- Quant à l'imprécision des dispositions déférées
Les requérants font ici grief à ces dispositions de ne pas respecter le principe de légalité, tel qu'inscrit à l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, par son manque de clarté et de précision quant à la définition des personnes susceptibles d'être visées par les arrêtés en question.
Qu'en effet l'« objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi » impose au législateur « d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques » afin de « prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi » (2004-509 DC du 13 janvier 2005, cons. 25).
Or la notion de « personnes se prévalant de la qualité de supporter d'une équipe ou se comportant comme tel » n'a pas d'équivalent dans le code du sport qui ne connaît que les « associations de supporters » (L. 332-17), ou les groupements « de fait ayant pour objet le soutien à une association sportive » (L. 332-18).
Ainsi, cette définition recouvrirait non seulement les membres d'association de supporters ou les membres de groupements de fait, mais également toute personne qui soutient de près ou de loin une équipe de football ― puisque c'est ce sport en particulier qui est manifestement visé ― et ce indépendamment de son comportement passé ou actuel propre, indépendamment de la menace qu'elle représente pour l'ordre public.
Mais, en réalité, en l'absence de définition plus précise, c'est toute personne qui se trouvera à proximité d'un stade et que les forces de police ou de gendarmerie considéreront comme relevant de la catégorie de supporter qui tombera sous le coup de l'arrêté. Ainsi l'application de ces dispositions dépendra-t-elle exclusivement de l'appréciation des autorités administratives, ministérielles, préfectorales et policières, sans qu'aucune garantie légale ne vienne prémunir le risque d'arbitraire dans leur mise en œuvre.
- Quant au manque d'encadrement
des pouvoirs conférés
De surcroît, le législateur est resté manifestement en deçà de sa compétence, alors que lui incombe « d'exercer pleinement la compétence que lui confie la Constitution et, en particulier, son article 34 » (2004-500 DC du 29 juillet 2004, cons. 13). Que s'agissant de la préservation de l'ordre public dans le cadre de la police administrative, il lui appartient ainsi « de fixer les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques » (2010-604 DC du 25 février 2010, cons. 22).
Ainsi, les mesures de police administrative susceptibles d'affecter l'exercice des libertés constitutionnellement garanties doivent-elles être justifiées par une menace réelle pour l'ordre public, reposant sur des circonstances particulières caractérisant le risque de trouble à l'ordre public dans chaque espèce (cf. notamment 93-323 DC du 5 août 1993, cons. 9 ; 2003-467 DC du 13 mars 2003, cons. 9 ; 2010-13 QPC du 9 juillet 2010 cons. 8).
Or, ce n'est pas la menace directe à l'ordre public qui est visée par les dispositions contestées, ni le fait que les personnes en cause menacent par des éléments objectifs cet ordre public, mais leur « présence (...) susceptible d'occasionner des troubles graves à l'ordre ». C'est dire la marge d'appréciation ainsi octroyée aux autorités administratives en l'absence d'un cadre légal plus contraignant.
De plus, le législateur a renvoyé à ces mêmes autorités administratives le soin de définir elles-mêmes les limites à l'exercice de leur propre pouvoir de police. Ce sont ainsi elles qui seules apprécieront la durée de l'interdiction ou de la restriction de circulation, sans qu'il ne leur soit imposé une durée maximale, ni même que cette durée soit limitée à un temps strictement nécessaire. De même que ce sont elles qui apprécieront le périmètre de la restriction de la liberté d'aller et venir qui, à défaut de limite légale, pourra aussi bien concerner les abords immédiats d'un stade, que le territoire entier d'une commune, voire d'un département.
S'agissant du cas particulier des mesures d'interdiction individuelle de déplacement, la loi ne prévoit même pas les conditions dans lesquelles l'arrêté du ministre de l'intérieur devra être notifié à la personne visée ; au risque pour cette dernière de tomber sous le coup de la loi sans en avoir été préalablement avisé.
De manière générale, si conformément à l'article 34 de la Constitution c'est à la loi de fixer les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques, en revanche « la mise en œuvre des garanties déterminées par le législateur relève du pouvoir exécutif », et, au sein du pouvoir exécutif, au Premier ministre qui a « le soin d'assurer l'exécution des lois et (...) d'exercer le pouvoir réglementaire » (2009-580 DC du 10 juin 2009, cons. 33, et 2003-485 DC du 4 décembre 2003, cons. 31-35).
Dans le cas présent, il eût donc fallu, à tout le moins, que le législateur renvoyât à un décret pris en Conseil d'Etat le soin de fixer les modalités d'application des dispositions contestées, et non de les laisser à la discrétion du ministre de l'intérieur ou des préfets de département.
Le défaut de clarté dans les termes de la loi qui ne permettent pas de déterminer avec suffisamment de précision les personnes potentiellement concernées, lié à cette absence de cadre strict ou au moins réglementaire pour l'exercice de ces prérogatives de police administrative, font peser sur la liberté individuelle d'aller et venir un risque réel et sérieux.
C'est la raison pour laquelle vous ne manquerez pas de constater que le législateur a commis une erreur manifeste d'appréciation dans la conciliation entre, d'une part, la prévention des atteintes à l'ordre public et, d'autre part, l'exercice des libertés constitutionnellement garanties, qu'il se devait d'assurer (2005-532 DC du 19 janvier 2006, cons. 9), au point de porter une atteinte excessive à la liberté individuelle (93-323 DC du 5 août 1993, cons. 16).
Sur l'article 90
Cette disposition vise à autoriser le préfet à procéder à l'évacuation forcée d'installations illicites « en réunion sur un terrain appartenant à une personne publique ou privée en vue d'y établir des habitations comportant de graves risques pour la salubrité, la sécurité ou la tranquillité publiques », après une mise en demeure restée infructueuse pendant quarante-huit heures.
Elle prévoit également la possibilité pour le préfet de saisir « le président du tribunal de grande instance d'une demande d'autorisation de procéder à la destruction des constructions illicites édifiées pour permettre l'installation en réunion sur le terrain faisant l'objet de la mesure d'évacuation ».
D'après ses promoteurs, ce dispositif se contenterait d'adapter « la procédure applicable à l'évacuation des résidences mobiles de gens du voyage stationnés illégalement » prévue par loi n° 2000-614 du 5 juillet 2000 à des habitations non mobiles (rapport de la commission des lois de l'Assemblée nationale n° 2827, octobre 2010, p. 156). Le calque n'est pourtant qu'apparent.
Votre haute juridiction a eu l'occasion au travers d'une question prioritaire de constitutionnalité de valider l'article 9 de la loi de 2000 modifiée (2010-13 QPC du 9 juillet 2010, cons. 9). Vous avez ainsi pu considérer que la liberté d'aller et venir n'était pas méconnue en raison d'un certain nombre de garanties contenues dans cet article, et notamment que :
― l'évacuation ne peut être mise en œuvre qu'en cas de stationnement irrégulier de nature à porter une atteinte à la salubrité, à la sécurité ou à la tranquillité publiques ;
― elle ne peut être diligentée que sur demande du maire, du propriétaire ou du titulaire du droit d'usage du terrain ;
― elle ne peut survenir qu'après mise en demeure des occupants de quitter les lieux ;
― les intéressés bénéficient d'un délai qui ne peut être inférieur à vingt-quatre heures à compter de la notification de la mise en demeure pour évacuer spontanément les lieux occupés illégalement ;
― cette procédure ne trouve à s'appliquer aux personnes propriétaires du terrain sur lequel elles stationnent ;
― elle peut être contestée par un recours suspensif devant le tribunal administratif.
Or, parce que ces garanties ne se retrouvent pas intégralement dans la loi qui vous est ici déférée, les requérants considèrent que sont méconnues les exigences constitutionnelles liées à la dignité humaine (1), à la garantie des droits (2), à la liberté d'aller et venir, au respect de la vie privée, à l'inviolabilité du domicile (3) et à la présomption d'innocence (4).
- Quant à la dignité humaine
La sauvegarde de la dignité humaine implique que chacun puisse bénéficier d'un logement, et qui plus est, d'un logement décent. La légitime lutte contre la reconstitution de bidonvilles sur le territoire ne saurait soustraire les pouvoirs publics en général, et le législateur en particulier, à cet objectif qui découle directement du Préambule de la Constitution de 1946.
En effet, avez-vous affirmé avec force qu'il ressortait des principes inscrits dans le Préambule de 1946, et notamment de celui de « la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation », que « la possibilité pour toute personne de disposer d'un logement décent [était] un objectif de valeur constitutionnelle » (98-403 DC du 29 juillet 1998, cons. 1-4. Cf. aussi 2009-578 DC du 18 mars 2009, cons. 12).
Or le dispositif ici contesté, en permettant de faciliter l'expulsion de personnes vivant dans des conditions déjà peu conformes à la dignité humaine, sans qu'aucune contrepartie en matière de relogement ne soit prévue, heurte de front l'objectif d'assurer à chacun la disposition d'un logement décent. Il ajoutera de la précarité à la précarité.
Car en effet, il ne faut par perdre de vue que le recours à l'habitat de fortune est directement lié à une augmentation des situations d'exclusion par le logement, la mise en œuvre de la loi DALO n° 2007-290 du 5 mars 2007 n'ayant pu résoudre ce problème au regard de l'ampleur de la crise du logement. Le 4e rapport annuel de 2010 du comité de suivi de la mise en œuvre du droit au logement opposable est à cet égard alarmant, et se concluait d'ailleurs en ces termes : « L'Etat ne peut pas rester hors la loi. »
Le risque que comporte pourtant la possibilité offerte aux préfets de recourir à des procédés accélérés d'expulsion, dérogatoires du droit commun, pour la dignité humaine appelle ainsi à lui seul votre censure, et ce d'autant que la garantie des droits de personnes concernées n'est pas, par ailleurs, suffisamment assurée.
- Quant à la garantie des droits
Les requérants rappellent que, conformément à l'article 16 de la Déclaration de 1789 « toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminées, n'a pas de constitution ». De cette exigence vous en avez déduit qu'elle prohibait toute « atteinte substantielle au droit des personnes intéressées d'exercer un recours effectif devant une juridiction » (99-416 DC du 23 juillet 1999, cons. 38, et 2005-532 DC du 19 janvier 2006, cons. 11). Comme a pu le relever le professeur Nicolas Molfessis, le droit au recours juridictionnel constitue en quelque sorte « le droit des droits » (13). Or c'est bien cette garantie qui fait ici défaut.
Ce qui justifiait l'éviction du recours au juge dans la loi de 2000 modifiée était les facilités que ses dispositions étaient censées garantir en échange aux gens du voyage en termes d'aires d'accueil. Dans l'hypothèse où ces derniers s'installaient hors de ces aires quand elles existaient, il ne paraissait pas disproportionné de procéder à leur évacuation sans passer par un juge. Mais en l'espèce, il n'est point de dispositif équivalent.
Les requérants considèrent que le droit de saisir le juge administratif dans un délai de 48 heures n'est pas suffisant pour satisfaire à cette exigence constitutionnelle.
En effet, si ce recours est formellement disponible, la réalité est qu'il sera pratiquement ineffectif, eu égard à la situation des personnes visées caractérisée par une extrême précarité et un extrême dénuement. Or, sans craindre de recourir à une tautologie, il ne saurait y avoir de recours effectif qui ne l'est effectivement. Comme a pu en juger la Cour européenne des droits de l'homme, « le recours exigé (...) doit être "effectif” en pratique comme en droit » (Gebremedhin [Gaberamadhien] c. France, 26 avril 2007, n° 25389/05, § 53).
Vous-même d'ailleurs ne considérez pas que l'existence d'une possibilité de recours soit toujours suffisante pour garantir le respect effectif de l'article 66 de la Constitution. Ainsi avez-vous jugé, à propos du maintien en hospitalisation sans consentement, que « les recours juridictionnels dont disposent ces personnes pour faire annuler la mesure d'hospitalisation ou y mettre fin ne suffisent à satisfaire à ces exigences » (2010-71 QPC du 26 novembre 2010, cons. 25).
Or en l'espèce, en ne prévoyant pas d'intervention préalable du juge judiciaire, le législateur a, sinon de jure du moins de facto, porté une atteinte majeure au droit des personnes intéressées à un recours effectif, contraire à la garantie des droits proclamée à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
(13) Le Conseil constitutionnel et le droit privé, LGDJ, Paris, 1997, p. 238.
1 version