LOI DE FINANCEMENT DE LA SÉCURITÉ SOCIALE POUR 2015
Monsieur le président,
Mesdames et messieurs les membres du Conseil constitutionnel,
En application du second alinéa de l'article 61 de la Constitution, les députés soussignés ont l'honneur de vous déférer l'ensemble de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2015 et, spécialement, ses articles 23, 61, 63 et 85.
Sur l'article 23
Cet article institue, dans les secteurs où existent des caisses de congés payés, un prélèvement dit « à la source » des cotisations et contributions sociales dues au titre des indemnités de congés payés. Il s'agit donc, pour le dire autrement, d'un prélèvement anticipé de ces cotisations.
En effet, jusqu'à présent, le règlement des cotisations sociales assises sur le paiement des congés payés était effectué au moment de la perception des indemnités de congés payés par le salarié. Le fait générateur, selon les principes de droit commun, était donc bien le versement des sommes correspondantes aux salariés. Or désormais, le règlement de ces cotisations sera lié au versement par l'employeur, à la caisse de congés payés, des sommes servant in fine à cette même caisse à indemniser les salariés.
La mesure est applicable au ler janvier 2015, bien qu'en raison de la complexité de sa mise en œuvre, une période transitoire soit prévue jusqu'en 2018. Pendant la période transitoire, les entreprises paieront chaque mois des cotisations proportionnelles à leur propre assiette de cotisations, évaluées par un taux fixé par décret. A partir de 2018, elles paieront directement une cotisation sur la cotisation qu'elles paient aux caisses de congés payés.
Les requérants considèrent que cet article est inconstitutionnel à plusieurs égards.
I. - En ce qui concerne l'atteinte à une situation et une espérance légalement acquises et la création d'une insécurité juridique dans une mesure emportant son inconstitutionnalité.
En effet, vous avez considéré, dans votre décision n° 2007-550 DC du 27 février 2007, que le législateur « méconnaîtrait la garantie des droits proclamés par l'article 16 de la Déclaration de 1789 s'il portait aux situations légalement acquises une atteinte qui ne soit pas justifiée par un motif d'intérêt général suffisant ».
Ce règlement « anticipé » sur une simple « provision » est critiquable du point de vue de sa constitutionnalité car il porte atteinte à une situation et une espérance légalement acquises, et crée une insécurité juridique pour les caisses et les entreprises, en plus de fragiliser le financement de certains droits acquis par les salariés.
En remettant en cause, de manière brutale et sans étude d'impact approfondie - la LFSS pour 2013 avait pourtant prévu la remise d'un rapport du Gouvernement au Parlement sur les conditions d'extension du prélèvement à la source à l'ensemble des cotisations et contributions sociales recouvrées par les caisses de congés payés, rapport qui n'a jamais été remis -, l'article 23 de la LFSS pour 2015 va priver les caisses de congés payés d'une part importante de leur trésorerie et donc affecter leur gestion. Pourtant ce système de mutualisation mis en œuvre en 1937 a été créé pour s'adapter aux spécificités de secteurs tels que le bâtiment et les travaux publics, les entreprises de spectacle, les dockers et entreprises de transports et il avait permis d'assurer la généralisation de la loi instaurant, à l'époque, deux semaines de congés payés. Depuis, cette mutualisation, bien gérée, a permis dans certaines branches d'offrir aux salariés un certain nombre d'avantages (notamment une prime de congés payés dans le secteur du bâtiment et travaux publics). Le financement de ces avantages va nécessairement se trouver compromis.
Au-delà, cet article crée une forte insécurité juridique tant pour les caisses que pour les entreprises en complexifiant un système qui fonctionnait de manière satisfaisante sans coûter un seul centime à la sécurité sociale.
Il existe, en effet, une très grande imprécision dans le calcul des cotisations qui seront exigées des entreprises puisqu'elles devront intervenir avant que le fait générateur (la prise de congés payés du salarié) n'existe et soit connu. Dès lors, le versement de l'employeur ne pourra être réellement libératoire tant que les indemnités (en période transitoire) et cotisations (en période définitive) de congés payés réellement dues ne seront pas calculées. Or, elles ne le pourront être que lorsque les congés payés auront, d'une part, eux-mêmes été calculés, et, d'autre part, tant qu'ils n'auront pas été pris, s'ils sont pris.
Le législateur a, pour cette raison, expressément prévu une régularisation a posteriori ; régularisation dont les conditions sont inconnues et ne pourront pas être connues au moment du prélèvement. Il est simplement envisagé, en effet, dans la loi qu'un décret devra fixer les conditions dans lesquelles ces versements dus aux caisses des congés payés pourront être ajustés en fonction du montant des indemnités de congés payés effectivement versées. il y a là encore une source d'insécurité juridique, renforcée d'ailleurs par le fait que seules les parts salariales des cotisations et contributions font l'objet d'un ajustement.
Enfin, le paiement sera effectué par l'entreprise et les calculs seront faits par la caisse. Compte tenu de la totale déconnexion entre le calcul de l'indemnité et le calcul des charges sociales (changement d'assiette du calcul et changement de périodicité), une régularisation sur deux périodes de référence sera indispensable. De surcroît, en période définitive, la régularisation sera à la seule charge de l'employeur sur la base des calculs effectués par la caisse. Cela nécessitera donc des échanges d'information entre la caisse et les entreprises qui n'existent pas aujourd'hui.
Dans des secteurs essentiellement composés de TPE-PME, qui pratiquent très largement le décalage de la paie, ce dispositif va être une source infinie de complexité génératrice d'erreurs, ce qui sera dommageable aussi bien pour les entreprises et les salariés que pour les comptes de la sécurité sociale.
Or cette atteinte portée à une situation et une espérance légalement acquises et l'insécurité juridique qui en découle sont justifiées au seul motif d'assurer une recette supplémentaire à la sécurité sociale, recette qui n'est bien sûr pas pérenne puisqu'elle est simplement anticipée pour une période limitée. Elle n'est donc que purement comptable et certainement pas de nature à résorber le déficit des comptes de la sécurité sociale. Elle ne saurait donc justifier un motif d'intérêt général suffisant à l'instauration d'une telle mesure. L'absence d'un motif d'intérêt général suffisant justifiant qu'il soit porté atteinte à une situation et une espérance légalement acquises vous conduira donc nécessairement à conclure à l'inconstitutionnalité de la disposition contestée.
Néanmoins, dans l'hypothèse où vous considéreriez que le motif précédemment invoqué est insuffisant, l'article 23 devrait être déclaré contraire au principe d'égalité.
II. - En ce qui concerne l'atteinte portée au principe d'égalité.
En effet, aux termes d'une jurisprudence constante, vous considérez que si le « principe d'égalité devant la loi implique qu'à situations semblables il soit fait application de solutions semblables, il n'en résulte pas que des situations différentes ne puissent faire l'objet de solutions différentes » selon la décision n° 79-107 DC du 12 juillet 1979. Dans ce cadre vous considérez que « le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l'objet de la loi qui l'établit » selon la décision n° 87-232, 7 janvier 1988.
En l'espèce, l'article 23 de la LFSS pour 2015 va entraîner des discriminations injustifiées entre salariés, notamment pour ceux qui choisissent de ne pas prendre certains jours de congés payés alors qu'ils ont effectué du temps de travail effectif.
L'exemple des plans d'épargne pour la retraite collectifs (PERCO) illustre particulièrement bien ce propos. En effet, lorsque les salariés décident de verser des jours de congés non pris sur un PERCO, avec le paiement anticipé par l'entreprise des charges sociales sur des indemnités virtuelles de congé, les sommes correspondant aux jours de congés non pris versées par le salarié du BTP sur le PERCO auront été chargées, à la différence de celles versées par un salarié d'un autre secteur d'activité. Ils ne disposeront donc plus des mêmes avantages que les autres salariés. L'hypothèse sera la même en cas de maladie empêchant le salarié de prendre tout ou partie de son congé, il y aura eu paiement de charges sans cause.
Or cette discrimination ne repose en rien sur une « différence de situation en lien avec l'objet de la contribution sociale », selon les termes de votre décision n° 2012-659 du 13 décembre 2012.
Il en sera de même entre les entreprises affiliées à une caisse de congés payés et les autres entreprises puisque cette loi crée une exception au régime général de perception des cotisations sociales.
Pour toutes les entreprises, les cotisations ne sont versées qu'au moment du congé payé pris par le salarié et elles sont précisément assises sur le montant exact de l'indemnité servie. Avec l'article 23, le montant des cotisations devient approximatif et dépend d'autres éléments. Le législateur le reconnaît lui-même en prévoyant « le cas échéant » un ajustement postérieur des cotisations sociales sans préciser d'ailleurs s'il s'agit des cotisations sociales patronales ou salariales.
Si l'article 23 doit s'entendre comme visant également les parts salariales des cotisations sociales, cela implique que les précomptes des salariés rémunérés, au titre des congés, par les caisses de congés payés sont versés de façon anticipée. Si les précomptes ne sont pas visés, seule la part patronale serait visée. Cela signifie donc que pour une même cotisation, les deux parts, salariale et patronale, ne sont pas versées au même moment.
Le transfert aux entreprises affiliées à des caisses de congés payés du paiement des cotisations sociales afférentes aux indemnités de congés payés, antérieurement au versement de celles-ci, entraînera en réalité une différence de traitement avec les entreprises (et salariés) du régime général.
En effet, tandis que la grande majorité des entreprises et salariés s'acquittent des cotisations sociales afférentes après versement des indemnités de congés payés et sur la base de celles-ci, ce ne sera pas le cas des entreprises affiliées aux caisses de congés payés qui seules auront l'obligation de payer des cotisations sociales avant versement des indemnités de congés payés, lesdites cotisations étant calculées sur un autre élément de rémunération (salaire d'activité). De surcroît, la réforme a comme conséquence de créer des taux différents de cotisations sociales pour les salariés du bâtiment et des travaux publics notamment et pour les autres salariés.
Or, ces différences de traitement ne sont en rien justifiées, comme cela a été réaffirmé précédemment, par une « différence de situation en lien avec l'objet de la contribution sociale », ni même par un motif d'intérêt général, l'abondement des caisses de la sécurité sociale (qui rappelons n'est qu'un simple apport de trésorerie valable sur une année) n'ayant pas un rapport direct avec la situation particulière des salariés et entreprises victimes de la rupture caractérisée d'égalité créée par cet article.
On ne peut donc que constater que l'article 23 de la LFSS pour 2015 porte atteinte au principe d'égalité.
Sur l'article 61
L'article 61 est issu d'un amendement gouvernemental déposé de manière très tardive en première lecture, sans avoir été examiné par la commission.
Cet article a pour objectif de faciliter l'élargissement du répertoire des spécialités génériques aux médicaments dont la substance active est d'origine végétale ou minérale à l'exception de ceux mentionnées à l'article L. 5121-14-1 (médicaments à base de plantes utilisables sans l'intervention d'un médecin). Cet objectif correspond au souci de bonne gestion des ressources de l'assurance maladie qui ne saurait être remis en question sur le fond.
Sur la forme, en revanche, la disposition incriminée prévoit que les médicaments à base de plantes sont considérés comme ayant une composition qualitative identique au médicament princeps dès lors qu'elle « n'est pas susceptible d'entraîner des différences significatives en termes d'efficacité thérapeutiques ou d'effet indésirables ».
Dans le même sens, la disposition en cause dispose que sont considérés ayant la même composition qualitative les spécialités minérales dont la substance active minérale « n'est pas susceptible d'entraîner des différences significatives en termes d'efficacité thérapeutiques ou d'effets indésirables ».
Les requérants considèrent que la rédaction de cet article est entachée d'incompétence négative et de méconnaissance de l'objectif à valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi.
Pour ne pas se placer en situation d'incompétence négative, le législateur doit déterminer avec une précision suffisante les conditions dans lesquelles est mis en œuvre le principe ou la règle qu'il vient de poser et vous sanctionnez de manière constante cette rétention de compétence de la part du législateur en jugeant « qu'il n'a pas pleinement exercé sa compétence » selon votre décision n° 99-423 du 13 janvier 2000.
Au-delà, l'absence d'intelligibilité de la loi est une variante de l'incompétence négative. Vous avez considéré, en effet, dans votre décision n° 2013-674 du 1er août 2013 qu'« il incombe au législateur d'exercer pleinement la compétence que lui confie la Constitution et, en particulier, son article 34 ; que le plein exercice de cette compétence, ainsi que l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, qui découle des articles 4,5 et 16 de la Déclaration de 1789, lui imposent d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques ».
Trois imprécisions dans le nouvel article L. 5121-1 du code de la santé publique, tel qu'issu de la rédaction de l'article 61 de la loi déférée, rendent incertain le sens du texte et tendent à l'incompétence négative du législateur et à la méconnaissance de l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi.
Tout d'abord l'expression « n'est pas susceptible de… » est ambiguë. Elle renvoie à la simple improbabilité de résultats différents entre le princeps et le médicament en cause. L'objectif de clarté de la loi aurait été atteint si les mots « n'est pas susceptible d'entraîner » avaient été remplacés par les mots « n'entraîne pas ».
En outre, lorsque la disposition en cause dispose que sont considérées comme ayant la même composition qualitative les spécialités minérales dont la substance active minérale « n'est pas susceptible d'entraîner des différences significatives en termes d'efficacité thérapeutiques ou d'effets indésirables », une ambiguïté forte réside dans l'utilisation de la conjonction de coordination « ou ».
En effet « ou » peut tout aussi bien marquer une disjonction exclusive qu'une disjonction inclusive. Dans le premier cas, un seul des termes mis en relation est vrai et il exclut tous les autres, tandis que, dans le second cas, plusieurs termes coordonnés peuvent être simultanément vérifiés.
C'est précisément pourquoi le guide pour l'élaboration des textes législatifs et réglementaires élaboré par le secrétariat général du Gouvernement préconise « d'éviter tout particulièrement le recours au “et/ou” ».
En l'état du texte, tous les acteurs du marché du médicament (laboratoires, ANSM…), les prescripteurs (médecins), les ayants droit chargés de la dispensation (pharmaciens) que les patients sont directement ou indirectement dans une situation d'insécurité juridique qui n'a pas lieu d'être en matière de santé publique.
Pour épuiser sa compétence, le législateur aurait dû préciser que l'inscription au répertoire des spécialités génériques des médicaments à base de plantes ou d'origine minérale est conditionnée par des études cliniques d'efficacité thérapeutique. L'absence de différences significatives aurait ainsi eu un contenu.
En n'adoptant pas, avec la disposition déférée, des dispositions suffisamment précises et non équivoques, le législateur a méconnu le plein exercice de sa compétence, l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi ainsi que l'exigence de sécurité juridique.
Sur l'article 63
Cet article de la loi déférée s'inscrit dans le cadre de la tarification à l'activité (« T2A ») (1), mode de financement unique des établissements de santé, mis en place dans le cadre du plan « Hôpital 2007 ».
Ce système a mis fin à la dualité de tarification entre établissements de santé publics et privés. Avec la T2A, le coût de l'ensemble des médicaments administrés au cours d'un séjour hospitalier est désormais inclus dans des tarifs forfaitaires recouvrant l'ensemble des prestations d'hospitalisation (groupes homogènes de séjour ([« GHS »]).
Les médicaments les plus innovants et coûteux ne pouvant être intégrés dans les GHS dans des conditions financièrement satisfaisantes pour les établissements de santé, le législateur a prévu une dérogation à l'article L. 162-22-7 du code de la sécurité sociale permettant leur prise en charge par l'assurance maladie en sus des prestations d'hospitalisation. Cet article renvoie au pouvoir réglementaire le soin de fixer la liste des spécialités pharmaceutiques prises en charge, par l'assurance maladie, en sus des forfaits GHS. Cette liste est communément appelée « liste en sus ».
L'article 63 de la loi déférée vise à mettre en place une minoration du remboursement du forfait GHS par l'assurance maladie, pour l'ensemble des établissements de santé recourant à certaines spécialités pharmaceutiques inscrites sur la liste en sus.
En application de cet article, les établissements de santé prescrivant une spécialité inscrite sur la liste en sus ne seront pas remboursés intégralement par l'assurance maladie du forfait GHS. Dans cette hypothèse, une déduction du montant facturé à l'assurance maladie pour chaque séjour du patient sera appliquée (40 euros selon l'étude d'impact).
L'application de cette minoration forfaitaire est soumise à deux conditions cumulatives :
- la minoration forfaitaire s'applique « aux prestations d'hospitalisation, pour lesquelles la fréquence de prescription de spécialités pharmaceutiques de la liste [en sus] est au moins égale à 25 % de l'activité afférente à ces prestations » ; et
- ces spécialités pharmaceutiques doivent représenter au moins 15 % des dépenses totales afférentes aux spécialités inscrites sur cette même liste.
Les requérants reviendront notamment sur l'imprécision de ces deux conditions.
Cet article pose des questions majeures en termes de santé publique. Il affecte, en effet, les conditions d'accès aux molécules et aux traitements les plus innovants pour les maladies les plus graves, et au premier chef le cancer.
En mettant en cause le fonctionnement même de la liste en sus, le législateur méconnaît le principe de l'égalité d'accès aux soins dans la situation la plus critique qui soit, car ce qui est en jeu, c'est la rémission, c'est la survie, c'est la guérison.
En droit et sur la forme, l'article 63 méconnaît le principe de sincérité (1) l'objectif de valeur constitutionnel d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi (2). Sur le fond, l'article déféré méconnaît le principe d'égalité, d'égal accès aux soins, l'objectif de valeur constitutionnel du droit à la protection de la santé (3) et la liberté d'entreprendre (4).
(1) Introduction de ce mode de financement par la loi n° 2003-1199 du 18 décembre 2003 de financement de la sécurité sociale pour 2004.
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