment dans la décision n° 98-404 DC du 18 décembre 1998.
    En effet, il apparaît que les articles 5 (imposition au barème progressif de l'impôt sur le revenu des dividendes et des produits de placement à revenu fixe), 14 (calcul de la quote-part de frais et charges sur les plus-values brutes), 15 (aménagement de la déductibilité des charges financières), 16 (aménagement du mécanisme de report en avant des déficits des sociétés soumises à l'impôt sur les sociétés) et 56 (abaissement du plafonnement global de certains avantages fiscaux à l'impôt sur le revenu) comportent des éléments de rétroactivité sans respecter le principe de proportionnalité entre l'atteinte portée aux droits individuels et un intérêt général suffisamment défini.
  2. Les dispositions de ces différents articles vont également au-delà de ce qu'il est convenu d'appeler la « petite rétroactivité » fiscale et portent atteinte à la sécurité juridique du contribuable par la modification du traitement fiscal d'opérations en cours (et, souvent, engagées depuis plusieurs années) et à la confiance légitime garanties par les articles 2 et 16 de la Déclaration de 1789.
    Par exemple, la suppression par l'article 5 du prélèvement libératoire optionnel sur les distributions de dividendes réalisés entre le 1er janvier 2012 et la date de présentation du projet de loi de finances pour 2013 et pour lesquels une option pour le prélèvement obligatoire avait été opérée par le contribuable revêt un caractère rétroactif.
    L'article 14, quant à lui, s'applique aux exercices en cours, sachant que la majorité des entreprises clôturent leur exercice au 31 décembre ; il revêt par là même un caractère rétroactif au titre du solde d'impôt sur les sociétés dû pour 2012, qui est réglé au premier semestre 2013 sachant que des sociétés ont pu réaliser des opérations de cession en 2012 en n'ayant nulle idée de ce changement a posteriori des règles d'imposition.
    L'article 15 aménage de façon rétroactive le régime de déductibilité des charges financières par l'instauration d'un plafonnement global de déductibilité qui s'appliquera à l'impôt dû en 2012 ; il met ainsi en péril l'équilibre financier de nombreux projets d'investissement en cours, au-delà d'éventuelles dispositions contractuelles.
    De même, l'article 56 qui réduit le plafond de certaines réductions d'impôt et supprime sa part de 4 % proportionnelle aux revenus imposables peut affecter des investissements, par exemple ceux réalisés en logement locatif engagés en 2009 avec échéance à 2018.
  3. C'est pourquoi, il est demandé à votre Conseil de censurer ces différents articles qui ne servent pas l'intérêt général et portent atteinte aux intérêts des contribuables de façon disproportionnée au regard des objectifs de la loi.

(4) La numérotation des articles correspond à la numérotation provisoire, lecture Sénat.

V. ― Sur la procédure

  1. Lors de la discussion en nouvelle lecture de la loi de finances pour 2013, une question préalable a été déposée, discutée et votée en application de l'article 44, alinéa 3, du règlement du Sénat. Le Sénat a ainsi décidé qu'il n'y avait pas lieu de poursuivre la délibération sur ce texte, adopté par l'Assemblée nationale en nouvelle lecture.
    La présentation de cette motion s'est appuyée sur deux motifs liés l'un à l'autre : d'une part, celui d'une prétendue obstruction du débat par l'opposition, et celui, d'autre part, tiré d'un risque potentiel de dépassement des délais constitutionnels, tels qu'énoncés par l'article 47 de la Constitution et l'article 40 de la loi organique relative aux lois de finances.
    Il semble, aux yeux des sénateurs auteurs de la saisine, qu'aucun de ces deux motifs ne soit opérant et soit de nature à justifier l'utilisation abusive et le détournement de procédure qu'a constitué, en séance publique le 18 décembre, la présentation et l'adoption de cette question préalable.
  2. En premier lieu, les sénateurs requérants tiennent à rappeler que l'article 44 de la Constitution garantit à chaque parlementaire l'exercice de son droit d'amendement. En outre, l'article 44 du règlement du Sénat précise que la question préalable a pour objet de faire décider « soit que le Sénat s'oppose à l'ensemble du texte, soit qu'il n'y a pas lieu de poursuivre la délibération ».
  3. Par le passé, la majorité sénatoriale a déjà déposé et adopté des questions préalables, notamment en 1995, lors de l'examen du projet de loi autorisant le Gouvernement à réformer la protection sociale par application de l'article 38 de la Constitution. Les sénateurs de la majorité avaient alors adopté cette motion de procédure afin de lutter contre une obstruction massive de l'opposition sénatoriale (plus de 3 200 amendements déposés). Le nombre d'amendements déposés ne laissait guère de doute sur la volonté d'obstruction de l'opposition. En outre, cette motion de procédure avait été déposée au lendemain de l'ouverture de la discussion générale sur le texte en question, non pas préalablement à l'ouverture du débat comme c'est le cas pour la loi déférée.
  4. Saisi précisément de cette question, le Conseil constitutionnel, dans sa décision n° 95-370 DC du 30 décembre 1995, a rappelé que « le bon déroulement du débat démocratique et, partant, le bon fonctionnement des pouvoirs publics constitutionnels, suppos[aient] que soit pleinement respecté le droit d'amendement conféré aux parlementaires par l'article 44 de la Constitution, et que, parlementaires comme Gouvernement puissent utiliser sans entrave les procédures mises à leur disposition à ces fins. » Concluant que « cette double exigence impliqu[ait] qu'il ne soit pas fait un usage manifestement excessif de ces droits », il a jugé que « dans les conditions où elle [était] intervenue, l'adoption de la question n'entach[ait] pas d'inconstitutionnalité la loi déférée ». Le Conseil constitutionnel considère donc que l'utilisation manifestement excessive des droits que constituent l'exercice du droit d'amendement et l'utilisation des procédures mises à la disposition des parlementaires et du Gouvernement contreviendrait à la double exigence de bon déroulement du débat démocratique et de bon fonctionnement des pouvoirs publics constitutionnels. En 1995, c'est donc bien l'utilisation « manifestement excessive » du droit d'amendement de l'opposition qui a, « dans les conditions où elle est intervenue », permis de valider l'adoption de la question préalable.
  5. Rien de tel ne justifie l'adoption d'une telle motion pour la loi déférée. S'il ne fait certes guère de doute que la majorité sénatoriale a déposé cette motion dans des conditions faisant clairement apparaître son soutien au texte, il est en revanche totalement inopérant d'affirmer une quelconque volonté d'obstruction de la part de l'opposition sénatoriale lors de l'examen de la loi déférée.
  6. Comme l'a rappelé le président de la commission des finances, « la responsabilité de l'opposition est d'argumenter pour l'avenir ». C'est d'ailleurs ce que les sénateurs requérants se sont efforcés de faire à l'occasion de cette discussion en nouvelle lecture, sans entraver le fonctionnement normal du Parlement, c'est-à-dire sans obstruer la discussion législative.
    En effet, sur les 81 amendements déposés pour la discussion de ce texte en séance publique, seulement 25 émanaient des sénateurs requérants, ce qui tend à prouver qu'ils n'avaient pas la volonté d'empêcher le déroulement normal du débat, ni même d'entraver le processus d'adoption du texte. Ils voulaient simplement débattre et en particulier émettre un avis sur les très nombreuses dispositions nouvelles introduites à l'Assemblée nationale en nouvelle lecture.
    Comme ils l'ont rappelé en séance publique, « le groupe UMP, comme d'autres, est prêt à examiner les articles. La raison en est que le Gouvernement a introduit en nouvelle lecture à l'Assemblée nationale un bon nombre d'amendements qui concernent directement les collectivités ; la péréquation des ressources des départements a notamment été substantiellement modifiée ».
    Il est en effet indiscutable qu'une quantité non négligeable de nouvelles dispositions (59 amendements adoptés), énumérées d'ailleurs par le rapporteur général de la commission des finances dans son rapport n° 232, ont été introduites à l'Assemblée nationale en nouvelle lecture, sans que le Sénat n'ait jamais pu les discuter. Prétendre, comme le fait l'auteur de la question préalable, dans l'exposé des motifs de celle-ci, que le débat serait « purement artificiel » démontre une volonté réelle d'écourter le débat, ce que rien, dans l'attitude de l'opposition, ne justifiait.
    Les sénateurs requérants ont, en outre, pour manifester, s'il en était besoin, leur démarche dénuée de volonté d'obstruction, fait la proposition en séance publique de « retirer tous les amendements sur la première partie pour consacrer exclusivement l'examen de la deuxième partie aux dispositions relatives aux collectivités territoriales » (ce qui fut d'ailleurs fait).
    Le nombre limité d'amendements déposés par les sénateurs requérants, proportionnellement au nombre total d'amendements, doublé de cet engagement en séance publique, démontrent l'absence d'usage manifestement excessif du droit d'amendement de l'opposition au sens rappelé par la décision n° 95-370 DC du 30 décembre 1995.
  7. En conséquence, l'adoption de la question préalable, motivée en réalité par la seule volonté, pour la majorité, d'empêcher et d'accélérer le débat sans qu'aucun élément ne permette d'affirmer que le cours normal de celui-ci aurait été retardé par des mesures d'obstruction, constitue en soi un usage excessif des procédures mises à la disposition des sénateurs. Ont ainsi été entravés le bon déroulement du débat démocratique, le bon fonctionnement des pouvoirs publics constitutionnels et le droit d'amendement garanti par l'article 44 de la Constitution.
  8. En second lieu, outre le fait que la majorité sénatoriale ne s'appuie sur aucune réalité pour affirmer que l'attitude de l'opposition aurait conduit à retarder considérablement l'adoption de la loi de finances, les requérants considèrent totalement inopérant le motif visant à justifier l'adoption de la question préalable, tiré du prétendu risque du non-respect des délais constitutionnels dans lesquels doivent être examinées les lois de finances en application de l'article 47 de la Constitution.
  9. Premièrement, le délai de 70 jours que doit respecter le Parlement pour adopter les lois de finances s'entend avec une relative souplesse. C'est d'ailleurs tout le sens de l'article 47 de la Constitution qui laisse la faculté au Gouvernement de mettre en vigueur les dispositions du projet de loi de finances par ordonnances. Cela ne constitue en rien une obligation. Il s'agit d'une prérogative offerte au Gouvernement qui a pour « objet de permettre qu'interviennent en temps utile et plus spécialement avant le début d'un exercice les mesures d'ordre financier nécessaires pour assurer la continuité de la vie nationale » (décision n° 86-DC du 3 juillet 1986). Cela est d'ailleurs si vrai qu'en 1960 et 1961 le Gouvernement n'a pas pris la décision de prendre des ordonnances pour mettre en vigueur les lois de finances, alors même que celles-ci avaient été adoptées en 71 jours.
  10. Deuxièmement, plusieurs précédents démontrent que le Conseil constitutionnel a toujours rendu ses décisions avant le 31 décembre de l'année en cours, malgré des calendriers rendus, comme au cas présent, complexes du fait de l'absence d'accord entre les deux chambres (5). Faire croire, comme le fait le président du groupe majoritaire, que, du fait du retard pris dans la discussion budgétaire, le recours aux ordonnances pourrait être rendu nécessaire par l'impossibilité pour le Conseil constitutionnel de se prononcer dans un délai assurant la continuité de la vie nationale relève soit d'une méconnaissance du fonctionnement des institutions, soit d'un argument fallacieux.
  11. En conclusion, les sénateurs requérants s'inquiètent des conséquences qu'aurait sur les droits de l'opposition et sur les principes du bicamérisme toute interprétation extensive des motifs justifiant le dépôt et l'adoption d'une question préalable par la majorité. Si la pratique utilisée en l'espèce venait à être considérée comme valide, sans que celle-ci soit justifiée par l'utilisation manifestement excessive d'un droit ou d'une procédure mise à la disposition des parlementaires, elle permettrait d'empêcher le débat démocratique et, la détournant de sa vocation initiale, ferait de la question préalable un nouveau moyen d'accélérer le débat parlementaire.
  12. Ainsi, la loi déférée a été adoptée selon une procédure contraire à la Constitution ; ses conditions d'adoption ayant ainsi manifestement contourné les droits du Parlement dans son pouvoir de délibération et porté atteinte aux droits de l'opposition.
  13. Conscients des difficultés pratiques qu'impliquerait l'annulation de la loi déférée pour des raisons de procédure, les sénateurs requérants estiment cependant que l'exigence constitutionnelle du bon déroulement du débat démocratique et du bon fonctionnement des pouvoirs publics ainsi que le respect du droit d'amendement garanti à chaque parlementaire, ne sauraient, surtout pour une loi de finances, être sacrifiés pour de simples raisons tactiques, pratiques ou de convenances, par l'institutionnalisation d'une pratique abusive des moyens offerts à la majorité sénatoriale.
    Les auteurs de la saisine demandent au Conseil constitutionnel de se prononcer sur ces différents points. Ils compléteront, le cas échéant, cette demande dans des délais raisonnables.

(5) Voir par exemple : ― saisi le 23 décembre 2011, le Conseil constitutionnel a rendu sa décision le 28 décembre 2011 pour le projet de loi de finances pour 2012 ; ― saisi le 21 décembre 1998 par plus de 60 sénateurs, le Conseil constitutionnel a rendu sa décision le 29 décembre 1998 pour le projet de loi de finances pour 1999 ; ― saisi le 22 décembre 2000, le Conseil constitutionnel a rendu sa décision le 29 décembre 2000 pour le projet de loi de finances pour 2001.