JORF n°0021 du 26 janvier 2011

B. ― Quant à l'absence d'indemnisation préalable

Conformément à l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité. »
Or, comme vous l'avez indiqué dans votre décision sur les nationalisations, « les principes mêmes énoncés par la Déclaration des droits de l'homme ont pleine valeur constitutionnelle tant en ce qui concerne le caractère fondamental du droit de propriété dont la conservation constitue l'un des buts de la société politique et qui est mis au même rang que la liberté, la sûreté et la résistance à l'oppression qu'en ce qui concerne les garanties données aux titulaires de ce droit et les prérogatives de la puissance publique » (décision n° 81-132 DC du 16 janvier 1982, cons. 16).
De surcroît, et selon votre jurisprudence, le droit de propriété n'est pas un droit figé, mais évolutif. Ainsi relevez-vous régulièrement que « les finalités et les conditions d'exercice du droit de propriété ont subi depuis 1789 une évolution caractérisée par une extension de son champ d'application à des domaines nouveaux », et que « c'est en fonction de cette évolution que doit s'entendre la réaffirmation par le Préambule de la Constitution de 1958 de la valeur constitutionnelle du droit de propriété » (décision n° 89-256 DC du 25 juillet 1989, cons. 18).
Il est ainsi exact que vous avez eu l'occasion de juger que « la suppression du privilège professionnel dont jouissent les courtiers interprètes et conducteurs de navire ne constitu[ait] pas une privation de propriété au sens de l'article 17 précité de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 » (décision n° 2000-440 DC du 10 janvier 2001, cons. 5), et considérer que c'était l'article 13 qui était applicable en l'espèce.
La situation est néanmoins ici toute différente, et appelle l'application non de l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, mais bien de son article 17.
Primo, parce que, à la différence des courtiers interprètes et des conducteurs de navires dont le monopole avait été supprimé par la loi n° 2001-43 du 16 janvier 2001, la loi ici en cause supprime non seulement le monopole de postulation des avoués devant les cours d'appel, mais elle supprime l'activité même de ces derniers là où les courtiers interprètes et les conducteurs de navires pouvaient, eux, continuer à exercer leur activité, mais dans un cadre concurrentiel.
Secundo, parce que vous ne pourrez ignorer l'évolution de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme et du Conseil d'Etat relative à la notion de « biens » couverts par la protection du droit de propriété telle qu'elle figure dans le premier protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH).
Comme votre haute juridiction, la cour de Strasbourg retient une conception évolutive du droit de propriété. Elle considère en effet que « la notion de "biens” prévue par la première partie de l'article 1er du protocole n° 1 a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété des biens corporels et qui est indépendante par rapport aux qualifications formelles du droit interne », qu'à « l'instar des biens corporels, certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi être considérés comme des "droits de propriété”, et donc comme des "biens” aux fins de cette disposition », et que la « notion de "biens” ne se limite pas non plus aux "biens actuels” et peut également recouvrir des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une "espérance légitime” et raisonnable d'obtenir la jouissance effective d'un droit de propriété » (Öneryildiz c. Turquie, 30 novembre 2004, n° 48939/99, § 124).
C'est ainsi qu'elle a pu juger que « l'outil de travail » constituait un « bien » au sens de l'article 1er du premier protocole à la CEDH, et relevait donc bien du droit de propriété (Lallement c. France, 11 avril 2002, n° 46044/99, § 18).
Par ailleurs, toujours sur le fondement de l'article 1er du premier protocole additionnel à la CEDH, le Conseil d'Etat a considéré que le droit de présentation des commissaires-priseurs constituait un « bien » au sens de cet accord. Selon ses termes : « la dépréciation de la valeur pécuniaire de leur droit de présentation résultant, pour les commissaires-priseurs, de la suppression par la loi du 10 juillet 2000 de leur monopole dans le domaine des ventes volontaires de meubles aux enchères publiques porte atteinte à un droit patrimonial qui, s'il revêt une nature exceptionnelle, dès lors que la disposition en est restreinte et conditionnée par la nécessité de maintenir le contrôle qui appartient au Gouvernement sur la transmission des offices et d'assurer l'indépendance des fonctions publiques attachées au titre de commissaire-priseur, n'en est pas moins un bien au sens de l'article 1er du premier protocole additionnel » (SCP Machoïr et Bailly, 23 mars 2005, n° 263944).
C'est ainsi, à juste titre, que le rapporteur de la commission des lois du Sénat a pu considérer que « la suppression des offices d'avoués et du monopole de la postulation en appel dont ils bénéficient constitu[ait] une atteinte à un droit patrimonial, relatif à l'outil de travail des avoués », qui justifiait que « l'indemnisation des avoués se fonde non sur l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 relatif à l'égalité devant les charges publiques, mais sur l'article 17 de cette Déclaration relatif au droit de propriété » (rapport n° 139 du 8 décembre 2009, p. 51). Analyse qui n'a pas été remise en cause par la suite, ni par l'Assemblée nationale ni par le Gouvernement.
Or, dès lors que la loi qui vous est ici déférée porte atteinte au droit de propriété des avoués, non seulement elle se devait de leur garantir l'indemnisation intégrale de leur préjudice, mais encore devait-elle l'assurer préalablement à la perte de leurs offices. Qu'en effet, comme vous l'avez rappelé, « la prise de possession par l'expropriant doit être subordonnée au versement préalable d'une indemnité » (décision n° 89-256 DC du 25 juillet 1989, cons. 19, et décision n° 2010-26 QPC du 17 décembre 2010, cons. 6).
Vous avez ainsi jugé que le fait que « la nationalisation des diverses sociétés visées par ladite loi s'opère par le transfert à l'Etat en toute propriété des actions représentant leur capital à la date de jouissance des obligations remises en échange » devait être regardé « comme en assurant suffisamment le caractère préalable » (décision n° 81-132 DC du 16 janvier 1982, cons. 45 et 61).
Par voie de conséquence, le dispositif institué par le dernier alinéa de l'article 13 est, quant à lui, tout à fait contraire à cette exigence. L'indemnisation est en effet renvoyée à une date ultérieure à la cessation d'activité des avoués. Trois mois dans le meilleur des cas. Beaucoup plus si le juge de l'expropriation est saisi. En effet, le tribunal de grande instance de Paris, désigné comme juge de l'expropriation par le quatrième alinéa de l'article 13 de la loi, a fait savoir à l'Assemblée nationale qu'il fallait en moyenne un délai de deux ans et demi, à compter de la saisine du juge, pour obtenir un jugement en matière d'expropriation. Pareils délais ne sont manifestement pas suffisamment préalables pour respecter les dispositions de l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen telles qu'éclairées par la jurisprudence de votre haute juridiction.
Les requérants n'ignorent pas que l'article 17 de la loi prévoit que les avoués pourront, dès la publication de la loi, demander « un acompte égal à 50 % du montant de la recette nette réalisée telle qu'elle résulte de la dernière déclaration fiscale connue à la date de la publication de la présente loi », et obtenir que le fonds d'indemnisation institué par l'article 19 procède au « remboursement au prêteur, dans un délai de trois mois, du capital restant dû au titre des prêts d'acquisition de l'office ou des parts de la société d'exercice à la date à laquelle ce remboursement prendra effet ».
Votre jurisprudence n'exclut pas d'ailleurs que « l'octroi par la collectivité expropriante d'une provision représentative de l'indemnité due » soit conforme aux exigences de l'article 17, mais c'est à la condition sine qua non que cela réponde « à des motifs impérieux d'intérêt général » (décision n° 89-256 DC du 25 juillet 1989, cons. 20, et décision n° 2010-26 QPC du 17 décembre 2010, cons. 7), et que ce mode d'indemnisation soit « suffisamment équivalent à un paiement en numéraire » de l'indemnité due (décision n° 81-132 DC du 16 janvier 1982, cons. 65).
Or, dans le cas d'espèce, aucune de ces deux conditions ne sont remplies. D'abord, parce qu'il n'existe aucun motif impérieux d'intérêt général à supprimer dans l'urgence et sans indemnisation préalable les offices des avoués près les cours d'appel. Aucune procédure de recours en manquement n'a été engagée par la Commission européenne qui risquerait de conduire à une condamnation de la France par la Cour de justice de l'Union européenne pour défaut de transposition de la directive « service », et ce précisément parce que, comme les requérants l'ont rappelé (v. supra I), la suppression des offices des avoués n'obéit à aucune exigence communautaire.
C'est même, au contraire, l'inverse qui risque de se produire, puisqu'il n'est pas exclu de voir engager la responsabilité de l'Etat « pour réparer l'ensemble des préjudices qui résulte[aient] de l'intervention d'une loi adoptée en méconnaissance des engagements internationaux de la France » (CE, Gardedieu, 8 février 2007, n° 279522), en l'occurrence en méconnaissance de l'article 1er du premier protocole additionnel à la CEDH.
Par ailleurs, aucun des autres objectifs poursuivis par la loi, simplification, modernisation et limitation du coût des procédures, à supposer qu'ils soient établis, ce qui est loin d'être le cas (3), ne saurait constituer un motif impérieux d'intérêt général.
Ensuite, l'acompte envisagé à l'article 17 de la loi et limité à 50 % du montant de la recette nette n'est manifestement pas suffisamment équivalent à l'indemnité due aux avoués pour être conforme aux exigences constitutionnelles relatives au droit de propriété.
Pour s'en convaincre, votre haute juridiction observera tout d'abord que cet article 17 n'a pas évolué, en valeur, depuis le projet de loi initial.
A l'origine, le texte ne prévoyait que d'indemniser les avoués de la perte de leur droit de présentation, et ce en limitant la réparation à 66 % de la valeur de l'office.
Depuis, la loi et les débats parlementaires afférents attestent d'une indemnisation portant à la fois sur la perte du droit de présentation, et ce à hauteur de 100 %, mais également sur le préjudice de carrière, les préjudices accessoires, et, de façon générale, l'ensemble des préjudices subis.
S'il pouvait ainsi être considéré à l'origine que l'acompte pouvait être perçu comme une somme substantielle à valoir sur l'indemnité finale, tel n'est manifestement plus le cas à la lecture du premier alinéa de l'article 13.
L'acompte prévu à l'article 17 de la loi est d'autant moins conforme que, si l'avoué obtient par ailleurs le remboursement au prêteur du capital restant dû au titre des prêts d'acquisition de l'office, le montant de l'acompte sera diminué d'autant (quatrième alinéa de l'article 17), voire complètement absorbé.
Or, comme l'a relevé à juste titre le rapporteur de la commission des lois du Sénat, « cette mesure risque de pénaliser tout particulièrement les jeunes avoués fortement endettés, puisque ceux dont l'endettement sera supérieur à la valeur de l'acompte auquel ils peuvent prétendre ne percevront rien » (rapport n° 139 du 8 décembre 2009, p. 90). En d'autres termes, pour ceux-là, aucune indemnité ne sera perçue pendant un minimum de deux ans et demi.
Aussi, parce que le dernier alinéa de l'article 13 ne permet pas de garantir aux avoués une indemnisation suffisamment préalable en réparation des préjudices résultant de la suppression de leurs offices, il appelle votre censure.

(3) Cf. les rapports n°s 1931 et 139 des commissions des lois de l'Assemblée nationale et du Sénat.


Historique des versions

Version 1

B. ― Quant à l'absence d'indemnisation préalable

Conformément à l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité. »

Or, comme vous l'avez indiqué dans votre décision sur les nationalisations, « les principes mêmes énoncés par la Déclaration des droits de l'homme ont pleine valeur constitutionnelle tant en ce qui concerne le caractère fondamental du droit de propriété dont la conservation constitue l'un des buts de la société politique et qui est mis au même rang que la liberté, la sûreté et la résistance à l'oppression qu'en ce qui concerne les garanties données aux titulaires de ce droit et les prérogatives de la puissance publique » (décision n° 81-132 DC du 16 janvier 1982, cons. 16).

De surcroît, et selon votre jurisprudence, le droit de propriété n'est pas un droit figé, mais évolutif. Ainsi relevez-vous régulièrement que « les finalités et les conditions d'exercice du droit de propriété ont subi depuis 1789 une évolution caractérisée par une extension de son champ d'application à des domaines nouveaux », et que « c'est en fonction de cette évolution que doit s'entendre la réaffirmation par le Préambule de la Constitution de 1958 de la valeur constitutionnelle du droit de propriété » (décision n° 89-256 DC du 25 juillet 1989, cons. 18).

Il est ainsi exact que vous avez eu l'occasion de juger que « la suppression du privilège professionnel dont jouissent les courtiers interprètes et conducteurs de navire ne constitu[ait] pas une privation de propriété au sens de l'article 17 précité de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 » (décision n° 2000-440 DC du 10 janvier 2001, cons. 5), et considérer que c'était l'article 13 qui était applicable en l'espèce.

La situation est néanmoins ici toute différente, et appelle l'application non de l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, mais bien de son article 17.

Primo, parce que, à la différence des courtiers interprètes et des conducteurs de navires dont le monopole avait été supprimé par la loi n° 2001-43 du 16 janvier 2001, la loi ici en cause supprime non seulement le monopole de postulation des avoués devant les cours d'appel, mais elle supprime l'activité même de ces derniers là où les courtiers interprètes et les conducteurs de navires pouvaient, eux, continuer à exercer leur activité, mais dans un cadre concurrentiel.

Secundo, parce que vous ne pourrez ignorer l'évolution de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme et du Conseil d'Etat relative à la notion de « biens » couverts par la protection du droit de propriété telle qu'elle figure dans le premier protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH).

Comme votre haute juridiction, la cour de Strasbourg retient une conception évolutive du droit de propriété. Elle considère en effet que « la notion de "biens” prévue par la première partie de l'article 1er du protocole n° 1 a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété des biens corporels et qui est indépendante par rapport aux qualifications formelles du droit interne », qu'à « l'instar des biens corporels, certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi être considérés comme des "droits de propriété”, et donc comme des "biens” aux fins de cette disposition », et que la « notion de "biens” ne se limite pas non plus aux "biens actuels” et peut également recouvrir des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une "espérance légitime” et raisonnable d'obtenir la jouissance effective d'un droit de propriété » (Öneryildiz c. Turquie, 30 novembre 2004, n° 48939/99, § 124).

C'est ainsi qu'elle a pu juger que « l'outil de travail » constituait un « bien » au sens de l'article 1er du premier protocole à la CEDH, et relevait donc bien du droit de propriété (Lallement c. France, 11 avril 2002, n° 46044/99, § 18).

Par ailleurs, toujours sur le fondement de l'article 1er du premier protocole additionnel à la CEDH, le Conseil d'Etat a considéré que le droit de présentation des commissaires-priseurs constituait un « bien » au sens de cet accord. Selon ses termes : « la dépréciation de la valeur pécuniaire de leur droit de présentation résultant, pour les commissaires-priseurs, de la suppression par la loi du 10 juillet 2000 de leur monopole dans le domaine des ventes volontaires de meubles aux enchères publiques porte atteinte à un droit patrimonial qui, s'il revêt une nature exceptionnelle, dès lors que la disposition en est restreinte et conditionnée par la nécessité de maintenir le contrôle qui appartient au Gouvernement sur la transmission des offices et d'assurer l'indépendance des fonctions publiques attachées au titre de commissaire-priseur, n'en est pas moins un bien au sens de l'article 1er du premier protocole additionnel » (SCP Machoïr et Bailly, 23 mars 2005, n° 263944).

C'est ainsi, à juste titre, que le rapporteur de la commission des lois du Sénat a pu considérer que « la suppression des offices d'avoués et du monopole de la postulation en appel dont ils bénéficient constitu[ait] une atteinte à un droit patrimonial, relatif à l'outil de travail des avoués », qui justifiait que « l'indemnisation des avoués se fonde non sur l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 relatif à l'égalité devant les charges publiques, mais sur l'article 17 de cette Déclaration relatif au droit de propriété » (rapport n° 139 du 8 décembre 2009, p. 51). Analyse qui n'a pas été remise en cause par la suite, ni par l'Assemblée nationale ni par le Gouvernement.

Or, dès lors que la loi qui vous est ici déférée porte atteinte au droit de propriété des avoués, non seulement elle se devait de leur garantir l'indemnisation intégrale de leur préjudice, mais encore devait-elle l'assurer préalablement à la perte de leurs offices. Qu'en effet, comme vous l'avez rappelé, « la prise de possession par l'expropriant doit être subordonnée au versement préalable d'une indemnité » (décision n° 89-256 DC du 25 juillet 1989, cons. 19, et décision n° 2010-26 QPC du 17 décembre 2010, cons. 6).

Vous avez ainsi jugé que le fait que « la nationalisation des diverses sociétés visées par ladite loi s'opère par le transfert à l'Etat en toute propriété des actions représentant leur capital à la date de jouissance des obligations remises en échange » devait être regardé « comme en assurant suffisamment le caractère préalable » (décision n° 81-132 DC du 16 janvier 1982, cons. 45 et 61).

Par voie de conséquence, le dispositif institué par le dernier alinéa de l'article 13 est, quant à lui, tout à fait contraire à cette exigence. L'indemnisation est en effet renvoyée à une date ultérieure à la cessation d'activité des avoués. Trois mois dans le meilleur des cas. Beaucoup plus si le juge de l'expropriation est saisi. En effet, le tribunal de grande instance de Paris, désigné comme juge de l'expropriation par le quatrième alinéa de l'article 13 de la loi, a fait savoir à l'Assemblée nationale qu'il fallait en moyenne un délai de deux ans et demi, à compter de la saisine du juge, pour obtenir un jugement en matière d'expropriation. Pareils délais ne sont manifestement pas suffisamment préalables pour respecter les dispositions de l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen telles qu'éclairées par la jurisprudence de votre haute juridiction.

Les requérants n'ignorent pas que l'article 17 de la loi prévoit que les avoués pourront, dès la publication de la loi, demander « un acompte égal à 50 % du montant de la recette nette réalisée telle qu'elle résulte de la dernière déclaration fiscale connue à la date de la publication de la présente loi », et obtenir que le fonds d'indemnisation institué par l'article 19 procède au « remboursement au prêteur, dans un délai de trois mois, du capital restant dû au titre des prêts d'acquisition de l'office ou des parts de la société d'exercice à la date à laquelle ce remboursement prendra effet ».

Votre jurisprudence n'exclut pas d'ailleurs que « l'octroi par la collectivité expropriante d'une provision représentative de l'indemnité due » soit conforme aux exigences de l'article 17, mais c'est à la condition sine qua non que cela réponde « à des motifs impérieux d'intérêt général » (décision n° 89-256 DC du 25 juillet 1989, cons. 20, et décision n° 2010-26 QPC du 17 décembre 2010, cons. 7), et que ce mode d'indemnisation soit « suffisamment équivalent à un paiement en numéraire » de l'indemnité due (décision n° 81-132 DC du 16 janvier 1982, cons. 65).

Or, dans le cas d'espèce, aucune de ces deux conditions ne sont remplies. D'abord, parce qu'il n'existe aucun motif impérieux d'intérêt général à supprimer dans l'urgence et sans indemnisation préalable les offices des avoués près les cours d'appel. Aucune procédure de recours en manquement n'a été engagée par la Commission européenne qui risquerait de conduire à une condamnation de la France par la Cour de justice de l'Union européenne pour défaut de transposition de la directive « service », et ce précisément parce que, comme les requérants l'ont rappelé (v. supra I), la suppression des offices des avoués n'obéit à aucune exigence communautaire.

C'est même, au contraire, l'inverse qui risque de se produire, puisqu'il n'est pas exclu de voir engager la responsabilité de l'Etat « pour réparer l'ensemble des préjudices qui résulte[aient] de l'intervention d'une loi adoptée en méconnaissance des engagements internationaux de la France » (CE, Gardedieu, 8 février 2007, n° 279522), en l'occurrence en méconnaissance de l'article 1er du premier protocole additionnel à la CEDH.

Par ailleurs, aucun des autres objectifs poursuivis par la loi, simplification, modernisation et limitation du coût des procédures, à supposer qu'ils soient établis, ce qui est loin d'être le cas (3), ne saurait constituer un motif impérieux d'intérêt général.

Ensuite, l'acompte envisagé à l'article 17 de la loi et limité à 50 % du montant de la recette nette n'est manifestement pas suffisamment équivalent à l'indemnité due aux avoués pour être conforme aux exigences constitutionnelles relatives au droit de propriété.

Pour s'en convaincre, votre haute juridiction observera tout d'abord que cet article 17 n'a pas évolué, en valeur, depuis le projet de loi initial.

A l'origine, le texte ne prévoyait que d'indemniser les avoués de la perte de leur droit de présentation, et ce en limitant la réparation à 66 % de la valeur de l'office.

Depuis, la loi et les débats parlementaires afférents attestent d'une indemnisation portant à la fois sur la perte du droit de présentation, et ce à hauteur de 100 %, mais également sur le préjudice de carrière, les préjudices accessoires, et, de façon générale, l'ensemble des préjudices subis.

S'il pouvait ainsi être considéré à l'origine que l'acompte pouvait être perçu comme une somme substantielle à valoir sur l'indemnité finale, tel n'est manifestement plus le cas à la lecture du premier alinéa de l'article 13.

L'acompte prévu à l'article 17 de la loi est d'autant moins conforme que, si l'avoué obtient par ailleurs le remboursement au prêteur du capital restant dû au titre des prêts d'acquisition de l'office, le montant de l'acompte sera diminué d'autant (quatrième alinéa de l'article 17), voire complètement absorbé.

Or, comme l'a relevé à juste titre le rapporteur de la commission des lois du Sénat, « cette mesure risque de pénaliser tout particulièrement les jeunes avoués fortement endettés, puisque ceux dont l'endettement sera supérieur à la valeur de l'acompte auquel ils peuvent prétendre ne percevront rien » (rapport n° 139 du 8 décembre 2009, p. 90). En d'autres termes, pour ceux-là, aucune indemnité ne sera perçue pendant un minimum de deux ans et demi.

Aussi, parce que le dernier alinéa de l'article 13 ne permet pas de garantir aux avoués une indemnisation suffisamment préalable en réparation des préjudices résultant de la suppression de leurs offices, il appelle votre censure.

(3) Cf. les rapports n°s 1931 et 139 des commissions des lois de l'Assemblée nationale et du Sénat.