S'agissant du caractère limité de l'expérimentation d'abord. Le législateur a entendu respecter cette exigence en limitant la catégorie des infractions relevant la compétence du tribunal correctionnel en formation citoyenne.
L'article 2 de la loi (futur article 399-2 du code de procédure pénale) prévoit ainsi que relèveront de la compétence du tribunal correctionnel dans sa formation citoyenne les délits que l'on pourrait qualifier de "crapuleux ", atteintes aux personnes punies de plus de cinq ans d'emprisonnement, vols avec violence, dégradations de biens dangereuses pour les personnes, et usurpation d'identité. A cette liste ont été ajoutées, bien que ne possédant aucun lien avec les précédentes, les infractions prévues par le code de l'environnement punies d'au moins cinq ans d'emprisonnement.
Dès lors, le chiffre qui figure dans l'étude d'impact de seulement 36 500 affaires concernées par an est manifestement sous-estimé, et ce d'autant plus que le projet de loi initiale prévoyait une compétence beaucoup plus limitée puisque spécialisée aux violences sur les personnes. Le rapporteur de la commission des lois de l'Assemblée nationale retient pour sa part une proportion de délits allant de 31 231 à 40 231 (rapport n° 3532, juin 2011, p. 137). Ce qui parait bien peu au regard de l'extension finalement retenue.
En l'absence de données plus précises, les requérants ne peuvent que constater que l'expérimentation est loin d'être aussi limitée que ne l'envisageaient initialement le Gouvernement. Cette compétence est d'autant moins limitée que les tribunaux dans leur formation citoyenne seront également compétents pour juger les infractions connexes aux délits principaux (article 399-3) dont il suffit de lire la liste dans le rapport de la commission des lois de l'Assemblée nationale pour se convaincre de l'importance du nombre d'affaires qui relèveront in fine de leur compétence (pp. 141-142).
Par ailleurs, dans le commentaire de votre décision n° 2004-510 DC du 20 janvier 2005, il était indiqué que l'on pouvait toutefois "considérer que le critère à prendre en compte pour apprécier le caractère limité ou non du prélèvement de compétence doit intégrer non seulement le nombre des infractions potentiellement concernées, ou la fréquence des infractions poursuivies, mais surtout leur gravité ou leur complexité ". Il est exact que n'était alors pas en cause le problème de la limitation au sens de l'article 37-1 de la Constitution, mais du caractère limité de la dérogation autorisée à l'article 64 de la Constitution qui réserve par principe les fonctions juridictionnelles aux magistrats professionnels. Il n'en demeure pas moins que le sens donné au "caractère limité " est en l'espèce tout à fait pertinent. Et qu'au regard de la gravité des délits qui relèveront du tribunal correctionnel dans sa formation citoyenne (les violences aux personnes), ainsi que de leur complexité (les infractions au code de l'environnement), on ne peut que constater que l'expérimentation n'est manifestement pas suffisamment limitée.
S'agissant des tribunaux de l'application des peines, leur compétence n'est pas non plus suffisamment limitée. Un des arguments invoqués par les promoteurs du dispositif est celui du "parallélisme des formes " qui justifierait que "l'œuvre de justice qui a été accomplie par des jurés ou des citoyens assesseurs ne puisse être remise en cause que par une décision associant les citoyens " (rapport de la commission des lois de l'Assemblé nationale précité, p. 188). Or de parallélisme des formes il n'en est nulle question puisqu'il y aura des citoyens assesseurs dans les tribunaux de l'application des peines et les chambres de l'application des peines indépendamment de la nature du délit qui a justifié la condamnation. Ainsi des citoyens assesseurs devront se prononcer sur la libération conditionnelle de terroristes ou de trafiquants de stupéfiants, alors même que ces délits sont exclus de la compétence des tribunaux correctionnels dans leur formation citoyenne.
En outre la limitation de leur domaine d'intervention prévue à l'article 9 de la loi n'est qu'apparente. Il est exact qu'ils ne peuvent être amenés à siéger que pour trois catégories de décisions : celles portant sur le relèvement de la période de sureté, sur la libération conditionnelle et sur la suspension de la peine.
Mais dans le même temps que le législateur limitait le champ de leur intervention, il abaissait le seuil de compétence respective du juge de l'application des peines et du tribunal de l'application de la peine, aux dépens du premier et en faveur du second, aboutissant ainsi à relever le nombre de décisions relevant des citoyens assesseurs. Jusqu'à présent, le tribunal de l'application des peines n'était appelé à se prononcer que lorsque la condamnation était supérieure à dix ans, ou qu'il restait plus de trois ans de détention à subir. Avec le nouveau dispositif, il devra intervenir beaucoup plus souvent, puisqu'il sera dorénavant compétent pour toutes les peines supérieures à cinq ans, jusqu'à ce que la durée de détention restant à subir atteigne deux ans.
S'agissant de l'exigence de réversibilité de l'expérimentation ensuite. Certes la composition d'une formation de jugement est en soi réversible, mais, en revanche, ne sont pas réversibles les décisions que les différentes formations citoyennes auront été amenées à prendre. Ainsi une peine lourde infligée par le tribunal correctionnel dans sa formation citoyenne sera-t-elle définitive, tout comme le sera l'éventuel refus d'un aménagement de peine par le tribunal de l'application des peines. Si donc le mécanisme est, lui, réversible, ses conséquences seront, elles, irréversibles.
Manifestement insuffisamment limitée et réversible, l'expérimentation envisagée n'est donc pas conforme à l'article 37-1 de la Constitution et appelle votre censure.
3. Quant à l'incompétence négative du législateur :
L'article 31 prévoit que l'expérimentation sera applicable dans le ressort d'au moins deux cours d'appel, d'au maximum dix, et renvoie au garde des sceaux le soin de les choisir par voie d'arrêté.
Les requérants considèrent qu'en renvoyant au garde des sceaux le choix des cours d'appel dans le ressort desquelles sera appliquée l'expérimentation, le législateur est resté en deçà de sa compétence, et a ainsi méconnu les exigences de l'article 34 de la Constitution qui impose au "législateur d'assurer la sauvegarde des droits et des libertés constitutionnellement garantis ", et que, "s'il peut déléguer la mise en œuvre de cette sauvegarde au pouvoir réglementaire, il doit toutefois déterminer lui-même la nature des garanties nécessaires " (96-378 DC du 23 juillet 1996, cons. 27).
Cela implique, comme rappelé ci-avant, au regard de l'article 37-1, que le législateur doive "définir de façon suffisamment précise l'objet et les conditions " de l'expérimentation (2004-503 DC du 12 août 2004, cons. 9). Ainsi aviez vous jugé "qu'ayant décidé lui-même de déroger au principe d'égalité devant la loi, [le législateur] ne pouvait, sans méconnaître l'article 37-1 de la Constitution, renvoyer au pouvoir réglementaire le soin de fixer la durée de cette dérogation " (2009-584 DC du 16 juillet 2009, cons. 39).
A ce jour, il ne ressort pas explicitement de votre jurisprudence que le législateur se doive de déterminer lui-même le champ spatial de l'expérimentation. Néanmoins, aucun des précédents dont vous avez eu à connaître ne sont en l'espèce pertinents, dans la mesure où aucun d'eux ne remettaient en cause le principe fondamental de l'égalité devant la justice. Pas plus que n'est pertinente la loi n° 2010-769 du 9 juillet 2010 du 9 juillet 2010 relative aux violences faites aux femmes dont l'article 6-III renvoyait au ministre de la justice le soin de déterminer les ressorts dans lesquels serait expérimenté un dispositif de "téléprotection ", puisqu'elle n'emportait pas non plus de rupture d'égalité devant la justice.
A l'inverse, s'agissant de la loi qui vous est déférée et qui porte une atteinte manifeste à ce principe ainsi qu'à celui de l'indivisibilité de la République, le législateur ne pouvait se contenter d'un tel renvoi. Il aurait dû, sinon déterminer lui-même les cours d'appel appelées à connaître de l'expérimentation, du moins fixer des critères objectifs devant présider à ce choix. C'est ce qu'il avait fait par exemple avec la loi portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, dont vous avez eu à connaître, et dont notamment l'article 38-II prévoyait une expérimentation "dans une région connaissant un taux important de recours à l'interruption volontaire de grossesse ".
Ainsi il eût été à tout le moins nécessaire d'imposer par exemple au garde des sceaux la prise en compte du taux d'infractions relevant du champ de compétence des tribunaux correctionnels en leur formation citoyenne, ou encore de la population carcérale s'agissant des tribunaux d'application des peines.
Cela eût été d'autant plus nécessaire que le choix qui sera fait ne sera pas sans conséquences sur l'éventuelle généralisation du dispositif. A l'évidence les résultats de l'expérimentation ne seront pas les mêmes selon que l'on expérimente les citoyens assesseurs dans le ressort de la cour d'appel de Paris ou de Versailles, ou dans le ressort de la cour d'appel de Bourges ou de Limoges.
Parce qu'il a donc laissé au seul garde des sceaux un choix discrétionnaire qui emportera un manquement manifeste au principe d'égalité devant la justice et une atteinte non moins manifeste à l'indivisibilité de la République, le dispositif en cause doit être censuré.
4. Quant à l'exigence d'un tribunal indépendant et impartial :
Comme votre haute juridiction a eu l'occasion de le rappeler encore récemment, en application de l'article 16 de la Déclaration de 1789, "les principes d'indépendance et d'impartialité sont indissociables de l'exercice de fonctions juridictionnelles " (2010-110 QPC du 25 mars 2011, cons. 3).
A l'indépendance et l'impartialité de la juridiction en tant que telle doivent s'ajouter l'indépendance et l'impartialité des individus qui la composent, qu'ils soient ou non des magistrats professionnels. C'est ce qui est rappelé dans le commentaire aux Cahiers de votre décision n° 2010-110 QPC qui indique que "l'existence de garanties légales d'indépendance et d'impartialité des membres d'une juridiction constitue une exigence applicable à toutes les juridictions ".
En outre, doit être respectée la condition essentielle de la capacité des personnes amenées à exercer ces fonctions.
Comme vous l'avez rappelé à propos des juges de proximité : "si les fonctions de magistrat de l'ordre judiciaire doivent en principe être exercées par des personnes qui entendent consacrer leur vie professionnelle à la carrière judiciaire, la Constitution ne fait pas obstacle à ce que, pour une part limitée, des fonctions normalement réservées à des magistrats de carrière puissent être exercées à titre temporaire par des personnes qui n'entendent pas pour autant embrasser la carrière judiciaire, à condition que, dans cette hypothèse, des garanties appropriées permettent de satisfaire au principe d'indépendance, indissociable de l'exercice de fonctions judiciaires, ainsi qu'aux exigences de capacité, qui découlent de l'article 6 de la Déclaration de 1789 " (2003-466 DC du 20 février 2003, cons. 4).
La comparaison avec le juge de proximité n'est pas ici fortuite, puisque les promoteurs du texte eux-mêmes invoquent la décision que vous avez rendue les concernant pour défendre la constitutionnalité du dispositif et dans laquelle vous aviez déclaré que, "s'agissant des formations correctionnelles de droit commun, la proportion des juges non professionnels doit rester minoritaire " (2004-510 DC du 20 janvier 2005, cons. 17).
Or le Gouvernement déduit du seul fait que les citoyens assesseurs sont en nombre inférieurs aux magistrats professionnels ― ce qui soit dit en passant interdira à l'avenir de profiter du renfort des juges de proximité dans les tribunaux dans leur formation citoyenne ― que les dispositions en cause respectent les conditions fixées par votre jurisprudence.
C'est pourtant faire fi des autres exigences que sont l'indépendance et la capacité des futurs assesseurs qui ne se trouvent pas, là, dans une situation différente du juge de proximité qui, lorsqu'il est "appelé à remplir le rôle d'assesseur n'agit pas en qualité de juge de proximité, mais de magistrat non professionnel temporairement versé dans une juridiction judiciaire " (commentaire aux Cahiers de votre décision 2004-510 DC).
Les assesseurs ne sauraient en effet être comparés ici aux jurys d'assises, pour lesquels c'est moins les qualités propres des jurés que leur nombre qui assurent leur indépendance et leur capacité.
Ils ne sauraient non plus être comparés aux échevins et assesseurs qui siègent par exemple dans les tribunaux des affaires de sécurité sociale, dans les tribunaux pour enfants, ou encore dans les chambres de l'application des peines. Car là, s'agissant de ces derniers, ce sont précisément leurs compétences particulières dans le domaine de compétence de la juridiction concernée qui légitiment leur intervention. C'est ainsi que vous aviez validé la composition des tribunaux des affaires de sécurité sociale en tenant compte notamment du fait que les "personnes nommées pour siéger en tant qu'assesseur ont vocation à apporter leur compétence et leur expérience professionnelle " et qu'elles devaient présenter les "compétences et les qualités pour exercer ces fonctions " (2010-76 QPC du 3 décembre 2010, cons. 7 et 9).
Or il est manifeste que les conditions de nomination et de formation prévues aux articles 10-5 et 10-14 du code de procédure pénale (issus de la présente loi) des citoyens assesseurs sont insuffisantes pour assurer le respect effectif de l'exigence constitutionnelle de capacité. Il suffit pour s'en convaincre de s'en référer aux propos du garde des sceaux dans le cours des débats à propos de la formation : "Dispensée par des magistrats, celle-ci durera une journée. Elle comportera une partie générale destinée à mieux faire connaître l'institution judiciaire et une seconde partie portant sur le procès correctionnel lui-même, son déroulement, la façon dont les choses se présentent, le rôle de chacun, afin de familiariser les citoyens assesseurs avec le tribunal dans lequel ils vont officier " (séance publique au Sénat du 18 mai 2011).
Tout au plus pourrait-on admettre qu'ils aient la capacité de se prononcer sur la culpabilité du prévenu, mais leur fonction est loin d'être limitée à cela puisque, comme l'indique l'article 486-1 du code de procédure pénale (issu de la présente loi) : "Conformément à l'article 399-4, les trois magistrats délibèrent avec les citoyens assesseurs sur la qualification des faits, la culpabilité et la peine ".
Or comment envisager que les futurs citoyens assesseurs puissent discuter voire disputer aux magistrats professionnels la qualification juridiques des faits. Ils seront dès lors dans une incapacité telle qu'elle les mettra sous la dépendance des magistrats.
Mais c'est probablement dans le domaine de l'application des peines et de la justice pour mineurs que leur incapacité est la plus manifeste. Ces deux matières exigent en effet des connaissances très particulières, or les carences de ces citoyens assesseurs en matière de technique juridique, de culture pénitentiaire et de droit spécial des mineurs, les empêcheront d'être en mesure de rendre des décisions pertinentes.
S'agissant des mineurs en particulier, les requérants vous demanderont plus loin de constater que la présence de citoyens assesseurs méconnaîtra le principe constitutionnel de spécialisation de la justice qui leur est applicable (v. infra III). Et ce d'autant que vous venez de rappeler le lien spécifique qui existait entre ce principe et la capacité des assesseurs des tribunaux pour enfants (2011-147 QPC du 8 juillet 2011, cons. 7).
Incapacité et dépendance compromettent le droit à un tribunal indépendant et impartial et appellent votre censure.
5. Quant à la bonne administration de la justice et du bon usage des deniers publics :
Il est constant que votre haute juridiction "ne dispose pas d'un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement " (2010-605 du 12 mai 2010, cons. 23). Mais s'il ne vous appartient pas de "rechercher si les objectifs que s'est assignés le législateur auraient pu être atteints par d'autres voies ", c'est néanmoins à condition que "les modalités retenues par la loi ne sont pas manifestement inappropriées " (99-416 DC du 23 juillet 1999, cons. 10).
Or il est ici manifeste que le dispositif envisagé de citoyens assesseurs méconnaît les exigences d'une "bonne administration de la justice " donc vous venez de rappeler la valeur constitutionnelle (2011-631 DC du 9 juin 2011, cons. 66), ainsi que celles du "bon usage des deniers publics " (2010-624 DC du 20 janvier 2011, cons. 17).
Pour s'en convaincre, il suffit de se référer à l'étude d'impact du projet de loi, ainsi qu'aux analyses qui ont été faites dudit projet aussi bien par le syndicat de la magistrature (4), que par l'union syndicale des magistrats (5), et qui toutes conduisent à ce constat : plus long, plus compliqué, plus cher.
(4) http://www.syndicat-magistrature.org/IMG/pdf/Observations_definitives_jures_pdf (5) http://www.union-syndicale-magistrats.org/web/upload_fich/publication/note_jures_populaires_28avril_2011.pdf