C. ― Quant à l'absence de précision sur le régime fiscal
A l'initiative de sa commission des lois, le Sénat avait en première lecture introduit une disposition visant à exonérer de toute imposition les plus-values réalisées au moment de l'indemnisation des avoués. Cette disposition n'a finalement pas été retenue.
Or, en ne retenant pas de dispositions relatives à la fiscalité des indemnités, le législateur est resté en deçà de sa compétence, et encourt à ce titre votre censure pour incompétence négative pour n'avoir pas « exercé pleinement la compétence que lui confie la Constitution » dans le domaine de la protection du droit de propriété. Alors que « l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi » lui impose « d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques afin de prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi » (décision n° 2004-500 DC du 29 juillet 2004, cons. 13). Ici, c'est in fine à l'administration fiscale que le législateur confie le soin de déterminer des règles qu'il aurait lui-même dû adopter.
Vous avez pu juger « qu'aucun principe ou règle de valeur constitutionnelle n'interdit de façon générale et absolue l'imposition de sommes versées à titre d'indemnités ». Mais, de même que cette absence d'interdiction ne saurait entraîner de « rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques » (décision n° 99-424 DC du 29 décembre 1999, cons. 21), elle ne saurait non plus méconnaître l'exigence constitutionnelle selon laquelle « l'indemnisation doit couvrir l'intégralité du préjudice direct, matériel et certain, causé par l'expropriation » (décision n° 89-256 DC du 25 juillet 1989, cons. 19, et décision n° 2010-26 QPC du 17 décembre 2010, cons. 6).
Or, il appert que, dans le silence de la loi, ni l'intégralité de l'indemnisation du préjudice (1), ni l'égalité devant les charges publiques (2) ne sont suffisamment garanties.
- Sur l'indemnisation intégrale du préjudice :
S'agissant non pas d'une cession de droit commun, mais de la suppression d'un outil de travail par voie d'expropriation, l'application d'une imposition de quelque nature qu'elle soit sur les indemnités versées porterait atteinte au principe de « juste » réparation des préjudices subis.
A cet égard, dans le cas particulier des expropriations, les sénateurs requérants vous invitent à tenir compte de l'opinion concordante exprimée par le juge Sajo en annexe à l'arrêt Di Belmonte c. Italie rendu par la Cour européenne des droits de l'homme rendu le 16 mars 2010 (n° 72638/01), et selon lequel une « indemnisation qui dévie de la valeur marchande du bien exproprié n'est pas équitable, sauf si la différence est justifiée par des circonstances exceptionnelles ». Il s'exprime en ces termes :
« Certes, tout revenu généré par une transaction peut être assujetti à l'impôt. Mais une charge grevant une indemnité d'expropriation doit être appréciée en équité, quelle que soit la dénomination qu'on lui donne. L'appellation juridique donnée à la diminution de l'indemnisation n'entre pas en ligne de compte du point de vue de l'équité. Si l'on permettait à un Etat d'assujettir unilatéralement toute indemnité d'expropriation à un impôt global, il pourrait ainsi réduire systématiquement l'indemnisation à son propre profit.
Le Gouvernement soutient que toute aliénation de biens est soumise à l'impôt sur le revenu. Or, contrairement à la thèse qu'il défend, il existe une différence entre les aliénations de biens forcées imposées par l'Etat et d'antres formes d'aliénation. Cela n'est pas sans conséquence pour la valeur de l'indemnisation. Sinon, l'Etat serait en mesure de procéder à sa guise à des aliénations de propriété à un "prix” réduit. (...)
Historiquement, l'indemnisation pleine et entière a été requise pour éviter que les gouvernements soient incités à confisquer des biens privés à des fins politiques ou privées. Le risque que les pouvoirs publics abusent de leurs prérogatives sous le prétexte de servir l'intérêt général diminue lorsque de tels actes entraînent d'importantes conséquences budgétaires. »
En d'autres termes, le fait que la cession du bien soit forcée, et sur décision de l'Etat, change radicalement l'approche de la question fiscale puisque l'imposition permettrait à l'auteur de la cession d'en atténuer lui-même le coût par le jeu d'une compensation unilatérale.
Or le Gouvernement, de son propre aveu, a exprimé le souhait de corriger une indemnisation qu'il juge par avance « très favorable » (cf. l'amendement du Gouvernement CL 75 déposé devant l'Assemblée nationale) par l'application de la fiscalité.
Dans cette logique, et de manière fort habituelle, lorsque la Cour européenne des droits de l'homme accorde des indemnités à un requérant au titre de la satisfaction équitable, elle le fait hors imposition, y compris pour les indemnités principales (dommage matériel et dommage moral). Elle emploie la formule usuelle suivante : « (...) plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt par les requérants sur cette somme ».
Ainsi, à titre d'exemple, dans son arrêt Di Belmonte précité, elle a condamné l'Etat à verser au requérant : « 1 100 000 EUR plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage matériel ; 3 000 EUR plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt pour dommage moral », le tout outre intérêts (4).
Il faut en retenir que, dans sa volonté de parvenir à une indemnité « adéquate » pour reprendre sa terminologie, la Cour européenne des droits de l'homme prend soin de prononcer des condamnations exemptes de toute imposition.
Or, dans la mesure où cet impératif rejoint celui posé par les exigences constitutionnelles dont vous êtes les gardiens, le législateur devait, pour permettre de s'assurer que l'indemnité sera réellement « juste », prévoir dans la loi le principe d'une absence d'imposition de quelque nature qu'elle soit, ou, à tout le moins, garantir que les indemnités ne feraient pas l'objet d'une fiscalité confiscatoire ne permettant pas d'assurer la réparation intégrale du préjudice subi.
(4) Cette formule est extrêmement fréquente (cf. par exemple, l'arrêt Consorts Richet et Le Ber c. France du 18 novembre 2010, n° 18990/07 et n° 23905/07 ; Scordino c. Italie du 29 mars 2006, n° 36813/97 ; Kozacioglu c. Turquie du 19 février 2009, n° 2334/03 ; Efstathiou et Michaïlidis & Cie Motel Amerika c. Grèce du 10 juillet 2003, n° 55794/00).
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