Article 48
Cet article modifie l'article L. 35-6 du code des postes et télécommunications. Il mettrait à la charge des opérateurs le coût des investissements nécessaires à la pratique, notamment sur les nouveaux réseaux, des interceptions téléphoniques. Il limiterait le financement par l'Etat à une simple participation aux charges d'exploitations dans des conditions déterminées par décret en Conseil d'Etat.
L'on peut admettre que la pratique de telles interceptions, intrinsèquement contraires à la liberté de communication et au secret de la vie privée, puisse être justifiée par la nécessité d'assurer la protection de la sécurité publique. Mais, de ce fait même, leur coût est une charge publique par définition. Celle-ci ne saurait, en conséquence, être transférée, en tout ou en partie, sur des personnes privées sans méconnaître plusieurs règles ou principes de valeur constitutionnelle.
Cette disposition, en premier lieu, est évidemment contraire au principe d'égalité des citoyens devant les charges publiques, puisqu'elle opère une discrimination significative au détriment des opérateurs.
Leur activité n'est, en elle-même, porteuse d'aucun danger pour la sécurité. Celle de leurs usagers ne l'est pas davantage, qui se bornent à communiquer, comme ils en ont la liberté constitutionnelle, sans que ceci porte la moindre atteinte à la sécurité qui pourrait justifier que les usagers du téléphone doivent être mis à contribution. Ainsi, les opérateurs ne tirent aucun profit, d'aucune sorte, de la pratique des interceptions, et leurs clients moins encore. Dès lors, s'ils sont certes titulaires d'une autorisation, cette circonstance est sans pertinence ici et, notamment, ne saurait avoir pour effet de les placer, au regard de l'objet de la loi - rendre possibles les interceptions que l'Etat juge nécessaires à la protection de la sécurité publique - dans une situation particulière, en fait ou en droit, qui les distinguerait des autres personnes physiques ou morales.
Il n'existe pas non plus un intérêt général suffisant pour justifier qu'il soit dérogé au principe d'égalité. Que le développement des réseaux complique la tâche de ceux qui souhaitent les intercepter, et aggrave le coût des interceptions, est une chose. Mais aucun intérêt général, si puissant soit-il, ne peut l'être assez pour rendre légitime le fait de transférer à des personnes privées une charge qui ne trouve d'origine que dans les seuls intérêts de l'Etat. Au demeurant, l'objectif poursuivi par ce dernier dans l'article attaqué est exclusivement financier, et vous avez déjà eu l'occasion de rappeler que « la seule considération d'un intérêt financier » n'est pas de nature à justifier qu'il soit porté atteinte à des règles de valeur constitutionnelle (décision no 95-369 DC, no 35).
Au motif que ces dépenses, régaliennes par excellence, devraient être financées par le contribuable et non par l'usager, le Conseil d'Etat a annulé des dispositions des cahiers des charges de sociétés d'autoroutes obligeant ces dernières à contribuer à la couverture des frais de surveillance, par la gendarmerie, de leurs réseaux (30 octobre 1996 - Mmes Wajs et Monnier). La transposition de cette jurisprudence à l'exploitation des réseaux de télécommunications serait d'autant plus fondée que l'utilisation éventuelle de ces derniers par des malfaiteurs ne menace pas la sécurité des autres usagers contrairement à ce qui peut se produire dans le cas des autoroutes.
Ainsi, cette disposition traduit-elle une rupture d'égalité au moins aussi grave que celle que vous aviez censurée dans votre décision no 85-198 DC.
L'article contesté, en deuxième lieu, porte atteinte à des situations légalement acquises et prive de garanties légales des exigences de valeur constitutionnelle.
Afin, notamment, de ne pas entraver le développement de nouveaux réseaux, qui traduit un développement corrélatif de la liberté de communication, le législateur a formellement consacré, en 1996, le principe selon lequel les opérateurs bénéficieraient d'une « juste rémunération » pour les coûts d'investissement et de fonctionnement occasionnés par les écoutes téléphoniques.
C'est au vu de cette garantie, élémentaire, que les opérateurs ont pris leurs décisions d'investissements concernant les nouveau réseaux, de sorte que la supprimer aujourd'hui mettrait gravement en cause des situations légalement acquises et, de surcroît, pour le présent comme pour l'avenir, priverait l'extension de la liberté de communication d'une garantie importante.
A cela s'ajoute encore le fait que même les interceptions sur les réseaux anciens exigent des adaptations constantes de ces derniers. Les opérateurs devraient continuer à y pourvoir cependant que l'Etat cesserait de les financer, grâce à ce qui s'analyse alors comme l'annulation unilatérale de sa dette, que le législateur lui-même n'a pas le pouvoir de décider.
Cet article, en troisième lieu, porte une atteinte très grave au droit de propriété.
L'article L. 34-1 du code du domaine de l'Etat confère, en effet, aux exploitants de réseaux de télécommunications un droit réel et les prérogatives du propriétaire en ce qui concerne leurs installations et équipements.
L'obligation de mise en oeuvre de dispositifs d'interception constitue une servitude, certes justifiée par une nécessité publique légalement constatée mais qui, selon l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, est subordonnée à l'octroi d'une « juste et préalable indemnité ».
Or, la compensation prévue n'est ni préalable (les conditions en seront déterminées par décret au Conseil d'Etat) ni juste, puisque l'investissement sera financé par les opérateurs, tandis que l'Etat « participera » seulement aux charges de fonctionnement concernées et ne les couvrira donc pas intégralement.
En ce sens, les servitudes qui leur sont imposées par le présent article 48 causent aux opérateurs intéressés un préjudice indemnisable dont aucun élément ne saurait être exclu du droit à réparation exigible sans méconnaître le principe d'égalité devant les charges publiques, comme vous l'avez décidé le 13 décembre 1985 (décision no 85-198 DC).
Cette méconnaissance est d'autant plus manifeste qu'elle ne connaît aucune limite, ni de temps, ni de montant.
Selon le code des postes et télécommunications (chapitre III), le service public des télécommunications comprend, outre les services obligatoires, le service universel, dont les charges, supportées par l'opérateur historique, lui sont compensées par une rémunération spécifique, l'enseignement supérieur, à la charge de l'Etat, et les prescriptions exigées par la défense et la sécurité publique qui - si le présent article 48 entrait en application - ne feraient plus l'objet d'une « juste rémunération ».
Le principe d'égalité devant les charges publiques ne devrait-il pas entraîner une absence de discrimination dans la façon dont s'opère la compensation des différentes obligations assumées par les divers exploitants de réseaux au titre dudit service public de télécommunications ?
En dernier lieu enfin, l'article est entaché d'incompétence négative. S'il est vrai qu'il envisage une participation de l'Etat, il renvoie au décret en Conseil d'Etat le soin d'en déterminer les conditions, sans même prendre la précaution d'évoquer aucune de celles-ci, ni même de prévoir la moindre corrélation entre le prix de revient des prestations et le niveau de la participation de l'Etat dans leur financement.
Intrinsèquement inacceptable, cette carence prend un relief d'autant plus grave que, d'une part, l'on a vu que le droit de propriété lui-même est en cause et que, d'autre part, les termes dans lesquels la loi serait rédigée rendraient juridiquement inopérantes les fonctions, tant consultatives que juridictionnelles, du Conseil d'Etat qui ne pourrait que s'incliner devant le caractère totalement discrétionnaire que revêtirait l'exercice du pouvoir réglementaire.