JORF n°0135 du 13 juin 2009

  1. Une atteinte caractérisée au principe du respect des droits de la défense et au droit à un recours effectif

L'article 16 de la Déclaration de 1789 dispose : " Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution. " Votre juridiction a logiquement déduit de cette disposition qu'il appartient au législateur de garantir " le droit des personnes intéressées à exercer un recours juridictionnel effectif, le droit à un procès équitable, ainsi que les droits de la défense lorsqu'est en cause une sanction ayant le caractère d'une punition " (votre décision n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006).
Or, le dispositif de l'article L. 331-26, alinéa 3, méconnaît le principe du respect des droits de la défense qui constitue, selon votre juridiction, " un des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République " (décision n° 89-260 DC du 28 juillet 1989). Ce principe implique notamment, selon les termes de votre jurisprudence, " l'existence d'une procédure juste et équitable garantissant l'équilibre des droits des parties " (même décision). Or, la disposition en cause prévoit que les recommandations adressées par la commission de protection des droits " ne divulguent pas le contenu des œuvres ou objets concernés " par le manquement. Elles ne mentionnent que la date et l'heure auxquelles les faits ont été constatés. Dans ces conditions, l'abonné ne disposera pas des informations lui permettant de savoir ce qui lui est reproché, créant ainsi un déséquilibre au profit de la commission dans le cadre de la procédure contradictoire.L'effectivité du respect des droits de la défense suppose, en effet, la reconnaissance du droit de connaître les faits qui sont reprochés. Or, ce n'est qu'à la demande expresse de l'abonné, que ce dernier pourra obtenir " des précisions sur le contenu des œuvres ou des objets concernés... ".
Le dispositif de l'article L. 331-26, alinéa 4, porte en outre manifestement atteinte au droit fondamental à un recours effectif. En vertu de votre jurisprudence, il résulte de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qu'il ne doit pas être porté d'atteintes substantielles au droit des personnes intéressées d'exercer un recours effectif devant une juridiction (voir notamment la décision n° 96-373 DC du 9 avril 1996). En prévoyant que le bien-fondé des recommandations ne pourra être contesté qu'à l'appui d'un recours dirigé contre une décision de sanction prononcée en application de l'article L. 331-27, cette disposition prive les abonnés du droit effectif à un recours. En effet, vous avez estimé que ce droit devait être garanti dès lors qu'était en cause le prononcé d'une " sanction ayant le caractère d'une punition ". Nonobstant l'utilisation par le législateur du terme " recommandations " ces dernières s'intègrent au dispositif de sanction graduée et constituent ainsi une décision faisant grief qui devrait être susceptible de recours. En effet, ces recommandations n'apparaissent pas comme de simples rappels de la loi mais plutôt comme des actes administratifs qui produisent des effets dans la sphère juridique des titulaires de l'accès à internet. Elles font grief puisqu'elles sont un préalable sans lequel une sanction ne peut pas être prononcée.L'impossibilité de former un recours contre ces recommandations placera les abonnés dans une situation où ils n'auront pas l'occasion de pouvoir établir une erreur matérielle, ce qui à l'évidence est susceptible de porter gravement atteinte au droit à un recours effectif protégé par votre juridiction. Le droit à un procès équitable et les droits de la défense doivent pouvoir s'exercer dès la réception de la première recommandation, sauf à interdire à des personnes innocentes de faire valoir leur droit avant que la sanction ne soit rendue. Il importe, à cet égard, de préciser que la possibilité offerte, à ce stade, aux abonnés de formuler des observations n'est assortie d'aucune procédure permettant d'en prendre compte en annulant le déclenchement du mécanisme de sanction graduée.
Il convient, en outre, d'ajouter que le caractère aléatoire du dispositif méconnaît le principe du respect des droits de la défense dans la mesure où la première recommandation est envoyée par le biais d'un simple e-mail sans que soit garantie sa réception certaine par l'abonné destinataire. Le caractère peu fiable de cet envoi par e-mail semble pour le moins incompatible avec la gravité de la sanction encourue.A cet égard, il n'est pas inutile de rappeler que de nombreux abonnés utilisent une autre adresse e-mail que celle fournie par le fournisseur d'accès pour ne pas avoir à en changer en cas de changement de FAI, alors que le dispositif prévoit que c'est à cette dernière adresse que sera envoyée cette première recommandation. Le législateur semble d'ailleurs lui-même avoir pris conscience du caractère peu fiable d'un envoi simple par mail puisqu'il a prévu que la deuxième recommandation pouvait être envoyée dans des conditions offrant les garanties nécessaires d'une réception par l'abonné. Ici encore, l'introduction de tels aléas dans le dispositif prévu par le législateur expose, de manière sérieuse, les destinataires au risque d'un traitement différencié lors de l'application de la loi. Les abonnés n'ayant pas eu connaissance de ces deux recommandations ne seraient, en effet, pas en mesure " d'envoyer des observations à la commission des droits " comme le permet la loi.
Enfin, le principe de présomption d'innocence est méconnu dès lors que l'article L. 331-37 prévoit l'inscription automatique dans un fichier de tous les internautes suspectés. Chaque jour, ces 10 000 suspects feront ainsi l'objet d'une collecte d'informations personnelles, sans qu'ils aient pu, à ce stade de la procédure, justifier de leur bonne foi ou de tout autre motif d'exonération prévu par la loi.
D'une manière générale, le dispositif mis en place se traduit par une robotisation de la justice incompatible avec les exigences précédemment citées du droit à un procès équitable, du respect des droits de la défense et de la présomption d'innocence. La saisine de la HADOPI se fera, semble t-il, sur le fondement d'un relevé d'adresse IP opéré par des logiciels informatiques. Le fichier créé par la HADOPI prendra ensuite le relais afin de permettre l'inscription de données nominatives concernant les abonnés suspectés. Il est, par ailleurs, probable que l'envoi de courriers électroniques destinés à avertir les abonnés dans le cadre de la " riposte graduée ", s'appuiera sur un système automatisé afin de répondre aux objectifs quantitatifs poursuivis par le Gouvernement. Il appartient à votre juridiction de se prononcer sur la compatibilité d'un tel système avec l'ensemble des principes constitutionnels en vigueur.
Pour ces motifs, les dispositions visées appellent une censure de votre juridiction.

  1. L'instauration d'une présomption de culpabilité.L'imputabilité des actes de téléchargement et l'atteinte caractérisée au principe de personnalité des délits et des peines.

L'article 11 de cette loi méconnaît l'interdiction des peines automatiques et porte, en conséquence, atteinte au principe de nécessité des peines posé par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, ainsi qu'aux principes de personnalité des peines et de responsabilité personnelle.
La stratégie consistant pour le législateur à créer un manquement à l'obligation de surveillance plutôt que d'affirmer sa volonté de sanctionner un délit de mise à disposition d'un fichier d'œeuvres protégées ne doit pas faire obstacle à l'application du principe de présomption d'innocence. En effet, ce choix permet au législateur d'assumer le fait que la personne qui a commis l'infraction peut être une autre personne que le titulaire de l'abonnement. Pourtant, dès lors que la sanction prévue a le caractère d'une punition, il importe que les abonnés soient protégés par l'ensemble des garanties procédurales ayant valeur constitutionnelle et qu'ils ne soient pas inquiétés pour des faits qu'ils n'ont pas commis.
Aux termes de l'article 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : " Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi. " Vous avez jugé qu'il résultait de cette disposition " qu'en principe le législateur ne saurait instituer de présomption de culpabilité en matière répressive ; que, toutefois, à titre exceptionnel, de telles présomptions peuvent être établies, notamment en matière contraventionnelle, dès lors qu'elles ne revêtent pas de caractère irréfragable, qu'est assuré le respect des droits de la défense et que les faits induisent raisonnablement la vraisemblance de l'imputabilité " (décision n° 99-411 DC du 16 juin 1999).
Vous avez enfin jugé que ces exigences constitutionnelles " ne concernent pas seulement les peines prononcées par les juridictions répressives mais s'étendent à toute sanction ayant le caractère d'une punition même si le législateur a laissé le soin de la prononcer à une autorité de nature non juridictionnelle " (décision n° 93-325 DC précitée du 13 août 1993).
Or, cette loi met en place un système de présomption de culpabilité des abonnés. Le manquement sera, en effet, établi sur le seul fondement d'une adresse IP relevée sur un site d'échange de " pair à pair ". Or, les adresses IP sont relevées par sondage à un instant T, à partir d'une liste les proposant comme supposées contenir les œuvres recherchées pour téléchargement illicite. Toutefois, la loi n'impose pas que les sociétés relevant ces adresses IP, dans le cadre de la surveillance du réseau, vérifient que l'ordinateur censé proposer l'œuvre à télécharger le fasse réellement. Il peut donc y avoir des erreurs de relevé d'adresses, car il est impossible d'aller au bout de la surveillance. Le grief va donc se fonder sur un soupçon de proposition de mise à disposition pour téléchargement et non sur la preuve de l'acte même de mise à disposition.A cet égard, le délit de manquement à l'obligation de surveillance créé par la loi ne pourrait être matériellement constaté que si le disque dur de l'ordinateur de l'abonné était saisi et que l'on constatait les traces d'un téléchargement illégal. Le rapport CEDRAS commandé par le ministère de la culture explique ainsi : " la question est commune à toutes les contrefaçons par téléchargement, quelles qu'en soient l'ampleur ou la gravité, l'imputabilité des actes à un internaute particulier, condition essentielle de sa responsabilité pénale ou civile, est impossible à établir sans la visite de son disque dur ". On peut en déduire a contrario que le seul moyen pour les abonnés suspectés de prouver leur innocence consistera à livrer leur disque dur, c'est-à-dire l'ensemble des données personnelles qu'il contient, à la HADOPI. Or, derrière une box, il y a plusieurs ordinateurs donc plusieurs disques durs. Comment sera-t-il possible de prouver quel est l'ordinateur qui a procédé au téléchargement en cause ? De toute évidence, en déduisant le manquement à cette obligation de surveillance de simples traces d'adresses IP collectées sur des sites d'échange " pair à pair ", le législateur institue sans conteste une présomption de culpabilité. Il n'est d'ailleurs pas anodin de constater que la formulation choisie par le législateur trahit largement cette présomption de culpabilité puisqu'il évoque à l'article L. 331-26 " les faits susceptibles de constituer un manquement à l'obligation définie à l'article L. 336-3 ". Or, en vertu du principe constitutionnel de présomption d'innocence, il appartient à celui qui porte l'imputation d'apporter la preuve de la matérialité et de la réalité du manquement.
Cette présomption ne pourra être renversée que dans les cas de force majeure ou si l'internaute a mis en œuvre l'un des moyens de sécurisation visés à l'article L. 331-32. Il convient ici de constater que cette obligation de surveillance est potentiellement discriminante dans la mesure où son respect est largement dépendant des compétences informatiques de chaque abonné puisqu'il sera nécessaire d'installer et de mettre à jour régulièrement ce logiciel de sécurisation.
A cet égard, il est notable que, si le législateur n'a pas entendu imposer l'utilisation des logiciels de sécurisation, leur installation constituera une garantie en termes de sécurité juridique. Dans ces conditions et dès lors que le législateur a refusé de consacrer le principe de la gratuité de ces logiciels, l'application de la loi conduira à une rupture d'égalité entre ceux qui pourront accéder à ce service payant et les autres. Il importe également de préciser que les internautes utilisant des logiciels libres risquent d'être discriminés en matière d'accès aux logiciels de sécurisation au demeurant incompatibles avec les logiciels libres, dont le principe même est d'être coopératif et, de fait, de reposer sur des logiciels dont les codes sources sont ouverts et peuvent être modifiés.
Enfin, la possibilité pour l'internaute de s'exonérer de sa responsabilité, dans les cas où le téléchargement illégal est le fait d'une personne ayant frauduleusement utilisé son accès à internet, soulève la délicate question de la preuve d'une intrusion malveillante dans les systèmes informatiques. Les experts s'accordent à reconnaître que le fait de pouvoir s'introduire dans un système implique la possibilité d'effacer les traces de cette intrusion. Ainsi, le dispositif mis en place par le législateur constitue de manière déguisée une présomption irréfragable et méconnaît le respect des droits de la défense.
Enfin, la vraisemblance de l'imputabilité n'est pas acquise.D'une part, les systèmes d'accès transitant par des " box " permettent de disposer d'une connexion disponible pour plusieurs ordinateurs. Ainsi, qu'il s'agisse du cadre familial ou de colocation, la sanction prononcée en cas de manquement à l'obligation définie à l'article 11 de la loi sera mécaniquement applicable à tous les habitants d'un même logement partageant une connexion commune.D'autre part, ainsi que nous l'avons précédemment souligné, il apparaît que les adresses IP ne sont nullement fiables et qu'elles peuvent être facilement piratées et utilisées par des internautes " malveillants " (21). A cet égard, il n'est pas inutile de signaler à votre juridiction que des " pirates informatiques " ont annoncé leur intention, " pour contrer l'industrie dans leur surveillance des sites d'annonce ", d'ajouter des adresses de faux participants dans leur liste d'annonce (22). Une étude menée par l'université de Washington a permis de démontrer qu'il était aisé de faire accuser un internaute innocent en fournissant son adresse IP (23). Le risque de se voir accuser à tort est donc réel et il est quasiment impossible de prouver son innocence. Il convient ici d'insister sur le fait que lors d'un téléchargement sur un site de " pair à pair " c'est l'adresse IP de la box et non celle de l'ordinateur qui est affichée. On conçoit ainsi que l'identification d'un internaute par le biais de son adresse IP soit jugée techniquement aléatoire et incertaine.C'est précisément pour cette raison que le tribunal de Guingamp a jugé, le 23 février 2009, que la seule adresse IP ne permettait pas de prouver la culpabilité, les boitiers combinant accès internet / téléphonie / télévision (box) étant facilement piratables (24).A cet égard, le logiciel permettant de renverser la présomption de culpabilité ne permettra nullement de protéger efficacement les internautes connectés en Wi-Fi puisque c'est la box qui est attaquée dans ce cas et non l'ordinateur.
La ministre de la culture et de la communication, à plusieurs reprises lors des débats, a indiqué que les box devraient être sécurisées. Outre que cela n'existe pas à l'heure actuelle et ne semble pas si facile techniquement, cela impliquera aussi une rupture d'égalité entre les abonnés locataires de leur box, qui pourront alors se tourner vers leur FAI si cela devient obligatoire, et ceux qui, ayant procédé à l'achat de leur box, n'auront pas les compétences techniques pour effectuer cette mise à niveau. Sans compter les cas où les connexions s'effectuent par des routeurs, qui sont tous situés aujourd'hui à l'étranger et qui n'auront donc aucune raison d'appliquer la loi française. Les abonnés dépendant de ces routeurs ne pourront donc justifier de cette sécurisation de leur connexion à internet.
Il est, par ailleurs, vraisemblable que, de même que les logiciels antivirus ne sont pas mis à jour par nombre d'utilisateurs d'ordinateurs peu au fait de toutes ces techniques, ces logiciels dits de " sécurisation " ne le soient pas plus, donnant ainsi l'assurance d'une fausse sécurité.
Dans ces conditions, rien ne garantit que l'application de cette loi n'entrera pas en contradiction avec l'article 2 de la loi du 6 janvier 1978 en vertu duquel " aucune décision administrative ou privée impliquant une appréciation sur un comportement humain ne peut avoir pour seul fondement un traitement automatisé d'informations donnant une définition du profil ou de la personnalité de l'intéressé ". Or, vous pourrez aisément constater que cette disposition législative constitue une garantie essentielle du respect de l'exigence constitutionnelle de sécurité juridique et du principe constitutionnel de la présomption d'innocence alors qu'en vertu de votre jurisprudence le législateur ne peut supprimer de telles garanties sans les remplacer par des garanties équivalentes (voir notamment votre décision n° 86-210 DC du 29 juillet 1986).
Pour ces motifs, les dispositions visées appellent une censure de votre juridiction.

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(21)
Une adresse IP est très facile à usurper ainsi que l'a démontré l'UFC devant huissier : http://www.pcinpact.com/actu/news/49616-hadopi-wifi-ufc-huissier-constat.htm. Le constat d'huissier conclut " que les systèmes de connexion sans fil sécurisés n'apportent pas toujours une protection efficace contre le détournement d'adresse IP et qu'il existe de nombreux tutoriels sur internet qui permettent à un débutant en informatique de se connecter chez un tiers par ondes Wi-Fi et ce sans que l'abonné n'ait connaissance de ces faits ".L'intégralité de ce constat est consultable sur : http://www.ecrans.fr/IMG/pdf/Constat-ufc-que-choisir-wifi.pdf.
(22) Voir notamment à cet égard les articles publiés sur les sites suivants : http://torrentfreak.com/the-pirate-bay-tricks-anti-pirates-with-fake-peers-081020/
http://opentracker.blog.h3q.com/2007/02/12/perfect-deniability/
http://www.generation-nt.com/pirate-bay-fausses-adresses-ip-fake-peer-hadopi-piratage-actualite-174671.html.
(23) Voir l'étude de Michael Piatek, Tadayoshi Kohno et Arvind Krishnamurthy, cité par H. Bitan, " Premières observations sur le projet de loi création et internet ", Revue Lamy, Droit de l'immatériel, n° 40, juillet 2008.
(24) Lors de l'audience, l'accusé a déclaré : " Allez juste faire un tour sur internet et vous verrez qu'il existe des forums où on vous explique comment pirater une Livebox. Et ce n'est pas bien compliqué. "


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Version 1

Une atteinte caractérisée au principe du respect des droits de la défense et au droit à un recours effectif

L'article 16 de la Déclaration de 1789 dispose : " Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution. " Votre juridiction a logiquement déduit de cette disposition qu'il appartient au législateur de garantir " le droit des personnes intéressées à exercer un recours juridictionnel effectif, le droit à un procès équitable, ainsi que les droits de la défense lorsqu'est en cause une sanction ayant le caractère d'une punition " (votre décision n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006).

Or, le dispositif de l'article L. 331-26, alinéa 3, méconnaît le principe du respect des droits de la défense qui constitue, selon votre juridiction, " un des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République " (décision n° 89-260 DC du 28 juillet 1989). Ce principe implique notamment, selon les termes de votre jurisprudence, " l'existence d'une procédure juste et équitable garantissant l'équilibre des droits des parties " (même décision). Or, la disposition en cause prévoit que les recommandations adressées par la commission de protection des droits " ne divulguent pas le contenu des œuvres ou objets concernés " par le manquement. Elles ne mentionnent que la date et l'heure auxquelles les faits ont été constatés. Dans ces conditions, l'abonné ne disposera pas des informations lui permettant de savoir ce qui lui est reproché, créant ainsi un déséquilibre au profit de la commission dans le cadre de la procédure contradictoire.L'effectivité du respect des droits de la défense suppose, en effet, la reconnaissance du droit de connaître les faits qui sont reprochés. Or, ce n'est qu'à la demande expresse de l'abonné, que ce dernier pourra obtenir " des précisions sur le contenu des œuvres ou des objets concernés... ".

Le dispositif de l'article L. 331-26, alinéa 4, porte en outre manifestement atteinte au droit fondamental à un recours effectif. En vertu de votre jurisprudence, il résulte de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qu'il ne doit pas être porté d'atteintes substantielles au droit des personnes intéressées d'exercer un recours effectif devant une juridiction (voir notamment la décision n° 96-373 DC du 9 avril 1996). En prévoyant que le bien-fondé des recommandations ne pourra être contesté qu'à l'appui d'un recours dirigé contre une décision de sanction prononcée en application de l'article L. 331-27, cette disposition prive les abonnés du droit effectif à un recours. En effet, vous avez estimé que ce droit devait être garanti dès lors qu'était en cause le prononcé d'une " sanction ayant le caractère d'une punition ". Nonobstant l'utilisation par le législateur du terme " recommandations " ces dernières s'intègrent au dispositif de sanction graduée et constituent ainsi une décision faisant grief qui devrait être susceptible de recours. En effet, ces recommandations n'apparaissent pas comme de simples rappels de la loi mais plutôt comme des actes administratifs qui produisent des effets dans la sphère juridique des titulaires de l'accès à internet. Elles font grief puisqu'elles sont un préalable sans lequel une sanction ne peut pas être prononcée.L'impossibilité de former un recours contre ces recommandations placera les abonnés dans une situation où ils n'auront pas l'occasion de pouvoir établir une erreur matérielle, ce qui à l'évidence est susceptible de porter gravement atteinte au droit à un recours effectif protégé par votre juridiction. Le droit à un procès équitable et les droits de la défense doivent pouvoir s'exercer dès la réception de la première recommandation, sauf à interdire à des personnes innocentes de faire valoir leur droit avant que la sanction ne soit rendue. Il importe, à cet égard, de préciser que la possibilité offerte, à ce stade, aux abonnés de formuler des observations n'est assortie d'aucune procédure permettant d'en prendre compte en annulant le déclenchement du mécanisme de sanction graduée.

Il convient, en outre, d'ajouter que le caractère aléatoire du dispositif méconnaît le principe du respect des droits de la défense dans la mesure où la première recommandation est envoyée par le biais d'un simple e-mail sans que soit garantie sa réception certaine par l'abonné destinataire. Le caractère peu fiable de cet envoi par e-mail semble pour le moins incompatible avec la gravité de la sanction encourue.A cet égard, il n'est pas inutile de rappeler que de nombreux abonnés utilisent une autre adresse e-mail que celle fournie par le fournisseur d'accès pour ne pas avoir à en changer en cas de changement de FAI, alors que le dispositif prévoit que c'est à cette dernière adresse que sera envoyée cette première recommandation. Le législateur semble d'ailleurs lui-même avoir pris conscience du caractère peu fiable d'un envoi simple par mail puisqu'il a prévu que la deuxième recommandation pouvait être envoyée dans des conditions offrant les garanties nécessaires d'une réception par l'abonné. Ici encore, l'introduction de tels aléas dans le dispositif prévu par le législateur expose, de manière sérieuse, les destinataires au risque d'un traitement différencié lors de l'application de la loi. Les abonnés n'ayant pas eu connaissance de ces deux recommandations ne seraient, en effet, pas en mesure " d'envoyer des observations à la commission des droits " comme le permet la loi.

Enfin, le principe de présomption d'innocence est méconnu dès lors que l'article L. 331-37 prévoit l'inscription automatique dans un fichier de tous les internautes suspectés. Chaque jour, ces 10 000 suspects feront ainsi l'objet d'une collecte d'informations personnelles, sans qu'ils aient pu, à ce stade de la procédure, justifier de leur bonne foi ou de tout autre motif d'exonération prévu par la loi.

D'une manière générale, le dispositif mis en place se traduit par une robotisation de la justice incompatible avec les exigences précédemment citées du droit à un procès équitable, du respect des droits de la défense et de la présomption d'innocence.

La saisine de la HADOPI se fera, semble t-il, sur le fondement d'un relevé d'adresse IP opéré par des logiciels informatiques. Le fichier créé par la HADOPI prendra ensuite le relais afin de permettre l'inscription de données nominatives concernant les abonnés suspectés. Il est, par ailleurs, probable que l'envoi de courriers électroniques destinés à avertir les abonnés dans le cadre de la " riposte graduée ", s'appuiera sur un système automatisé afin de répondre aux objectifs quantitatifs poursuivis par le Gouvernement. Il appartient à votre juridiction de se prononcer sur la compatibilité d'un tel système avec l'ensemble des principes constitutionnels en vigueur.

Pour ces motifs, les dispositions visées appellent une censure de votre juridiction.

L'instauration d'une présomption de culpabilité.L'imputabilité des actes de téléchargement et l'atteinte caractérisée au principe de personnalité des délits et des peines.

L'article 11 de cette loi méconnaît l'interdiction des peines automatiques et porte, en conséquence, atteinte au principe de nécessité des peines posé par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, ainsi qu'aux principes de personnalité des peines et de responsabilité personnelle.

La stratégie consistant pour le législateur à créer un manquement à l'obligation de surveillance plutôt que d'affirmer sa volonté de sanctionner un délit de mise à disposition d'un fichier d'œeuvres protégées ne doit pas faire obstacle à l'application du principe de présomption d'innocence. En effet, ce choix permet au législateur d'assumer le fait que la personne qui a commis l'infraction peut être une autre personne que le titulaire de l'abonnement. Pourtant, dès lors que la sanction prévue a le caractère d'une punition, il importe que les abonnés soient protégés par l'ensemble des garanties procédurales ayant valeur constitutionnelle et qu'ils ne soient pas inquiétés pour des faits qu'ils n'ont pas commis.

Aux termes de l'article 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : " Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi. " Vous avez jugé qu'il résultait de cette disposition " qu'en principe le législateur ne saurait instituer de présomption de culpabilité en matière répressive ; que, toutefois, à titre exceptionnel, de telles présomptions peuvent être établies, notamment en matière contraventionnelle, dès lors qu'elles ne revêtent pas de caractère irréfragable, qu'est assuré le respect des droits de la défense et que les faits induisent raisonnablement la vraisemblance de l'imputabilité " (décision n° 99-411 DC du 16 juin 1999).

Vous avez enfin jugé que ces exigences constitutionnelles " ne concernent pas seulement les peines prononcées par les juridictions répressives mais s'étendent à toute sanction ayant le caractère d'une punition même si le législateur a laissé le soin de la prononcer à une autorité de nature non juridictionnelle " (décision n° 93-325 DC précitée du 13 août 1993).

Or, cette loi met en place un système de présomption de culpabilité des abonnés. Le manquement sera, en effet, établi sur le seul fondement d'une adresse IP relevée sur un site d'échange de " pair à pair ". Or, les adresses IP sont relevées par sondage à un instant T, à partir d'une liste les proposant comme supposées contenir les œuvres recherchées pour téléchargement illicite. Toutefois, la loi n'impose pas que les sociétés relevant ces adresses IP, dans le cadre de la surveillance du réseau, vérifient que l'ordinateur censé proposer l'œuvre à télécharger le fasse réellement. Il peut donc y avoir des erreurs de relevé d'adresses, car il est impossible d'aller au bout de la surveillance. Le grief va donc se fonder sur un soupçon de proposition de mise à disposition pour téléchargement et non sur la preuve de l'acte même de mise à disposition.A cet égard, le délit de manquement à l'obligation de surveillance créé par la loi ne pourrait être matériellement constaté que si le disque dur de l'ordinateur de l'abonné était saisi et que l'on constatait les traces d'un téléchargement illégal. Le rapport CEDRAS commandé par le ministère de la culture explique ainsi : " la question est commune à toutes les contrefaçons par téléchargement, quelles qu'en soient l'ampleur ou la gravité, l'imputabilité des actes à un internaute particulier, condition essentielle de sa responsabilité pénale ou civile, est impossible à établir sans la visite de son disque dur ". On peut en déduire a contrario que le seul moyen pour les abonnés suspectés de prouver leur innocence consistera à livrer leur disque dur, c'est-à-dire l'ensemble des données personnelles qu'il contient, à la HADOPI. Or, derrière une box, il y a plusieurs ordinateurs donc plusieurs disques durs. Comment sera-t-il possible de prouver quel est l'ordinateur qui a procédé au téléchargement en cause ? De toute évidence, en déduisant le manquement à cette obligation de surveillance de simples traces d'adresses IP collectées sur des sites d'échange " pair à pair ", le législateur institue sans conteste une présomption de culpabilité. Il n'est d'ailleurs pas anodin de constater que la formulation choisie par le législateur trahit largement cette présomption de culpabilité puisqu'il évoque à l'article L. 331-26 " les faits susceptibles de constituer un manquement à l'obligation définie à l'article L. 336-3 ".

Or, en vertu du principe constitutionnel de présomption d'innocence, il appartient à celui qui porte l'imputation d'apporter la preuve de la matérialité et de la réalité du manquement.

Cette présomption ne pourra être renversée que dans les cas de force majeure ou si l'internaute a mis en œuvre l'un des moyens de sécurisation visés à l'article L. 331-32. Il convient ici de constater que cette obligation de surveillance est potentiellement discriminante dans la mesure où son respect est largement dépendant des compétences informatiques de chaque abonné puisqu'il sera nécessaire d'installer et de mettre à jour régulièrement ce logiciel de sécurisation.

A cet égard, il est notable que, si le législateur n'a pas entendu imposer l'utilisation des logiciels de sécurisation, leur installation constituera une garantie en termes de sécurité juridique. Dans ces conditions et dès lors que le législateur a refusé de consacrer le principe de la gratuité de ces logiciels,

l'application de la loi conduira à une rupture d'égalité entre ceux qui pourront accéder à ce service payant et les autres.

Il importe également de préciser que les internautes utilisant des logiciels libres risquent d'être discriminés en matière d'accès aux logiciels de sécurisation au demeurant incompatibles avec les logiciels libres, dont le principe même est d'être coopératif et, de fait, de reposer sur des logiciels dont les codes sources sont ouverts et peuvent être modifiés.

Enfin, la possibilité pour l'internaute de s'exonérer de sa responsabilité, dans les cas où le téléchargement illégal est le fait d'une personne ayant frauduleusement utilisé son accès à internet, soulève la délicate question de la preuve d'une intrusion malveillante dans les systèmes informatiques. Les experts s'accordent à reconnaître que le fait de pouvoir s'introduire dans un système implique la possibilité d'effacer les traces de cette intrusion. Ainsi, le dispositif mis en place par le législateur constitue de manière déguisée une présomption irréfragable et méconnaît le respect des droits de la défense.

Enfin, la vraisemblance de l'imputabilité n'est pas acquise.D'une part, les systèmes d'accès transitant par des " box " permettent de disposer d'une connexion disponible pour plusieurs ordinateurs. Ainsi, qu'il s'agisse du cadre familial ou de colocation, la sanction prononcée en cas de manquement à l'obligation définie à l'article 11 de la loi sera mécaniquement applicable à tous les habitants d'un même logement partageant une connexion commune.D'autre part, ainsi que nous l'avons précédemment souligné, il apparaît que les adresses IP ne sont nullement fiables et qu'elles peuvent être facilement piratées et utilisées par des internautes " malveillants " (21). A cet égard, il n'est pas inutile de signaler à votre juridiction que des " pirates informatiques " ont annoncé leur intention, " pour contrer l'industrie dans leur surveillance des sites d'annonce ", d'ajouter des adresses de faux participants dans leur liste d'annonce (22). Une étude menée par l'université de Washington a permis de démontrer qu'il était aisé de faire accuser un internaute innocent en fournissant son adresse IP (23). Le risque de se voir accuser à tort est donc réel et il est quasiment impossible de prouver son innocence. Il convient ici d'insister sur le fait que lors d'un téléchargement sur un site de " pair à pair " c'est l'adresse IP de la box et non celle de l'ordinateur qui est affichée. On conçoit ainsi que l'identification d'un internaute par le biais de son adresse IP soit jugée techniquement aléatoire et incertaine.C'est précisément pour cette raison que le tribunal de Guingamp a jugé, le 23 février 2009, que la seule adresse IP ne permettait pas de prouver la culpabilité, les boitiers combinant accès internet / téléphonie / télévision (box) étant facilement piratables (24).A cet égard, le logiciel permettant de renverser la présomption de culpabilité ne permettra nullement de protéger efficacement les internautes connectés en Wi-Fi puisque c'est la box qui est attaquée dans ce cas et non l'ordinateur.

La ministre de la culture et de la communication, à plusieurs reprises lors des débats, a indiqué que les box devraient être sécurisées. Outre que cela n'existe pas à l'heure actuelle et ne semble pas si facile techniquement, cela impliquera aussi une rupture d'égalité entre les abonnés locataires de leur box, qui pourront alors se tourner vers leur FAI si cela devient obligatoire, et ceux qui, ayant procédé à l'achat de leur box, n'auront pas les compétences techniques pour effectuer cette mise à niveau. Sans compter les cas où les connexions s'effectuent par des routeurs, qui sont tous situés aujourd'hui à l'étranger et qui n'auront donc aucune raison d'appliquer la loi française. Les abonnés dépendant de ces routeurs ne pourront donc justifier de cette sécurisation de leur connexion à internet.

Il est, par ailleurs, vraisemblable que, de même que les logiciels antivirus ne sont pas mis à jour par nombre d'utilisateurs d'ordinateurs peu au fait de toutes ces techniques, ces logiciels dits de " sécurisation " ne le soient pas plus, donnant ainsi l'assurance d'une fausse sécurité.

Dans ces conditions, rien ne garantit que l'application de cette loi n'entrera pas en contradiction avec l'article 2 de la loi du 6 janvier 1978 en vertu duquel " aucune décision administrative ou privée impliquant une appréciation sur un comportement humain ne peut avoir pour seul fondement un traitement automatisé d'informations donnant une définition du profil ou de la personnalité de l'intéressé ". Or, vous pourrez aisément constater que cette disposition législative constitue une garantie essentielle du respect de l'exigence constitutionnelle de sécurité juridique et du principe constitutionnel de la présomption d'innocence alors qu'en vertu de votre jurisprudence le législateur ne peut supprimer de telles garanties sans les remplacer par des garanties équivalentes (voir notamment votre décision n° 86-210 DC du 29 juillet 1986).

Pour ces motifs, les dispositions visées appellent une censure de votre juridiction.

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(21)

Une adresse IP est très facile à usurper ainsi que l'a démontré l'UFC devant huissier :

http://www.pcinpact.com/actu/news/49616-hadopi-wifi-ufc-huissier-constat.htm.

Le constat d'huissier conclut " que les systèmes de connexion sans fil sécurisés n'apportent pas toujours une protection efficace contre le détournement d'adresse IP et qu'il existe de nombreux tutoriels sur internet qui permettent à un débutant en informatique de se connecter chez un tiers par ondes Wi-Fi et ce sans que l'abonné n'ait connaissance de ces faits ".L'intégralité de ce constat est consultable sur :

http://www.ecrans.fr/IMG/pdf/Constat-ufc-que-choisir-wifi.pdf.

(22) Voir notamment à cet égard les articles publiés sur les sites suivants : h

ttp://torrentfreak.com/the-pirate-bay-tricks-anti-pirates-with-fake-peers-081020/

http://opentracker.blog.h3q.com/2007/02/12/perfect-deniability/

http://www.generation-nt.com/pirate-bay-fausses-adresses-ip-fake-peer-hadopi-piratage-actualite-174671.html.

(23) Voir l'étude de Michael Piatek, Tadayoshi Kohno et Arvind Krishnamurthy, cité par H. Bitan, " Premières observations sur le projet de loi création et internet ", Revue Lamy, Droit de l'immatériel, n° 40, juillet 2008.

(24) Lors de l'audience, l'accusé a déclaré

: " Allez juste faire un tour sur internet et vous verrez qu'il existe des forums où on vous explique comment pirater une Livebox. Et ce n'est pas bien compliqué.

"