Sur l'article 85
L'article 85 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2015 instaure le principe d'une modulation des allocations familiales. Il renvoie au décret la fixation du seuil au-delà duquel les familles recevront un montant minoré d'allocations familiales, seuil qui doit varier selon le nombre d'enfant à charge.
Le Gouvernement a précisé tout au long des débats qu'au-delà de 6 000 euros mensuels de revenu les ménages élevant 2 enfants verraient leurs allocations familiales divisées par 2 et qu'au-delà de 8 000 euros de revenu mensuel, ces mêmes familles verraient leurs allocations familiales divisées par 4. Ce plafond sera majoré de 500 euros par enfant supplémentaire et dispositif sera lissé pour les personnes proches du plafond.
A plusieurs égards, l'article 85 de la loi déférée est contraire à la Constitution.
- En ce qui concerne le non-respect des dixième et onzième alinéas du Préambule de la Constitution de 1946 :
Selon le dixième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 : « la Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement ». Selon le onzième, « elle garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs… ». De ces deux alinéas, dans sa décision n° 97-393 DC du 18 décembre 1997 sur la loi de financement de la sécurité sociale pour 1998, vous avez estimé qu'ils impliquaient « la mise en œuvre d'une politique de solidarité nationale en faveur de la famille. ». Il est, selon vous, « cependant loisible au législateur, pour satisfaire à cette exigence, de choisir les modalités d'aide aux familles qui lui paraissent appropriées ; qu'outre les prestations familiales directement servies par les organismes de sécurité sociale, ces aides sont susceptibles de revêtir la forme de prestations, générales ou spécifiques, directes ou indirectes, apportées aux familles tant par les organismes de sécurité sociale que par les collectivités publiques ; que ces aides comprennent notamment le mécanisme fiscal du quotient familial ».
Cela veut donc bien dire qu'il existe un lien entre le dispositif des allocations familiales et le dispositif fiscal du quotient familial. Le soutien que l'Etat doit aux familles s'entend donc bien dans une conception globale. Les allocations familiales, depuis 1946 au moins, s'inscrivent bien dans cet ensemble de prestations qui permettent de répondre à l'objectif constitutionnel poursuivi par les dixième et onzième alinéas du Préambule de 1946.
Les députés signataires soutiennent donc que dans cette conception globale des prestations familiales et des aides aux familles, à la fois sociale et fiscale, il existe une limite au-delà de laquelle la faiblesse de ces prestations conduit à ne plus apporter de réelle aide aux familles, tant elles sont faibles, de sorte que l'Etat ne répond plus à ses obligations issues des dixième et onzième alinéas du Préambule de la Constitution de 1946.
De manière générale, la politique actuelle ne consiste pas à redéployer des moyens mais bien à les diminuer sur tous les fronts et au seul préjudice de ceux qui élèvent les enfants.
Depuis 2012, les pouvoirs publics ont diminué de 3 milliards d'euros le montant annuel des prestations familiales versées et augmenté de 1,5 milliard la pression fiscale exercée sur les familles, via le plafonnement du quotient familial.
En l'espèce, avec la mise sous condition de ressources des allocations familiales telle qu'elle est prévue à l'article 85 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2015, on aboutit pleinement à cette logique de seuil, en-dessous duquel ces prestations ne poursuivent plus le but qu'elles sont censées poursuivre. En effet, cette mesure arrive après plusieurs autres mesures qui ont impacté tout particulièrement les familles qui touchent plus de 6 000 euros de revenu mensuels (cible annoncée par le Gouvernement). Il s'agit pour mémoire d'un double abaissement du plafond du quotient familial (qui se situe aujourd'hui à 1 500 €), et de la suppression de la majoration équivalant à l'allocation de base de la prestation d'accueil du jeune enfant (PAIE) pour les familles qui touchent le complément libre choix d'activité (CLCA).
Cet article pose donc un problème de proportionnalité de cette mesure de mise sous condition de ressources des allocations familiales au regard de l'objectif recherché d'aides aux familles.
Dans le cas présent, la mise sous condition de ressources des allocations familiales vient s'ajouter aux autres mesures, sociales et fiscales, déjà mises en œuvre par le Parlement, portant ainsi une atteinte grave et disproportionnée à l'aide que la Nation doit aux familles. Cette accumulation des restrictions aux aides à la famille dépasse, avec la mise sous condition de ressources des allocations familiales, le seuil admis par les dixième et onzième alinéas du Préambule de la Constitution de 1946. Ces différentes mesures cumulées conduisent à réduire de façon disproportionnée les exigences constitutionnelles tirées du Préambule de 1946 et doivent être déclarées contraires à la Constitution.
En toute hypothèse, votre Conseil pourrait faire ici jouer la jurisprudence dite « néo-calédonienne » (n° 85-187 DC, 25 janvier 1985) permettant d'examiner la constitutionnalité des dispositions législatives déjà promulguées et qui contribuent, par leur accumulation, à contrevenir aux exigences constitutionnelles inscrites dans les dixième et onzième alinéas du Préambule de la Constitution de 1946.
Vous aviez, en outre, considéré, dans la décision précitée du 18 décembre 1997, que les dispositions des dixième et onzième alinéas du Préambule de la Constitution de 1946 ne faisaient pas, « par elles-mêmes, obstacle à ce que le bénéfice des allocations familiales soit subordonné à une condition de ressources » ou par analogie ici, modulée en fonction des revenus, dans la mesure où « les dispositions réglementaires prévues par la loi [ne fixaient pas] les plafonds de ressources ».
Or la loi précitée renvoie au décret la fixation du seuil au-dessus duquel les familles ne toucheront plus qu'une part symbolique d'allocations familiales. Les députés signataires considèrent donc que cet article n'est pas conforme aux dixième et onzième alinéas du Préambule de la Consitution de 1946 puisque que le versement de cette allocation ne correspondra plus du tout, pour elles, à l'objectif recherché d'aides aux familles.
En outre, l'article 85 tel qu'il est rédigé confère à l'incompétence négative du législateur puisqu'il renvoie au décret la fixation du plafond au-delà duquel les allocations familiales sont modulées.
Votre conseil a ainsi jugé, dans la décision précitée du 18 décembre 1997 (cons. 34), que « si les dispositions précitées des dixième et onzième alinéas du Préambule de la Constitution de 1946 ne font pas, par elles-mêmes, obstacle à ce que le bénéfice des allocations familiales soit subordonné à une condition de ressources, les dispositions réglementaires prévues par la loi ne sauraient fixer les plafonds de ressources, compte tenu des autres formes d'aides aux familles, de telle sorte que seraient remises en cause les exigences du Préambule de 1946 ».
On déduit de cette décision que les dispositions contestées de l'article 85, en renvoyant au décret la fixation du barème du montant des allocations familiales ainsi que celui des majorations mentionnées à l'article L. 521-3 du code de la sécurité sociale, sont contraires aux dixième et onzième alinéas du Préambule de la Constitution de 1946, compte tenu en particulier de l'ajout de cette mesure aux autres réductions des formes d'aides aux familles, de telle sorte que ces réductions d'aides ainsi que la fixation des barèmes par la voie du décret sont d'une part contraires aux dispositions précitées du Préambule de 1946 et relèvent d'autre part d'une incompétence négative du législateur.
En ce qui concerne l'atteinte au principe d'égalité :
Le « soutien » aux familles n'est pas destiné à « aider » les familles par esprit de « solidarité » mais à les accompagner dans l'effort que leur demande la sécurité sociale depuis sa création en 1945. En effet, la création des retraites par répartition en 1945 a eu comme contrepartie l'universalisation des allocations familiales.
Dès lors, dans un système de retraites par répartition, les actifs versent des cotisations qui permettent aux personnes âgées de vivre. Mais pour préparer leur propre retraite, ces cotisations ne servent à rien : elles sont immédiatement reversées aux retraités et dépensées par eux.
Ce qui prépare les retraites des actifs, dans le système par répartition, c'est le temps et l'argent que ces actifs investissent dans les enfants. Ce sont les enfants mis au monde et élevés par les familles qui paieront les retraites de demain. Autrement dit, pas d'enfants, pas de retraites futures dans le système de répartition.
Dès lors, le contexte de la politique de soutien aux familles change radicalement : il n'est plus question de l'aide que l'Etat apporterait généreusement aux familles mais bien de l'inverse.
Les chiffres sont d'ailleurs éloquents : chaque année, en élevant des enfants, les familles font un transfert de 295 milliards d'euros au bénéfice de ceux qui n'en élèvent pas. Il s'agit là des dépenses d'entretien qu'elles assument, déductions faites des prestations fiscales et sociales qu'elles reçoivent et des services publics dont elles bénéficient, au premier rang desquels l'éducation nationale.
Dès lors, même d'un faible montant, les allocations familiales universelles sont la contrepartie due par la sécurité sociale à ceux qui assurent la pérennité du système de répartition : les familles. Leur maintien relève donc du principe.
Par ailleurs, vous avez, dans la décision n° 2014-698 DC du 6 août 2014 sur la loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2014, en interdisant au législateur de moduler le taux de cotisation salarial, réaffirmé le principe selon lequel il existe bien un lien entre cotisation et droit à prestation.
En raison de la faiblesse de ce que vont toucher certaines familles dont les allocations familiales seront divisées par 4, les députés signataires considèrent que ce principe d'égalité selon lequel la contribution de chacun est assortie d'une promesse de contrepartie individuelle selon les « risques » sociaux pris en charge est mis à mal par cet article de la LFSS pour 2014.
En conséquence, les députés signataires considèrent que l'article 85 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2015 porte atteinte au principe constitutionnel d'égalité.
Souhaitant que ces questions soient tranchées en droit, les députés auteurs de la présente saisine demandent donc au Conseil constitutionnel de se prononcer sur ces points et tous ceux qu'il estimera pertinents eu égard à la fonction de contrôle de constitutionnalité de la loi que lui confère la Constitution.
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