C. ― Le pouvoir d'appréciation exorbitant conféré à la commission de protection des droits dans le cadre du mécanisme de sanction graduée créé par les articles L. 331-26, L. 331-27, L. 331-28 et L. 331-29.
A défaut d'avoir opté pour le système des sanctions automatiques, le législateur a mis en place un système de sanctions aléatoires contraire au principe de légalité des délits et des peines et in fine contraire au principe d'égalité devant la loi.
Les marges de manœuvre laissées à la commission de protection des droits sont constitutives d'une incompétence négative caractérisée, dans la mesure où le prononcé des différentes sanctions prévues par la loi est conditionné à son appréciation discrétionnaire, sans que le législateur ait posé les critères de nature à encadrer l'exercice de sa compétence en la matière. A chaque degré de la " riposte graduée ", la loi offre à la HADOPI le pouvoir discrétionnaire de décider si elle sanctionne ou non les " abonnés ". Ainsi l'article L. 331-26 prévoit, en son alinéa premier, que cette autorité " peut envoyer à l'abonné " suspecté une première recommandation.L'alinéa 2 de ce même article prévoit qu'en cas de renouvellement dans un délai de six mois à compter de la première recommandation la commission " peut adresser une nouvelle recommandation... par la voie électronique " et dans ce cas qu'" elle peut assortir cette recommandation d'une lettre remise contre signature... ". Enfin, l'alinéa créant un article L. 331-27 prévoit que, lorsque l'abonné a méconnu l'obligation dans l'année suivant la seconde recommandation assortie d'une lettre contre signature, la commission " peut... prononcer l'une des sanctions suivantes... ". Un tel dispositif conduit potentiellement à sanctionner, dans certains cas, un internaute suspecté d'avoir à trois reprises commis une infraction et de laisser d'autres internautes commettre un nombre indéfini d'infractions sans que cela donne lieu ne serait-ce qu'à une seule recommandation.
Ce pouvoir d'appréciation se retrouve également dans le prononcé des sanctions puisque la commission pourra prononcer " l'une des sanctions " prévues par l'article L. 331-27. Or, ces différentes sanctions sont d'une gravité incomparable allant de la simple injonction de prendre des mesures de nature à prévenir le renouvellement du manquement constaté, " le cas échéant sous astreinte ", à la coupure d'accès à internet pour une durée d'un an.
Si cela ne suffisait pas, l'alinéa créant l'article L. 331-28 prévoit que la commission " peut proposer une transaction à l'abonné... " sans préciser à aucun moment les critères sur lesquels la commission de protection des droits pourra fonder sa décision d'offrir ou non à l'abonné le bénéfice d'une telle procédure. Dans le cadre de cette transaction la commission retrouve un pouvoir d'appréciation exorbitant s'agissant du choix de la sanction prononcée au titre de la transaction puisque le même article prévoit des sanctions allant de l'obligation de prendre des mesures de nature à prévenir le renouvellement du manquement à la coupure de l'accès internet pour une durée de un à trois mois...L'article L. 321-29 prévoit qu'en cas d'inexécution de la transaction la commission peut prononcer " l'une des sanctions prévues à l'article L. 331-27 ", lui offrant ainsi une marge de manœuvre incompatible avec les exigences constitutionnelles imposées par votre juridiction.
Ce pouvoir d'appréciation de la HADOPI se retrouve enfin s'agissant de la durée de conservation des données puisqu'en vertu de l'article L. 331-36 la commission " peut " conserver les données techniques " pendant la durée nécessaire à l'exercice " de ses compétences et " au plus tard, jusqu'au moment où la suspension de l'accès prévue... a été entièrement exécutée ". Il n'est pas inutile, à cet égard, de mentionner qu'en Allemagne la durée de conservation des données de connexions est de six mois et que la Cour constitutionnelle de Karlsrühe a limité leur consultation aux infractions les plus graves telles que les abus sexuels ou les actes de terrorisme.
La seule limite générale fixée au pouvoir d'appréciation de la commission de protection des droits est posée à l'alinéa créant l'article L. 331-25 et consiste pour le législateur à préciser que les mesures prises par cette commission seront " limitées à ce qui est nécessaire pour mettre un terme au manquement à l'obligation... ". Ici encore, le législateur s'est coupablement abstenu de clarifier les termes utilisés rendant, de ce fait, imprévisibles et aléatoires les rigueurs qui seront jugées nécessaires pour atteindre l'objectif posé par la loi.
D. ― Cette marge de manœuvre expose non seulement les " abonnés " à l'arbitraire de cette autorité, mais risque en outre d'entraîner des atteintes caractérisées au principe d'égalité.
En conférant à cette autorité un tel pouvoir d'appréciation, le législateur expose les citoyens à une application différenciée de la loi, contraire au principe d'égalité posé par l'article 6 de la Déclaration de 1789.
Votre juridiction a rappelé, à de nombreuses reprises, que " le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons tenant à l'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit " (voir notamment votre décision n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006). Or, l'article L. 331-26 prévoit que les recommandations ne seront pas systématiquement envoyées aux abonnés suspectés.
S'agissant du choix de la sanction, l'article L. 331-27 de la loi prévoit qu'il sera " fonction de la gravité des manquements et de l'usage de l'accès ", sans préciser la signification de ces termes.
A cet égard, la loi autorise une différence de traitement entre les abonnés sans préciser les différences objectives de situations susceptibles de la justifier puisqu'elle omet de préciser les critères permettant à la commission de sanctionner plus ou moins sévèrement les " abonnés ".A titre d'exemple, en séance, le rapporteur de la commission des lois a précisé, à propos des difficultés encourues par les artisans, que la situation professionnelle de l'abonné serait prise en compte. Cela introduirait, de fait, une inégalité de traitement entre personnes physiques et personnes morales au regard de la situation de chacun. Il eût été opportun, par exemple, que le législateur précise explicitement que, dans son appréciation de la sévérité et le choix de la sanction, la commission de protection des droits prend en considération le fait que les abonnés aient cherché ou non à réaliser des profits ou qu'ils aient ou non acheté les œuvres qu'ils ont téléchargées illégalement.
Ainsi, du fait des lacunes de la loi, risquent de se développer des différences de traitements constitutifs d'une rupture d'égalité devant la loi contraire à l'article 6 de la Déclaration de 1789.
Au demeurant, ce système de sanction aléatoire contrevient, à l'évidence, à l'exigence de prévisibilité de la loi et place les citoyens dans une situation d'insécurité juridique contraire aux articles 4, 5 et 16 de la Déclaration de 1789. Il contrevient ainsi au principe de légalité des délits et des peines qui exige une prévisibilité minimale des sanctions qui seront appliquées.
Enfin, un tel dispositif de sanction aléatoire se conjugue mal avec un système de sanction massive. Le 17 février 2009, à l'occasion de son audition, ouverte à la presse, par la commission des lois et la commission des affaires culturelles familiales et sociales de l'Assemblée nationale, la ministre de la culture et de la communication a ainsi déclaré : " Nous partons d'une hypothèse de fonctionnement de 10 000 courriels d'avertissement par jour, 3 000 lettres recommandées d'avertissement par jour et 1 000 décisions par jour " (20). Compte tenu de l'importance quantitative des cas que la HADOPI aura à traiter et à juger, vous admettrez que les auteurs de la présente saisine s'interrogent légitimement sur la manière dont cette autorité choisira ou non de poursuivre les abonnés suspectés ainsi que sur les modalités de traitement des dossiers lui permettant de déterminer la sanction qui conviendra à chaque cas.
Si cette marge d'appréciation peut être de nature à rassurer les membres de votre juridiction, elle ne doit pas faire illusion. Ce pouvoir de modulation de la sanction aurait pu être, en effet, destiné à garantir l'individualisation des sanctions. Pourtant, l'adaptation de la sanction à chaque cas relève d'une impossibilité pratique dans le cadre d'un tel système. En définitive, le dispositif mis en place constitue un système de sanction automatique déguisé puisqu'il sera matériellement impossible de procéder à une individualisation des peines prononcées. Dès lors, la marge d'appréciation laissée à la HADOPI risque d'être utilisée, mais selon des méthodes déterminées de manière discrétionnaire par cette autorité.
Pour ces motifs, les dispositions visées appellent une censure de votre juridiction.
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(20) Rapport n° 1486 de M. Riester, p. 78.
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