JORF n°304 du 31 décembre 2005

II. - RECEVABILITÉ

A. - Sur le champ des négociations commerciales et l'échec de ces négociations

La société Orange France invoque la décision n° 2000-489 du 26 mai 2000, dans laquelle l'Autorité a considéré que la saisine de 9 Telecom Réseaux était irrecevable au motif qu'il n'apparaissait pas « qu'une négociation ait été engagée sur cette question par les deux parties ». Orange France estime que l'Autorité devrait conclure de la même manière au cas d'espèce.
Il ressort des éléments du dossier que Bouygues Telecom a adressé à Orange France un courrier daté du 11 octobre 2004 par lequel l'opérateur annonçait sa volonté de procéder à une baisse « très significative » de son tarif de terminaison d'appel SMS « dès le 1er mars 2005 » tout en demandant à Orange France de procéder elle-même à « une baisse de 50 % » de son tarif.
Le 24 mai 2005, Orange France répond à Bouygues Telecom que le principe d'une baisse du prix des terminaisons d'appel SMS paraît justifié, mais qu'une demande de plus de 50 % lui semblait excessive. A l'issue d'une première réunion de travail le 8 juin 2005, Orange France fait une proposition de baisse de tarif de terminaison SMS des deux parties d'un centime d'euro, soit une diminution de 20 % du tarif actuel. Orange France indique avoir proposé à Bouygues Telecom d'arrondir le montant à 4,3 centimes d'euro, tout en précisant que la date d'application de la baisse devait être négociée après accord sur le prix et qu'il convenait donc de ne pas tenir compte de la date du 1er septembre 2005.
Orange France conteste qu'il y ait eu échec des négociations. S'agissant plus particulièrement de la demande tendant à ce que l'ARCEP fixe le tarif de terminaison SMS de Bouygues Telecom à un niveau supérieur à celui d'Orange France, la partie défenderesse affirme que ce point n'a jamais fait l'objet d'une quelconque négociation et qu'elle a été informée de cette nouvelle demande par la lettre du 8 juillet 2005 par laquelle Bouygues Telecom constatait l'échec des négociations, avant de saisir l'Autorité du présent litige trois jours plus tard.
Il ressort en premier lieu des pièces transmises par les parties que l'objet principal des négociations initiées en octobre 2004 portait sur la fixation du tarif de terminaison d'appel SMS d'Orange France à l'égard de Bouygues Telecom, mais que le tarif de terminaison d'appel SMS de Bouygues Telecom à l'égard d'Orange France était également l'objet de la négociation. En effet, la proposition du 8 juin 2005 d'Orange France consistait en une baisse de 20 % portant sur son tarif mais également sur celui de Bouygues Telecom. De la même manière, Bouygues Telecom demandait à Orange France, dans son courrier du 11 octobre 2004, de baisser son tarif après avoir précisé qu'elle entendait pratiquer une baisse significative sur son propre tarif.
En second lieu, il apparaît que, malgré une réitération de ses demandes par Bouygues Telecom le 16 mai 2005 et la conduite de discussions entre les parties durant les mois de mai et juin 2005, les parties n'ont pu s'accorder sur la fixation de nouveaux tarifs d'interconnexion SMS.
L'Autorité relève donc que les négociations commerciales entre les parties ont bien échoué, tant en ce qui concerne le tarif de terminaison d'appel SMS d'Orange France à l'égard de Bouygues Telecom que celui de Bouygues Telecom à l'égard d'Orange France.

B. - Sur la recevabilité des demandes des parties

Dans sa saisine en date du 11 juillet 2005, Bouygues Telecom demande à l'Autorité de :
- se déclarer compétente pour connaître du différend qui l'oppose à Orange France ;
- fixer le tarif de terminaison d'appel SMS interpersonnel d'Orange France à 2,5 centimes d'euro à compter du 1 er juillet 2005 ;
- reconnaître que Bouygues Telecom est bien fondé à solliciter un tarif de terminaison SMS interpersonnel plus élevé que celui de ses concurrents, avec un écart comparable à celui existant dans le cadre de la terminaison d'appel vocal (en l'espèce, 3 centimes d'euro).
Orange France, dans son premier mémoire en défense du 29 août 2005, demande à l'Autorité de dire et décider :
- à titre principal, que les demandes de Bouygues Telecom sont irrecevables ;
- à titre subsidiaire, que les demandes de Bouygues Telecom ne sont pas raisonnables ni justifiées et doivent donc être rejetées, dès lors que les conditions revendiquées sont inéquitables ;
- de renvoyer les Parties à continuer la négociation.
L'article L. 36-8-I, alinéa 2, du CPCE dispose que, dans le cadre de sa compétence, l'ARCEP règle le litige en précisant « les conditions équitables d'ordre technique et financier, dans lesquelles l'interconnexion ou l'accès doivent être assurés ». S'agissant plus particulièrement des pouvoirs d'intervention de l'Autorité en matière tarifaire, la cour d'appel de Paris souligne dans un arrêt en date du 20 janvier 2004 que « le principe de liberté tarifaire (...) n'est pas absolu et n'exclut pas que [l'Autorité] y apporte des restrictions tenant compte notamment d'un objectif d'efficacité économique, de la nécessité d'assurer un développement compétitif du marché, ainsi qu'un équilibre équitable entre les intérêts légitime des différents opérateurs du secteur des télécommunications » (2).
Ainsi, les demandes relatives à la fixation des tarifs de terminaison d'appel SMS sur les réseaux des opérateurs mobiles concernés sont recevables.

C. - Sur le détournement de procédure allégué par Orange France

Pour Orange France, la demande de Bouygues Telecom est irrecevable en ce qu'elle cherche à obtenir l'adoption de mesures de régulation ex ante et non le règlement d'un différend relatif aux modalités d'une relation commerciale.
Dans ces conditions, l'opérateur soutient que s'il était fait droit aux demandes de Bouygues Telecom, la solution du litige anticiperait les résultats de l'analyse des marchés en cours, sans en avoir respecté la procédure et sans en connaître les résultats. Orange France rappelle par ailleurs qu'à ce jour le marché de gros de la terminaison d'appel SMS ne constitue pas un marché pertinent.
Orange France précise encore qu'elle ne subordonne pas la compétence de règlement de litige de l'ARCEP à une analyse de marché préalable, mais qu'elle entend démontrer que les mesures revendiquées par Bouygues Telecom ne peuvent être imposées qu'à la suite d'une analyse de marché appropriée. Aussi, la société Bouygues Telecom instrumentalise-t-elle, selon Orange France, la procédure de règlement de différend pour faire adopter une mesure qui relève en réalité de la régulation ex ante.

Bouygues Telecom estime au contraire que la procédure du règlement de différend est la seule adaptée au cas d'espèce. D'une part, étant donné le temps imparti, la procédure liée à une analyse de marché est inapplicable et son annonce n'est pas de nature à exclure du champ de la procédure du règlement de différend toute matière se rapportant à cette analyse. D'autre part, la procédure relative au règlement de différend est adaptée à la situation dès lors qu'il y a échec des négociations commerciales portant sur une prestation d'interconnexion.
L'Autorité rappelle qu'elle est tenue de trancher un différend, dans la mesure où la demande est recevable au regard des dispositions de l'article L. 36-8 du CPCE, et ce quand bien même une analyse de marché serait en cours concernant le marché en cause (au cas d'espèce le marché de gros de la terminaison d'appel SMS sur les réseaux mobiles).
En effet, sur le fondement de l'article L. 36-8-I précité du CPCE, l'Autorité tranche les litiges en précisant « les conditions équitables d'ordre technique et financier, dans lesquelles l'interconnexion et l'accès doivent être assurés ». Suivant les prescriptions de l'article R. 11-1 du CPCE, elle rend sa décision dans le délai de quatre mois, sauf circonstance exceptionnelle.
La mise en oeuvre de ce mécanisme ne saurait donc être confondue avec la procédure distincte d'analyse des marchés qui, en application des dispositions des articles L. 37-1 et suivants du CPCE, vise à imposer des obligations réglementaires ex ante au vu des obstacles au développement de la concurrence identifiés sur le marché concerné. En outre, cette procédure suppose de procéder à une consultation publique, de recueillir l'avis du Conseil de la concurrence et de notifier les projets de décisions à la Commission européenne.
Dans le premier cas, il est question de mettre en oeuvre une compétence quasijuridictionnelle, sous le contrôle du juge judiciaire, dans les conditions prévues par le législateur et de prononcer à ce titre, ainsi que le rappelle le Conseil constitutionnel, « des décisions exécutoires prises dans l'exercice de prérogatives de puissance publique » (3).
Dans le second cas, il s'agit de mener sur la base de critères précis une analyse de l'évolution de la situation concurrentielle sur un marché donné pour, selon les situations, déterminer les meilleurs dispositifs de correction ex ante susceptibles d'être appliqués pour remédier aux imperfections qui auront pu être identifiées.
Les deux mécanismes sont autonomes et ne s'excluent nullement.
Un règlement de différend peut ainsi intervenir dans le contexte d'un litige formé à l'occasion de l'exercice des activités de communications électroniques sur un marché régulé au titre de la régulation ex ante relative à l'analyse de marché. De même, un litige peut tout aussi bien être tranché en équité, entre des opérateurs pour des prestations non régulées, mais relevant du régime de l'accès ou de l'interconnexion.
Les fondements juridiques des deux procédures sont distincts, l'objet du règlement de litige est différent de celui de l'analyse des marchés et leurs effets ne sont pas identiques. Aucune priorité ni aucune subordination ne saurait être accordée à l'une plutôt qu'à l'autre. Dès lors, l'ARCEP ne peut écarter la compétence qu'elle tire des dispositions de l'article L. 36-8 susvisé.
Au cas d'espèce, l'Autorité rappelle que, dans le cadre de l'analyse des marchés, elle a envoyé des questionnaires portant sur les « services de communications mobiles SMS » aux différents acteurs concernés le 29 juillet 2004 puis a lancé une consultation publique sur l'analyse du marché de gros de la terminaison d'appel SMS sur les réseaux mobiles le 24 octobre 2005. Ces éléments n'impliquent aucunement la suspension de la compétence de règlement de litige qui appartient à l'ARCEP.
Dans ces conditions, l'Autorité est appelée à résoudre le différend en équité, ce qui implique d'apprécier les demandes des parties au regard des obligations qui leur sont effectivement opposables à la date de la décision, et plus généralement au regard des objectifs de la régulation, tels qu'ils figurent dans les dispositions de l'article L. 32-1 précité du CPCE.
Dans ce cadre, étant entendu que les parties bénéficient de la reconnaissance légale d'un droit à l'interconnexion et d'une obligation de conclure les conventions s'y rapportant, conformément aux prescriptions de l'article L. 34-8 du CPCE, l'Autorité veillera notamment à ce que sa décision préserve en particulier les conditions d'exercice « d'une concurrence effective et loyale entre les exploitants de réseau et les fournisseurs de services de communications électroniques » (4). En revanche, l'Autorité rappelle qu'à ce jour les opérateurs concernés ne sont pas soumis à une obligation de contrôle tarifaire ex ante telle qu'elle pourrait être imposée dans le cadre d'une analyse de marché.
Pour toutes ces raisons, l'Autorité considère que la demande de Bouygues Telecom est recevable et se déclare compétente pour connaître du différend qui l'oppose à Orange France, tant en ce qui concerne le tarif de terminaison d'appel SMS d'Orange France à l'égard de Bouygues Telecom que celui de Bouygues Telecom à l'égard d'Orange France.