II. - Sur la liberté d'entreprendre
et le droit de propriété
A. - Les nouvelles dispositions introduites dans le chapitre II du titre V du livre VII du code rural par l'article 1er de la loi déférée ont pour objet d'améliorer la protection sociale des exploitants agricoles et de leur famille contre les accidents du travail et les maladies professionnelles, qui était jusque-là assurée par le secteur concurrentiel de l'assurance. La loi adoptée entend instituer, pour couvrir ces risques, un régime de sécurité sociale fondé sur un barème légal de cotisations et de prestations et offrant une couverture effective à l'ensemble des non-salariés agricoles.
Pour contester, dans son principe même, la réforme adoptée par le Parlement, les sénateurs requérants estiment qu'elle porte une atteinte excessive à la liberté d'entreprendre. Ils considèrent que la remise en cause du rôle auparavant assuré par le secteur privé de l'assurance ne repose pas sur un intérêt général suffisant, alors que le régime actuel avait fait l'objet de propositions de réforme permettant notamment de revaloriser les prestations, de contrôler le respect de l'obligation d'assurance et de renforcer la prévention. Ils font valoir qu'en raison des carences et des risques qui affecteraient les modalités retenues par le législateur, celles-ci seraient manifestement inappropriées à l'objectif poursuivi du point de vue tant des agriculteurs concernés que des finances publiques, des règles de concurrence et de la participation des entreprises d'assurance au fonctionnement du système.
De leur côté, les députés, auteurs de la seconde saisine, critiquent plus particulièrement le régime d'autorisation auquel le nouvel article L. 752-14 du code rural subordonne la possibilité, pour les organismes assureurs, de garantir les risques en cause. Ils y voient une dénaturation de la liberté d'entreprendre et du droit de propriété, en raison notamment de l'absence d'obligation, pour le ministre, de motiver les décisions de refus d'autorisation.
B. - Ces moyens ne peuvent être accueillis.
- On relèvera d'abord que le caractère d'intérêt général de l'objectif poursuivi en l'espèce par l'intervention du législateur est d'autant moins contestable que cet objectif est de rang constitutionnel : la loi vise en effet à mieux mettre en oeuvre le droit de chacun à la protection de la santé et à la sécurité matérielle, énoncé par le onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946.
Dans la profession agricole, où sont recensés chaque année 40 000 accidents du travail, la prévention et la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles des chefs d'exploitation agricole et des membres de leur famille s'avèrent particulièrement nécessaires. L'intervention du législateur permettra ainsi de rendre plus effectif le droit à la santé en favorisant la prévention des risques professionnels et en garantissant le bénéfice de prestations en nature et en espèces, lors de la survenance de ces risques.
Or, les mécanismes d'assurance contre les accidents du travail des exploitants agricoles (AAEXA) qui prévalaient jusqu'ici ne garantissaient pas une véritable couverture des exploitants et des membres de leur famille. Ces lacunes ont été mises en évidence par un rapport des inspections générales de l'agriculture et des affaires sociales, ainsi que par le rapport de Mme Marre et M. Cahuzac, députés, remis au Gouvernement en 2000.
Il est apparu, en particulier, que l'obligation d'adhésion à l'assurance contre les accidents du travail pesant sur les agriculteurs n'était pas respectée. Cette carence était liée à la nature même d'un régime confiant à des entreprises d'assurance le soin de conclure des contrats pour couvrir ce risque, sans aucune coordination, ni entre elles, ni entre ces entreprises et les caisses de mutualité sociale agricole (MSA) en charge de la protection sociale des agriculteurs pour ce qui concerne les autres risques, dont notamment l'assurance maladie (AMEXA).
De même les prestations servies par l'ancienne assurance contre les accidents du travail étaient-elles notoirement insuffisantes : il n'y existait aucune indemnité journalière et le montant maximum de la rente pour incapacité permanente, au demeurant non ouverte aux conjoints et aides familiaux, était de 24 300 F par an, soit 2 000 F par mois. Un tel revenu de remplacement, inférieur au seuil de pauvreté, ne permet pas le maintien de la pérennité économique d'une exploitation.
En outre, le montant des primes était disproportionné au regard du montant des prestations versées.
Seuls les exploitants disposant des moyens de contracter une assurance complémentaire facultative pouvaient obtenir une couverture contre les accidents du travail à la hauteur de ce qui est nécessaire pour permettre aux personnes concernées de maintenir la viabilité de leur exploitation.
- Au regard de ces constats, le Parlement a estimé que, pour garantir l'application effective du droit à la protection de la santé et à la sécurité matérielle énoncé par le Préambule, la création d'un régime de sécurité sociale était préférable à l'assurance privée, s'agissant de la protection contre le risque social encouru par les agriculteurs à raison de leurs accidents du travail et de leurs maladies professionnelles. A cette fin, la loi retient des modalités qui, contrairement à ce que soutiennent les sénateurs requérants, ne sauraient être considérées comme manifestement inappropriées.
En premier lieu, elle crée de nouvelles prestations, sous la forme d'indemnités journalières pour les chefs d'exploitation, tandis que les conjoints et aides familiaux se voient ouvrir la possibilité d'obtenir des rentes pour une incapacité totale.
En deuxième lieu, la loi substitue un dispositif de cotisations fixées par l'Etat au précédent système de primes négociées par les assurances avec les exploitants agricoles, afin de garantir la parfaite adéquation entre le montant global des prestations versées et le montant des recettes des organismes appelés à gérer la branche et d'éviter qu'un bénéfice de nature commerciale soit réalisé sur la couverture de base d'un risque social.
En troisième lieu, le nouvel article L. 752-12 du code rural confie à la MSA, qui dispose déjà des moyens et du savoir-faire en matière de prévention, de contrôle médical et de gestion des catégories de risques, grâce à l'expérience qu'elle a acquise dans la prévention des accidents du travail des salariés agricoles, un rôle de « caisse pivot » (centralisation des informations et des ressources du régime, gestion du contrôle médical et de la prévention, certification des immatriculations). Ce dispositif permettra notamment d'assurer un meilleur contrôle du respect de l'obligation d'assurance contre les accidents du travail, grâce à la possibilité, ouverte à la MSA, de croiser les fichiers d'assurés sociaux relevant de l'AMEXA avec de ceux de l'AAEXA.
Pour autant, la MSA ne détiendra aucun monopole de gestion du régime : aux termes de l'article L. 752-13, les exploitants agricoles pourront continuer à exercer leur libre choix entre les caisses de MSA et les entreprises d'assurance ou les mutuelles qui devront, comme c'est déjà le cas pour l'assurance maladie des exploitants agricoles, adhérer à un groupement doté de la personnalité morale, auquel elles délégueront l'ensemble de leurs compétences de gestion de la branche.
Par ailleurs, et s'il est vrai que la loi prévoit le transfert des accidents de la vie privée de l'AAEXA sur l'AMEXA, une telle disposition ne fait que régulariser ce qui était, de fait, constaté depuis longtemps par la MSA, comme par les auteurs des différents rapports. En effet, en raison tant du caractère restrictif de l'accès au précédent système d'AAEXA que de sa méconnaissance par les personnels des établissements hospitaliers, qui sont plus familiers des autres régimes dans lesquels les accidents de la vie privée relèvent de l'assurance maladie, les accidents de la vie privée étaient, la plupart du temps, imputés à la charge de l'AMEXA. Contrairement à ce que soutiennent les requérants, la loi n'entraîne donc pas de dépense supplémentaire pour l'assurance maladie.
En outre, bien que les prestations offertes par l'AMEXA soient plus faibles que celles, nettement revalorisées, du nouveau régime d'AAEXA, le transfert des accidents de la vie privée sur l'assurance maladie n'entraînera aucune dégradation de la couverture de ces accidents par rapport à la situation existante. En effet, avant le passage au nouveau régime d'AAEXA, les prestations qui y étaient offertes étaient du même niveau que celles offertes en AMEXA : le transfert des accidents de la vie privée d'une branche sur l'autre n'entraîne donc que le statu quo pour les victimes de ces accidents, qui ne bénéficient pas de la revalorisation des prestations couvrant les accidents du travail proprement dits.
- Le dispositif ainsi retenu ne porte aucune atteinte à la liberté d'entreprendre ni au droit de propriété.
Ainsi tout organisme relevant du code des assurances ou du code de la mutualité disposera-t-il de la possibilité de proposer ses services dans le nouveau régime. Ces organismes pourront continuer à proposer, à cette occasion, toute la gamme de leurs produits d'assurance qui dépasse largement la seule garantie contre les accidents du travail.
De même est-ce à tort que les requérants voient dans le nouvel article L. 752-14, qui fait obligation à ces organismes de déléguer l'ensemble des opérations de gestion de la branche, à l'exception de l'affiliation, à un groupement doté de la personnalité morale, une atteinte excessive à leur liberté. Il convient en effet de souligner que les personnes morales chargées de la gestion du régime (MSA et groupement) sont dotées par la loi déférée de prérogatives de puissance publique. Ainsi pourront-elles poursuivre le recouvrement forcé des cotisations, conformément au droit commun de la sécurité sociale. Par ailleurs, elles assureront la gestion de fichiers nominatifs. Dès lors qu'il était décidé de ne pas réserver l'exercice de ces compétences à un organisme public, il convenait de les confier à un organisme spécialisé, exclusivement chargé de cette activité et faisant l'objet d'un contrôle approprié.
Quant au rôle de « caisse pivot » défini à l'article L. 751-12, il devait naturellement revenir à la MSA, prise en sa qualité de gestionnaire du service public de la sécurité sociale de base des agriculteurs. En outre, la gestion du régime de base sera, en vertu des règles comptables qui s'appliquent à tout organisme de sécurité sociale, parfaitement distincte de la gestion des autres branches.
Enfin, c'est en vain que les députés requérants voient également une limitation de la liberté d'entreprendre dans l'autorisation que devront recevoir, en vertu de l'article L. 752-14, les organismes assureurs autres que les caisses de MSA pour pouvoir participer à la gestion de la branche. Il ne s'agit pas, à proprement parler, de la création d'un nouveau régime d'autorisation. On soulignera, à cet égard, qu'un régime semblable existe pour l'assurance maladie des exploitants agricoles créé par la loi no 61-89 du 25 janvier 1961, et dont les dispositions figurent aux articles L. 731-30 et L. 731-33 du code rural, et qu'il est normal d'exiger une telle autorisation pour la participation d'entreprises privées au service public de la sécurité sociale. Un tel mécanisme, qui permet de vérifier que le service public est assuré dans des conditions conformes à la volonté du législateur, répond à des motifs d'intérêt général et ne dénature la portée, ni de la liberté d'entreprendre, ni du droit de propriété.
Compte tenu de son objet, tel qu'il résulte des débats parlementaires, cette autorisation sera automatiquement délivrée dès lors qu'il sera constaté que l'organisme en question a reçu l'autorisation du ministère des finances d'exercer une activité d'assurance ou de mutuelle, et a bien adhéré au groupement visé à l'article L. 752-14.
Enfin, c'est à tort que les requérants font grief à la loi de ne pas préciser que d'éventuels refus devront être motivés. D'une part, en effet, une telle obligation de forme, pour opportune qu'elle soit, ne résulte d'aucun principe constitutionnel, s'agissant de décisions de cette nature. D'autre part, et en tout état de cause, le moyen manque en fait : de tels refus d'autorisation entrent de plein droit dans le champ d'application de la loi no 79-587 du 11 juillet 1979 en vertu du dernier alinéa de son article 1er.