B. ― La double sanction résultant de l'obligation pour l'abonné dont l'accès à internet a été suspendu de continuer à payer le prix de son abonnement.
Cette sanction est d'autant plus disproportionnée qu'elle est assortie du maintien pour l'abonné de l'obligation de verser le montant correspondant à l'intégralité de son abonnement. Autrement dit, la suspension est assortie d'une sanction financière dont le produit ne bénéficiera ni à la collectivité publique ni aux auteurs que la loi est censée protéger, mais au bénéfice exclusif de l'intérêt particulier des fournisseurs d'accès. Le Gouvernement l'a d'ailleurs reconnu par la voix de la ministre de la culture et de la communication qui déclarait, à propos de ce dispositif, qu'il s'agissait " d'une sanction globale, équilibrée " (rapport de la commission des lois de l'Assemblée nationale n° 1626, p. 38).
Or, c'est notamment parce que le législateur avait prévu " qu'un même manquement ne [pouvait] donner lieu qu'à une seule sanction administrative " que vous aviez validé le pouvoir de sanction qu'il a confié au CSA (décision n° 88-248 DC du 17 janvier 1989, cons. 30). En outre, vous avez jugé qu'une " sanction administrative de nature pécuniaire ne [pouvait] se cumuler avec une sanction pénale " (n° 96-378 DC du 23 juillet 1996, cons. 15). Or, il n'est pas exclu que l'abonné sanctionné fasse également l'objet de poursuites pénales sur le fondement de la violation des droits d'auteur. Dès lors, c'est bien à un cumul de sanctions pécuniaire et pénale que le dispositif contesté expose les contrevenants et porte ainsi une atteinte manifeste au principe de proportionnalité.
Le maintien de cette obligation de payer viole également le principe de la légalité des peines qui s'impose aussi bien aux autorités juridictionnelles qu'aux autorités administratives indépendantes (décision n° 88-248 DC du 17 janvier 1989, cons. 36). En effet, la disposition contestée revient à instaurer une sanction financière dont elle ne détermine pas le montant et qui variera non pas en fonction de la gravité du manquement reproché, mais selon les dispositions contractuelles en vigueur entre l'abonné et son fournisseur d'accès, la privant ainsi de base légale.
En aucun cas, l'argument évoqué à l'occasion des débats parlementaires selon lequel priver les fournisseurs d'accès de cette source de revenu reviendrait à les sanctionner ne peut être retenu dès lors qu'ils ne rendent plus le service que la disposition contestée contraint l'abonné à payer.
Cette disposition est également contestable sur le terrain de l'enrichissement sans cause, le législateur contribuant à l'enrichissement du fournisseur d'accès, corrélativement à l'appauvrissement de l'abonné, le tout en supprimant la cause à l'origine de leurs obligations respectives.L'enrichissement sans cause est un principe général du droit fondé sur l'exigence d'équité et de justice commun aux ordres juridiques judiciaire (Cour de cassation, Boudier, req., 15 juin 1892, S. 93, I, 281), administratif (Conseil d'Etat, ministre de la reconstruction et du logement c. Société Sud Aviation, 14 avril 1961, RDP, 1961, p. 655, concl.C. HEUMANN) et communautaire (CJCE, Danvin c. Commission, 11 juillet 1968, aff. 26 / 67, rec., 1968, p. 463). Il n'est pas non plus étranger à votre jurisprudence, que ce soit en tant que juge des élections lorsque vous vous y référez explicitement (cf. votre décision Observations CC législatives 1993 du 29 mars 1994), ou en tant que juge constitutionnel lorsque vous vous y référez implicitement en mentionnant les notions d'" avantage injustifié " (décision n° 93-329 DC du 13 janvier 1994, cons. 33) ou d'" enrichissement injustifié " (décision n° 99-425 DC du 29 décembre 1999, cons. 11, et décision n° 2002-458 DC du 7 février 2002, cons. 4).
Or, ici, l'enrichissement dont bénéficieront les fournisseurs d'accès et l'appauvrissement corrélatif des abonnés ne répondent en rien à l'intérêt général poursuivi par la loi qui vise à protéger les droits d'auteur. En effet, les sommes perçues par les fournisseurs d'accès ne bénéficieront en aucun cas aux auteurs dont les droits ont été violés.
Par ailleurs, cette disposition est contraire au principe constitutionnel de la liberté contractuelle dont vous déduisez que " s'il est loisible au législateur d'apporter, pour des motifs d'intérêt général, des modifications à des contrats en cours d'exécution, il ne saurait porter à l'économie des contrats légalement conclus une atteinte d'une gravité telle qu'elle méconnaisse manifestement la liberté découlant de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen " (décision n° 2001-451 DC du 27 novembre 2001, cons. 27).
En effet, votre haute assemblée ne manquera pas de constater que la suppression de la cause d'un contrat, qui est une condition essentielle de sa validité (cf. l'article 1131 du code civil), constitue une atteinte aux contrats en cours d'exécution d'une gravité manifeste.
Le maintien de l'obligation porte enfin atteinte au principe constitutionnel d'égalité. De manière constante, vous rappelez " que le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l'objet de la loi qui l'établit " et en déduisez que " toute différence de traitement qui ne serait pas justifiée par une différence de situation en rapport avec l'objet de la loi se trouve en conséquence prohibée " (décision n° 91-304 DC du 15 janvier 1992, cons. 15). Vous avez en outre précisé que le rapport en question devait être " direct " (décision n° 96-375 DC du 9 avril 1996, cons. 8).
Or, le dispositif ici contesté implique que, selon les contrats qui les unissent à leurs fournisseurs d'accès, les abonnés vont se trouver traités différemment alors qu'ils se trouvent dans une situation identique, et ce sans rapport aucun avec l'objet de la loi. En effet, le montant que les abonnés sanctionnés devront continuer à verser à leurs fournisseurs d'accès, une fois leur accès à internet suspendu, variera selon les clauses du contrat de chacun, et non selon la gravité de l'atteinte portée aux droits de propriété intellectuelle qui leur est reprochée. En d'autres termes, la discrimination ainsi engendrée est dépourvue de tout lien direct, et même indirect, avec l'objet que la loi établit, la protection des droits des auteurs.
Pour ces motifs, cette disposition appelle une censure de votre juridiction.
- Une telle sanction ne peut être prononcée que par l'autorité judiciaire
A tout le moins et compte tenu des conséquences graves et directes qu'elle est susceptible d'avoir sur les conditions d'exercice de l'ensemble de ces libertés et droits fondamentaux, le prononcé d'une telle sanction ne peut à l'évidence relever que de l'autorité judiciaire. La suspension d'une connexion à internet ne peut en conséquence être laissée à l'appréciation d'une autorité administrative, fut-elle indépendante. Elle relève par nature de la seule compétence de l'autorité judiciaire, gardienne des libertés essentielles et de la propriété privée.
Vous avez jugé, dans une décision n° 94-352 DC, " que la méconnaissance du droit au respect de la vie privée peut être de nature à porter atteinte à la liberté individuelle ". Or, l'article 66 de la Constitution impose que cette liberté soit placée sous le contrôle de l'autorité judiciaire. En permettant à la HADOPI de prononcer seule une sanction affectant de manière aussi directe la liberté individuelle, sans prévoir l'intervention de l'autorité judiciaire, le législateur a méconnu les dispositions de l'article 66 de la Constitution.Pour ces motifs, la disposition en cause appelle une censure de votre juridiction.
- Les compétences et les pouvoirs exorbitants reconnus à la HADOPI
La création d'une autorité administrative indépendante ne pose pas en soi de problèmes de constitutionnalité et peut même contribuer à l'effectivité des droits constitutionnels. Toutefois, dans le cas présent, la création de la HADOPI, compte tenu de l'étendue de ses pouvoirs et compétences, expose les citoyens au risque d'arbitraire et à une application de la loi contraire à la Constitution.
Par une jurisprudence constante, votre juridiction rappelle fréquemment au législateur le devoir qui lui appartient, en vertu de l'article 34 de la Constitution, d'être suffisamment clair et précis afin de poser les garanties légales de nature à éviter des interprétations contraires à la Constitution de la part des autorités d'application. Vous avez ainsi considéré que l'article 34 de la Constitution et les articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen imposent au législateur " d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques afin de prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire, sans reporter sur les autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi " (décision n° 2004-500 DC du 29 juillet 2004).
Or, en négligeant d'encadrer précisément les compétences de la HADOPI et en omettant de fixer les garanties de nature à prémunir les " abonnés " contre le risque d'arbitraire, le législateur a méconnu, de manière manifeste, les obligations imposées par votre juridiction en vertu de l'article 34 de la Constitution et des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration de 1789.
Dans le même sens et compte tenu de la marge d'appréciation accordée à cette autorité dans l'exercice de son pouvoir de sanction, cette loi porte manifestement atteinte au principe de légalité des délits et des peines consacré par l'article 8 de la Déclaration de 1789.
Il convient, à cet égard, de rappeler que ces exigences constitutionnelles " ne concernent pas seulement les peines prononcées par les juridictions répressives mais s'étendent à toute sanction ayant le caractère d'une punition même si le législateur a laissé le soin de la prononcer à une autorité de nature non juridictionnelle " (décision n° 93-325 DC du 13 août 1993).
A. ― Les pouvoirs exorbitants accordés aux agents publics de la HADOPI.
Les agents assermentés visés à l'alinéa créant un article L. 331-21 se voient conférer des pouvoirs considérables puisqu'il leur appartiendra non seulement de recevoir les saisines et de procéder à l'examen des faits mais également de constater " la matérialité des manquements " définie par la loi, c'est-à-dire de procéder à la qualification juridique des faits. Il leur appartiendra ainsi de donner suite aux saisines sur le fondement de leur seule appréciation, dans la mesure où la loi ne fixe aucun critère permettant d'encadrer l'exercice de cette compétence. Il appartenait, à cet égard, au législateur de poser des garanties afin que la décision d'un agent de donner suite à une saisine de la HADOPI soit prise sur le fondement de critères objectifs fixés par la loi et ne soit pas ainsi laissée à leur libre appréciation. Dans de telles conditions, rien ne garantit un traitement égal des citoyens qui seront ainsi exposés au pouvoir discrétionnaire de ces agents.
Le même article L. 331-21 confère à ces " agents " des pouvoirs d'investigation exorbitants puisqu'ils pourront " obtenir tous documents, quel qu'en soit le support, y compris les données conservées et traitées par les opérateurs de communications électroniques... ". Cet article confère donc à ces agents le pouvoir de rendre nominatives les adresses IP. De plus, en liant ce pouvoir d'obtenir des informations auprès des opérateurs et prestataires aux " nécessités de la procédure ", le législateur leur confère un pouvoir dont les limites sont laissées à leur seule appréciation. La définition de leurs prérogatives en la matière apparaît d'autant plus obscure que l'utilisation de l'adverbe " notamment " est susceptible de conduire à une extension illimitée de leur capacité d'investigation auprès des opérateurs de communications électroniques. En effet, si la loi vise de manière explicite leur pouvoir d'obtenir " l'identité, l'adresse postale, l'adresse électronique et les coordonnées téléphoniques de l'abonné... " suspecté d'avoir téléchargé illégalement une œuvre protégée, elle omet de préciser les autres informations qui pourraient éventuellement être collectées par ces agents.
Lors de l'examen de la loi relative à la lutte contre le terrorisme, sujet hautement plus sensible, vous aviez relevé que le législateur avait pris soin d'assortir la procédure de réquisition de données techniques, de limitations et de précautions propres à assurer une juste conciliation entre le respect de la vie privée et la prévention des actes terroristes. Au titre de ces limitations et précautions, vous évoquiez, d'une part, l'énumération limitative des informations susceptibles d'être recueillis et, d'autre part, l'accord préalable d'une personnalité désignée par la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (votre décision n° 2005-532 DC). Vous pourrez constater qu'aucune limitation ou précaution de cette nature n'a été édictée par le législateur aux fins d'encadrer l'exercice de leur compétence par les agents assermentés de la HADOPI.
Lors de l'examen de la loi relative à la protection des personnes physiques à l'égard des traitements de données à caractère personnel, vous avez considéré que constituait une garantie le fait que les adresses IP ne puissent " acquérir un caractère nominatif que dans le cadre d'une procédure judiciaire et par rapprochement avec des informations dont la durée de conservation est limitée à un an " (votre décision n° 2004-499 DC). Vous pourrez constater que ces garanties ont été supprimées par la présente loi alors même qu'elles étaient le corollaire de l'exigence constitutionnelle du droit au respect de la vie privée. En conséquence, l'article 14 de la présente loi modifie l'article 34-1 du code des télécommunications qui place désormais la HADOPI sur un pied d'égalité avec l'autorité judiciaire. Ainsi, en permettant à ces agents de rendre nominatives les adresses IP en dehors de toute procédure judiciaire, le législateur a supprimé une garantie essentielle du droit au respect de la vie privée et encourt à ce titre une censure conformément à votre jurisprudence (notamment votre décision n° 86-210 DC).
Ainsi, sur le seul fondement du relevé d'une adresse IP sur un site d'échange " pair à pair ", cette loi confère aux agents le pouvoir de constater l'infraction, de collecter des informations nominatives et de décider souverainement si la poursuite de la procédure se justifie. Compte tenu de ces nombreuses lacunes, la loi accorde à ces agents une telle marge d'appréciation qu'elle expose les citoyens au risque d'arbitraire ainsi qu'à des applications contraires aux exigences constitutionnelles et porte singulièrement une atteinte excessive à la protection des données à caractère personnel et au droit au respect de la vie privée.
En outre, l'attribution de ces compétences et pouvoirs semble manifestement incompatible avec le caractère flou et indéterminé du statut de ces agents fixé par l'alinéa créant un article L. 331-22. Au demeurant, il n'est pas anodin de relever que l'article L. 331-21 accorde à ces agents les mêmes prérogatives que celles des " membres de la commission de protection " sans pour autant assortir leur statut de garanties équivalentes. En effet, si le législateur a prévu que ces agents seraient astreints au secret professionnel, les enquêtes administratives destinées à s'assurer que leur comportement n'est pas incompatible avec l'exercice de leur fonction ou mission apparaissent largement insuffisantes compte tenu des pouvoirs qu'ils se verront conférer. Enfin, le législateur se contente d'évoquer, sans les définir, les " conditions de moralité " qu'ils devront remplir et les " règles déontologiques " qu'ils devront observer, renvoyant à un décret en Conseil d'Etat le soin de préciser des éléments constituant de manière évidente des garanties relevant de la seule compétence du législateur. Ce renvoi apparaît, compte tenu de l'importance des règles en question et de l'absence de limites fixées par le législateur au Gouvernement dans l'exercice de sa compétence réglementaire, comme étant constitutif d'une incompétence négative caractérisée.
Pour ces motifs, l'ensemble des dispositions visées appelle une censure de votre juridiction.
B. ― Le pouvoir discrétionnaire des agents privés chargés de saisir la HADOPI.
Les agents privés assermentés visés à l'alinéa créant un article L. 331-24 disposent également d'un pouvoir considérable incompatible avec les principes dont vous assurez la protection.
D'une part, ces agents sont en charge de la surveillance des réseaux et sont habilités à procéder au relevé des adresses IP des abonnés suspectés d'avoir partagé un fichier d'œuvres protégées. Ils disposent, à ce titre, d'une marge d'appréciation illimitée s'agissant des moyens utilisés aux fins de procéder à ces relevés. De même, ces relevés d'adresses nécessiteront la mise en œuvre d'un traitement automatisé de données alors même qu'aucune limite n'a été fixée par le législateur en la matière. Or, dans votre décision n° 2004-499 DC, vous avez considéré que la possibilité ouverte à ces agents de mettre en œuvre des traitements portant sur des données relatives à de telles infractions ne posait pas de problème de constitutionnalité dès lors que la création de ces traitements était " subordonnée à l'autorisation de la Commission nationale de l'informatique et des libertés en application du 3° du I de l'article 25 nouveau de la loi du 6 janvier 1978 ".
D'autre part, ces agents se voient conférer la faculté de saisir la commission de protection des droits. Cette saisine s'exercera de manière totalement discrétionnaire dans la mesure où la loi n'encadre nullement cette compétence. Il n'est pas anodin de constater, à cet égard, que la loi place sur un pied d'égalité ces derniers et le procureur de la République s'agissant de la saisine de ladite commission. Dans de telles conditions, rien ne garantit un traitement égal des citoyens qui seront ainsi exposés au pouvoir discrétionnaire de ces agents de saisir ou non la commission de protection des droits de la HADOPI. En outre, le dispositif mis en place permet à ces agents de saisir au choix la HADOPI et/ou le juge civil et/ou le juge pénal, c'est-à-dire leur laisse le choix de la politique répressive à appliquer sur la base d'un fondement juridique dont les contours sont mal définis. Dans le cadre de son rapport pour l'année 2009, la CNIL a pu expliquer, à cet égard, qu'elle avait émis des réserves sur " l'effectivité du processus de " déjudiciarisation ” et le rôle des sociétés de perception et de répartition des droits d'auteur (SPRD). Ces organismes, qui effectuent la surveillance des réseaux, pourront discrétionnairement faire le choix de saisir le juge pénal ou la HADOPI " (19). Ainsi, pour des faits comparables, des abonnés pourront se retrouver soit devant le juge, soit devant la HADOPI alors que cette possible différence de traitement ne repose sur aucune différence de situation clairement établie par la loi et n'est justifiée par aucun motif d'intérêt général.
Pour ces motifs, cette disposition appelle une censure de votre juridiction.
__________
(19) CNIL, 22e rapport d'activité 2008, p. 19.
1 version