- Quant à la liberté d'aller et venir, au respect
de la vie privée et l'inviolabilité du domicile
Lorsque vous avez validé le nouvel article 322-4-1 du code pénal qui sanctionne notamment le « fait de s'installer en réunion, en vue d'y établir une habitation, même temporaire, sur un terrain appartenant (...) à tout autre propriétaire autre qu'une commune, sans être en mesure de justifier de son autorisation ou de celle du titulaire du droit d'usage du terrain », vous avez rappelé qu'il appartenait au législateur, en prévoyant la répression de telles atteintes, d'assurer la conciliation entre les exigences constitutionnelles de « prévention d'atteintes au droit de propriété et à l'ordre public » et « l'exercice des libertés constitutionnellement garanties, au nombre desquelles figurent la liberté d'aller et venir, le respect de la vie privée et l'inviolabilité du domicile » (2003-467 DC du 13 mars 2003, cons. 70).
Or, à la différence de la loi de 2000 modifiée, la mise en demeure et l'évacuation forcée pourra être ici diligentée à la seule initiative du préfet de département, sans que ne lui en ait été préalablement fait la demande par le propriétaire ou le titulaire du droit d'usage du terrain. En d'autres termes, la prévention des atteintes à la propriété privée n'est plus aux nombres des objectifs constitutionnels poursuivis.
Aussi, dès lors que l'éviction du recours au juge judiciaire préalable à l'évacuation n'est plus justifiée par la poursuite de cet objectif, il apparaît que la conciliation qu'a opérée le législateur entre la préservation de l'ordre public et les exigences constitutionnelles susmentionnées se trouve manifestement déséquilibrée, aux dépens des secondes.
De surcroît, à partir du moment où l'évacuation forcée peut être ordonnée sans que le propriétaire des lieux n'en ait fait la demande, c'est à son droit de propriété qu'il est porté atteinte. Il eût importé à cet égard de rendre effectif le droit d'opposition que lui reconnaît la loi dans le délai de 48 heures. Pourtant, rien n'est prévu dans l'hypothèse où la notification de la mise en demeure n'aura pu être assurée, et donc le droit d'opposition exercé.
Or, s'il était loisible au législateur « de modifier des textes antérieurs ou d'abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d'autres dispositions », il ne pouvait le faire qu'à condition de ne pas priver de « garanties légales des exigences constitutionnelles », sinon à encourir votre censure (2010-71 QPC du 26 novembre 2010, cons. 15). Pourtant, en supprimant l'intervention du juge judiciaire et en ne garantissant pas suffisamment le droit d'opposition du propriétaire des lieux, c'est bien ce qu'il a fait.
- Quant à l'atteinte à la présomption d'innocence
La condition du déclenchement du dispositif contesté réside notamment dans le caractère « illicite » de l'installation en cause.
Différentes circonstances font que l'occupation d'une propriété peut tomber sous le coup de la loi pénale, et donc être illicite.
Toutefois, la circonstance visée par l'article ici en cause, l'installation en réunion sur un terrain appartenant à une personne publique ou privée en vue d'y établir des habitations, est, elle, très proche dans sa rédaction de l'article 322-4-1 du code pénal déjà cité et qui sanctionne notamment le « fait de s'installer en réunion, en vue d'y établir une habitation, même temporaire, sur un terrain appartenant (...) à tout autre propriétaire autre qu'une commune, sans être en mesure de justifier de son autorisation ou de celle du titulaire du droit d'usage du terrain ». Pareille installation constitue un délit « puni de six mois d'emprisonnement et de 3 750 euros d'amende ».
Or la proximité entre la rédaction de ces deux dispositions constitue une violation manifeste de l'article 9 de la Déclaration de 1789, en vertu duquel tout homme est présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, et dont il « résulte qu'en principe le législateur ne saurait instituer de présomption de culpabilité en matière répressive » (2009-580 DC du 10 juin 2009, cons. 17).
Pourtant ici, si des poursuites étaient engagées sur le fondement de l'article 322-4-1 du code pénal, à la suite d'une évacuation forcée fondée sur l'article 90 ici déféré, il est manifeste que l'appréciation de la licéité à laquelle aura dû procéder le préfet fera peser sur les personnes éventuellement poursuivies une véritable présomption de culpabilité ; les éléments constitutifs qui auront présidé à la décision d'évacuation forcée étant, en fait, les mêmes que ceux qui présideraient à une éventuelle poursuite et condamnation pénale.
Pour cette raison aussi, cette disposition appelle votre censure.
Sur l'article 92
Cette disposition vise à conférer à l'ensemble des agents de police judiciaire (APJ) adjoints visés à l'article 21 du code de procédure pénale la faculté de procéder à des contrôles d'identité en application de l'article 78-2 du même code.
Cela concerne donc les agents de police municipaux, qui est le principal objectif poursuivi par la loi, mais aussi les volontaires servant en qualité de militaire dans la gendarmerie, les adjoints de sécurité, les agents de surveillance de Paris et les gardes champêtres.
En chiffres ― qui ne sont hélas pas assez précis faute d'étude d'impact sur ce point ― cela signifie qu'aux grosso modo 200 000 officiers de police judiciaire (OPJ) et APJ actuels de la police et de la gendarmerie nationales viendront s'ajouter environ 50 000 APJ adjoints à même d'effectuer des contrôles d'identité.
Les requérants considèrent que cette envolée du nombre de personnes habilitées à procéder à ces contrôles emportera des atteintes excessives à la liberté individuelle. Vous-même avez tenu compte du fait qu'entre 1993 et 2009 le nombre de fonctionnaires civils et militaires ayant la qualité d'officier de police judiciaire était passé de 25 000 à 53 000 pour ensuite constater que ces évolutions avaient « contribué à banaliser le recours à la garde à vue » (2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010, cons. 17-18). Or, à n'en pas douter, la capacité offerte d'un seul coup à 50 000 nouvelles personnes de procéder à des contrôles d'identité contribuera elle aussi à la banalisation du recours à ces contrôles.
Il est fondamental à cet égard de rappeler que votre haute juridiction a toujours porté une attention particulière à ce que les contrôles d'identité ne soient pas exercés arbitrairement, et hors le contrôle de l'autorité judiciaire.
Ainsi avez-vous jugé que si « la prévention d'atteintes à l'ordre public, notamment d'atteintes à la sécurité des personnes ou des biens, est nécessaire à la sauvegarde de principes et de droits ayant valeur constitutionnelle », en revanche, « la pratique de contrôles d'identité généralisés et discrétionnaires serait incompatible avec le respect de la liberté individuelle » (93-323 DC du 5 août 1993, cons. 9). Or, comme l'a relevé la Commission nationale de déontologie de la sécurité par un doux euphémisme, « il n'est pas manifeste que tous les policiers aient toujours été pénétrés de ce principe » (14).
Par ailleurs, pour éviter les contrôles arbitraires au faciès, vous aviez jugé que la mise en œuvre des vérifications ainsi confiées par la loi à des autorités de police judiciaire devait « s'opérer en se fondant exclusivement sur des critères objectifs et en excluant, dans le strict respect des principes et règles de valeur constitutionnelle, toute discrimination de quelque nature qu'elle soit entre les personnes » (93-325 DC du 13 août 1993, cons. 16). Et pourtant, toujours dans son rapport de 2008, la CNDS rappelait qu'il convenait « en particulier d'éviter les contrôles d'identité sans motif et au faciès » (15).
Eu égard à l'importance du nombre des personnes qui seraient dorénavant habilitées à procéder à ces contrôles, les risques qu'ils deviennent généralisés et discrétionnaires, particulièrement quand ils sont opérés par des personnes qui n'ont pas reçu la formation de la police ou de la gendarmerie nationale, est ainsi manifestement élevé.
Les requérants ne partagent pas l'opinion du rapporteur de la commission des lois du Sénat selon laquelle le fait que les APJ adjoints doivent agir sous la responsabilité d'un OPJ serait de nature à « sécuriser ces contrôles » (rapport n° 517 [2009-2010], p. 156). Au contraire même, notamment parce que les maires ont de droit la qualité d'officier de police judiciaire.
Or, ici, le législateur n'a pas pris les mêmes précautions que pour la participation des APJ adjoints aux dépistages d'alcoolémie, et n'a ainsi pas exclu que les maires puissent diligenter des contrôles d'identité sur le territoire de leur commune. On n'ose imaginer les abus auxquels cela pourrait donner lieu.
Aussi, parce que l'extension à l'ensemble des APJ adjoints de la possibilité de procéder à des contrôles d'identité n'offre pas de garanties suffisantes contre des atteintes arbitraires à la liberté individuelle, les requérants vous demandent la censure de cette disposition.
(14) Rapport d'activité de la commission de 2008, dans lequel elle consacre une étude sur la Déontologie des forces de sécurité en présence des mineurs (p. 54). (15) Idem.
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