JORF n°0240 du 9 octobre 2024

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Il n'a pas de valeur légale et peut contenir des erreurs.

Projet de loi visant à renforcer l'ordre public et à garantir l'intégrité des valeurs de la République

Résumé .

I. - Le recours à la notion de « menace à l'ordre public » : le choix de l'arbitraire administratif

  1. Introduite dans le droit des étrangers en 1945, la notion de « menace à l'ordre public » l'a été initialement pour expulser des personnes récemment installées sur le territoire et ayant commis de graves infractions sanctionnées par le juge judiciaire. Depuis, son application s'est progressivement étendue à la majorité des procédures relatives à l'entrée et au séjour des étrangers, et son invocation s'est intensifiée (69). La loi a entériné son utilisation systématique en l'établissant comme l'un des critères justifiant à la fois des mesures d'expulsion et, désormais, d'enfermement, fragilisant ainsi les protections fondées sur la garantie des droits fondamentaux. Le recours excessif à cette notion juridiquement incertaine exacerbe le risque d'arbitraire, déjà manifeste dans le domaine du droit des étrangers.
  2. Dans une circulaire de 1994 (70), les contours de cette notion ont été formalisés pour la première fois. Cette menace est censée être évaluée « au regard de l'ensemble des éléments de fait et de droit caractérisant le comportement personnel de l'étranger en cause ». Bien que la circulaire précise qu'il « n'est ni nécessaire, ni suffisant que l'étranger ait fait l'objet de condamnations pénales » (71), elle ouvre néanmoins la voie à une assimilation insidieuse entre étranger et délinquant. L'administration est ainsi incitée à évaluer la dangerosité supposée de la personne, créant un glissement vers un traitement administratif arbitraire des étrangers. Depuis, cette tendance s'est renforcée. Une circulaire du 16 octobre 2017 (72), signée par le ministre de l'intérieur, va plus loin en disposant que l'appréciation de cette menace ne doit pas se baser uniquement sur des troubles constatés, mais également sur la prévention de troubles futurs. Cette approche, en criminalisant préventivement les personnes étrangères, compromet non seulement leurs droits mais également les principes de l'Etat de droit, créant une insécurité juridique inquiétante. Les décisions peuvent désormais être prises sur la base de soupçons de troubles eux-mêmes potentiels, sans qu'aucun fait avéré ne vienne les justifier.
  3. Plus récemment, par une circulaire du 17 novembre 2022 (73), le ministre de l'intérieur a explicitement demandé aux préfectures d'élargir cette interprétation et d'intensifier les expulsions, préparant ainsi le terrain pour des mesures plus strictes. Cela inclut une systématisation des OQTF en cas de séjour irrégulier, le prononcé d'interdictions de retour sur le territoire français (IRTF) « aussi souvent que possible », le refus de délai de départ volontaire en cas de menace à l'ordre public ou encore l'inscription « systématique » des étrangers faisant l'objet d'une OQTF au fichier des personnes recherchées. En demandant « d'appliquer à l'ensemble des étrangers sous OQTF la méthode employée pour le suivi des étrangers délinquants », la circulaire procède à une assimilation à des délinquants des étrangers qui font l'objet d'une OQTF, alors même qu'ils n'ont pas fait l'objet de poursuites. La loi du 24 janvier 2024, en inscrivant la menace d'ordre public comme motif d'un maintien en rétention (§76 et suivants), entérine et amplifie l'usage répressif de cette notion, faisant peser un risque constant sur les droits des personnes étrangères et fragilisant les fondements mêmes de l'Etat de droit.
  4. Dans le cadre de l'examen ou du renouvellement des titres de séjour, les préfectures doivent en principe s'appuyer sur un faisceau d'indices, une méthode qui implique de prendre en compte divers éléments tels que l'actualité, la gravité et la répétition des faits pour évaluer la matérialité de la menace. Cependant, dans la pratique, les préfectures se fondent sur des signalements, des interpellations, des placements en garde à vue qui n'ont pas donné lieu à des poursuites au pénal (74). Cette pratique entraîne une confusion entre suspicion et culpabilité, brouillant la frontière entre menace à l'ordre public et condamnation pénale. En contournant ainsi les garanties fondamentales du droit pénal, cette pratique compromet le respect des droits de la défense et fragilise les principes fondamentaux de l'Etat de droit.
  5. Lors de ses auditions, la CNCDH a constaté que l'administration invoque parfois des infractions mineures qui, pour des citoyens français, ne seraient pas considérées comme une menace à l'ordre public (75). En utilisant des infractions mineures comme prétexte pour appliquer des mesures aussi sévères qu'une mesure d'éloignement ou, désormais, un maintien en rétention, la loi porte atteinte au principe de proportionnalité et aux garanties de l'Etat de droit contre l'enfermement arbitraire. Ces pratiques renforcent une logique d'exclusion et de stigmatisation des personnes étrangères, sans considération pour l'équité ou la justice. En amplifiant une logique répressive, la loi fait basculer les politiques migratoires vers une zone grise où la frontière entre légalité et arbitraire devient floue.
  6. Par ailleurs, la CNCDH souligne une contradiction de la loi, qui enferme les personnes étrangères dans un cercle vicieux. En effet, pour obtenir un titre de séjour sous le nouveau motif « métier en tension » (cf. supra), elles sont contraintes de travailler dans l'illégalité durant douze mois afin de pouvoir réunir les preuves de leur activité professionnelle. Cependant, sans droit au séjour, elles sont forcées de recourir à de faux papiers pour exercer une activité. Ce recours à des faux documents peut tout à faire être utilisé par les préfectures pour caractériser une menace à l'ordre public, justifiant le prononcé de mesures d'éloignement. Ce système crée ainsi une double injustice : d'un côté, il exige des preuves inaccessibles légalement, et de l'autre, il sanctionne ceux qui cherchent à subvenir à leurs besoins en usant de moyens nécessairement illégaux.

II. - Les mesures d'éloignement, d'expulsion et d'interdiction de retour : un recul inédit des droits et libertés

  1. Le durcissement du régime des obligations de quitter le territoire français (OQTF)

  2. La protection contre l'arbitraire de l'administration et les abus d'autorité est le fondement de l'Etat de droit, il est impératif que le législateur protège tous les. L'introduction de termes vagues et imprécis dans la loi va à l'encontre de ce principe. La disposition visant à durcir le régime des OQTF porte atteinte aux droits fondamentaux des personnes étrangères, garantis par la Constitution et les conventions internationales auxquelles la France est partie.

  3. La loi durcit la politique d'éloignement à l'encontre de personnes en situation irrégulière, notamment en matièred'OQTF. A cet égard, l'article 37 de la loi du 26 janvier 2024 modifie l'article L. 611-3 du Ceseda et supprime les protections au bénéfice de certaines catégories d'étrangers contre le prononcé d'une OQTF ; la protection absolue contre le prononcé d'une OQTF est maintenue uniquement pour les mineurs de moins de 18 ans. Avant l'entrée en vigueur de cette disposition le 28 janvier 2024, la législation reconnaissait neuf profils de ressortissants étrangers qui bénéficiaient d'une protection absolue contre le prononcé d'une OQTF (76). Ces protections prennent en compte la situation personnelle de l'étranger, ses liens familiaux et la durée de son séjour en France, conformément aux droits fondamentaux garantis par la Constitution et par les textes internationaux de protection des droits humains.

  4. Initialement, le projet de texte du gouvernement prévoyait de lever les protections contre les OQTF en cas de comportement constituant une « menace grave pour l'ordre public ». La CNCDH déplore que cette proposition ait été motivée par un discours entretenant les amalgames entre les personnes étrangères et délinquantes. Toutefois, le Sénat est revenu sur ce critère et a voté un texte qui supprime les catégories protégées, à l'exception des personnes mineures de 18 ans. La Commission des lois de l'Assemblée nationale a confirmé cette réécriture, en élargissant d'autant le champ d'application des OQTF.

  5. Dans une démarche visant à prévenir les abus potentiels, la loi a intégré un alinéa additionnel précisant que l'OQTF serait édictée « en tenant notamment compte de la durée de présence de l'étranger sur le territoire français, de la nature et de l'ancienneté de ses liens avec la France et des considérations humanitaires pouvant justifier un tel droit ». Toutefois, la CNCDH critique cette approche qui consiste à remplacer des protections légales objectives, par des mesures assouplies qui ne font que guider de manière vague et insuffisante l'examen des situations par l'autorité administrative. Le manque de clarté de cette disposition confère aux préfectures une marge d'appréciation trop grande (ou bien disproportionnée), susceptible de renforcer des pratiques inégales et injustes déjà observées aujourd'hui (77), avec pour conséquence une augmentation considérable du nombre d'OQTF prononcées sans perspective sérieuse d'exécution (78), c'est-à-dire sans examen sérieux et approfondi de la situation des personnes. Cet alinéa ne suffit pas à écarter le risque d'expulsion de parents d'enfants français, de conjoints de Français, de personnes arrivées en France au plus tard à l'âge de 13 ans ou de personnes gravement malades par exemple. La CNCDH condamne une politique qui, par de telles mesures, accroît l'insécurité administrative des personnes étrangères.

  6. La CNCDH dénonce également l'allongement de la durée exécutoire des OQTF, d'un an à trois ans. Cette durée est celle durant laquelle l'administration est autorisée à recourir à des procédures d'exécution d'office, telles que l'assignation à résidence ou le placement en rétention, en vue de mettre en œuvre la mesure d'éloignement. La CNCDH juge cette mesure manifestement disproportionnée. Elle n'aura aucun effet significatif sur l'exécution des OQTF (79), son objectif initial, mais présente un risque majeur de restriction injustifiée des libertés individuelles.

  7. Cette mesure consiste à permettre l'exécution d'une décision administrative durant trois années suivant sa notification, sans prendre en compte les évolutions de circonstances juridiques ou de fait modifiant la situation de l'intéressé, comme des changements dans la vie privée et familiale de la personne concernée. En d'autres termes, cette mesure maintient les personnes étrangères dans une situation figée à la date de la décision d'OQTF, les empêchant de jouir de leurs droits sans pouvoir recourir à un juge. Ainsi, des personnes susceptibles de remplir les critères de régularisation peuvent désormais se voir opposer une OQTF vieille de trois ans.

  8. Pour rappel, le seuil d'un an, antérieur à l'entrée en vigueur de la loi, a été introduit en 2003 (80) en réponse à la jurisprudence du Conseil d'Etat qui précisait qu'une exécution d'office après une durée « anormalement longue », pouvait être annulée si des circonstances de droit ou de fait avaient évolué, comme la situation familiale de l'étranger (81). Le législateur avait donc fixé une durée minimale d'un an pour permettre à l'administration d'exécuter d'office une OQTF, et placer en rétention ou assigner un étranger à résidence, sans que le juge puisse considérer que cette exécution était fondée sur une décision d'éloignement implicite ultérieure à la décision initiale. Passé ce délai d'un an, l'administration devait prononcer une nouvelle mesure pour l'exécution d'office, et ce même si la situation de l'étranger n'avait pas changé (82). Cette mesure visait précisément à sécuriser juridiquement les décisions d'éloignement afin de permettre de faire échec à l'invocation de circonstances de droit ou de fait modifiant la situation de l'intéressé après la date de notification de la décision et avant son exécution.

  9. La CNCDH s'inquiète des conséquences graves de l'accroissement de la durée de validité d'une OQTF qui entraînera un enracinement prolongé dans la précarité administrative et sociale. Elle considère que la validité de cette mesure doit être strictement limitée dans le temps afin de ne pas faire échec à la régularisation d'une personne étrangère. En effet, dès lors que des circonstances de droit ou de fait modifient la situation de l'intéressé, celui-ci doit pouvoir faire examiner sa demande.
    Recommandation n° 5 : La CNCDH recommande de supprimer la disposition augmentant la durée de validité à trois années d'une obligation de quitter le territoire français (OQTF). Elle propose, par ailleurs, de rendre la durée de validité modulable afin de tenir compte des circonstances de droit ou de fait qui viendraient à modifier la situation de l'intéressé après la date de notification de la décision.

  10. La CNCDH déplore l'extension des effets des OQTF. En effet, en plus de prolonger la durée de validité des OQTF, la loi introduit une mesure qui permet de refuser un titre de séjour aux personnes n'ayant pas « satisfait à l'obligation de quitter le territoire dans les formes et délais prescrits par l'autorité administrative » (83). Cette mesure déroge explicitement à une jurisprudence établie selon laquelle une personne peut déposer une nouvelle demande de titre de séjour en cas de circonstances nouvelles créatrices de droit. La Commission dénonce cette mesure, qui fige la situation administrative des personnes étrangères sur la base d'une appréciation dépassée et qui encourage des pratiques administratives abusives, telles que le refus d'enregistrement ou de délivrance de titres de séjour. Cela est d'autant plus critiquable que les personnes concernées sont souvent empêchées de contester ces décisions en raison de la complexité des procédures et du manque d'accès à un soutien juridique, aggravant ainsi leur vulnérabilité. Enfin, la CNCDH souligne que cette mesure contredit les objectifs affichés par le gouvernement dans l'étude d'impact et énoncés dans un rapport du Conseil d'Etat de 2020 sur la simplification du contentieux (84), qui visait à réduire le contentieux des étrangers devant les juridictions administratives. Loin de les atteindre, cette mesure alourdit la charge des tribunaux et accroît l'insécurité administrative des personnes étrangères.

  11. La loi inscrit également dans le code la possibilité de refuser ou de retirer un titre de séjour à une personne « ayant commis des faits qui l'exposent à » plusieurs condamnations, énumérées dans le texte (85). D'une part, la CNCDH critique l'utilisation du verbe « exposer », qui suggère qu'une condamnation effective n'est pas nécessaire. D'autre part, elle souligne l'inutilité de ces dispositions. En effet, en l'état du droit, le cadre juridique actuel, la notion de « menace à l'ordre public » permet déjà de prendre de telles décisions. Ces mesures relèvent davantage de l'affichage politique que d'une réelle nécessité.
    Recommandation n° 6 : La CNCDH recommande de supprimer l'extension des effets des OQTF et de rétablir le droit pour les personnes étrangères de déposer une nouvelle demande de titre de séjour en cas de circonstances nouvelles de fait ou de droit.

  12. L'allongement de la durée des interdictions de retour sur le territoire français (IRTF)

  13. L'interdiction de retour sur le territoire français (IRTF) est une mesure issue de la directive européenne « retour » de 2008. Elle est prononcée par la préfecture à l'encontre d'une personne étrangère, soit simultanément à une OQTF, soit après l'émission d'une OQTF (86). Cette mesure interdit le retour de la personne concernée en France pour une durée pouvant aller jusqu'à 10 ans, selon les circonstances. Une fois prononcée, l'IRTF est enregistrée dans le système d'information Schengen (SIS), entraînant un refus de visa pour les personnes visées par cette mesure. La loi du 26 janvier 2024, dans son article 60, a allongé la durée maximale de l'interdiction de retour sur le territoire français (IRTF) à cinq ans, contre trois ou deux ans auparavant, et 10 ans en cas de menace grave à l'ordre public, contre cinq ans auparavant.

  14. Un dispositif de réexamen de l'interdiction de retour est prévu, similaire à celui pour les arrêtés d'expulsion, au bout de cinq ans afin d'évaluer la pertinence de la mesure. L'autorité compétente prend en compte l'évolution de la menace pour l'ordre public que constitue la présence de l'intéressé en France, les changements dans sa situation personnelle et familiale, ainsi que les garanties de réinsertion professionnelle ou sociale qu'il présente. En termes de procédure, la personne concernée peut présenter des observations écrites. Si l'administration ne notifie pas de décision explicite d'abrogation dans un délai de deux mois, cela équivaut à une décision implicite de maintien de la mesure.

  15. De manière préoccupante, l'article 61 de la loi prévoit le refus de délivrance de visa à toute personne faisant l'objet d'une OQTF depuis moins de cinq ans et ne prouvant pas son départ du territoire dans le délai imparti, sauf en cas de « circonstances humanitaires ». Cette systématisation risque de multiplier les impasses administratives et les atteintes aux droits, sans prendre en compte l'évolution des circonstances factuelles et juridiques. La notion de « circonstances humanitaires » existait déjà dans la loi pour éviter une interdiction de retour sur le territoire français (IRTF) ou pour examiner une demande d'admission exceptionnelle au séjour. Cependant, les associations constatent que cette disposition est très rarement utilisée par les préfectures et que son application varie d'une préfecture à l'autre. La CNCDH considère les durées d'interdiction proposées excessivement longues et déconnectées des objectifs visés par la loi.
    Recommandation n° 7 : La CNCDH recommande la suppression des dispositions allongeant la durée des interdictions de retour sur le territoire français (IRTF). Elle recommande également la suppression du conditionnement d'un visa à la nécessité de prouver son départ du territoire, dans le délai imparti, dans l'hypothèse d'une OQTF de moins de 5 ans.

  16. Les arrêtés d'expulsion

  17. En l'état actuel du droit, l'administration peut décider d'émettre des arrêtés d'expulsion lorsque la présence d'une personne étrangère en France est estimée constituer une menace grave pour l'ordre public (87). Pour certaines catégories de personnes protégées, cette possibilité est restreinte.

  18. Certains étrangers bénéficiaient de la protection dite « relative », c'est-à-dire qu'ils ne pouvaient faire l'objet d'une décision d'expulsion « que si elle constituait une nécessité impérieuse pour la sûreté de l'Etat ou la sécurité publique ». Cette protection s'appliquait notamment aux étrangers parents d'enfants français ou résidant légalement en France depuis plus de dix ans.

  19. La loi du 23 août 1993 (88) avait déjà établi une limitation à cette protection en disposant que toute personne définitivement condamnée à une peine d'emprisonnement ferme d'au moins cinq ans en perdait le bénéfice. La loi du 26 janvier 2024 étend le champ de cette limitation en considérant désormais qu'est concernée toute personne condamnée définitivement pour une infraction « punissable » d'une peine d'emprisonnement ferme d'au moins trois ans. Avec ce remplacement de la peine « prononcée » par la peine « encourue », les expulsions concernent désormais un nombre accru de personnes (89), or des écarts importants sont généralement constatés entre les peines encourues et prononcées, lesquelles le sont, au nom du principe de l'individualisation des peines, « en fonction des circonstances de l'infraction et de la personnalité de son auteur ainsi que de sa situation matérielle, familiale et sociale », en application de l'article 132-1, alinéa dernier du code pénal. En effet, selon une étude récente (90), les peines prononcées ne représentent que 8 % de la peine encourue et que 4 % si on se réfère à la partie ferme de la peine prononcée. Dès lors, la référence aux peines encourues couvre un grand nombre d'infractions dont certaines de faible gravité. A titre d'exemple, un vol dans les transports en commun est considéré par la loi pénale comme commis avec une circonstance aggravante et donc passible de cinq ans d'emprisonnement au lieu de trois (91) alors que dans les faits il peut porter sur quelques euros nécessaires à l'achat d'un … sandwich. De la sorte, la loi s'affranchit du principe d'individualisation de la peine (92).

  20. Dans une même approche, la loi du 26 janvier 2024 lève à l'article 35 les protections dont bénéficient les personnes étrangères qui résident en France depuis qu'elles ont moins de treize ans, ou y résident de manière régulière depuis plus de vingt ans, ou encore les étrangers gravement malades. Antérieurement, ces personnes ne pouvaient faire l'objet d'une décision d'expulsion qu'en cas de « comportements de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l'Etat, ou liés à des activités à caractère terroriste, ou constituant des actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes » (93). Cette protection n'était retirée que dans des cas très spécifiques. Il était même explicitement prévu qu'une condamnation à une peine d'emprisonnement ferme de cinq ans ou plus ne faisait pas obstacle au bénéfice de cette protection. La loi retire le bénéfice de cette protection dans l'hypothèse d'une condamnation à une infraction punissable d'au moins cinq ans d'emprisonnement (trois ans en cas de réitération).

  21. La CNCDH regrette que la loi privilégie l'expulsion au détriment des opportunités de réinsertion. En effet, un étranger condamné à une amende ou à une peine d'emprisonnement avec sursis peut être expulsé si l'infraction est punie de cinq ans d'emprisonnement (trois ans en cas de réitération), même si le tribunal, au nom du principe de l'individualisation des peines, a prononcé une peine inférieure justifiée par des preuves d'insertion professionnelle, des garanties personnelles, une reconnaissance des faits ou des efforts de réparation auprès de la victime. L'objectif de réinsertion de la peine est ainsi ignoré au profit de celui de l'expulsion, au mépris du principe de l'individualisation des peines.

  22. La CNCDH dénonce par ailleurs l'introduction de motifs nouveaux pour justifier la levée de toutes les protections, tels que l'irrégularité du séjour (94) ou « en cas de comportement de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l'Etat, dont la violation délibérée et d'une particulière gravité des principes de la République » (95). L'introduction de ces motifs soulève des questions majeures quant au respect des droits fondamentaux et au pouvoir d'appréciation de l'administration, alors que les principes républicains protègent tous les individus, indépendamment de leur statut administratif.

  23. La CNCDH est très inquiète des expulsions illégales et du non-respect des mesures provisoires adoptées par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) (96), comme elle l'avait exprimé dans une lettre à la première ministre à la suite de l'expulsion d'un ressortissant ouzbek (97). Au cours des auditions qu'elle a menées, plusieurs cas d'expulsions de personnes placées en centres de rétention administrative (CRA), pourtant engagées dans des démarches visant à interrompre leur expulsion, lui ont été rapportés. La CNCDH s'inquiète également des atteintes au droit à la vie privée et familiale dont peuvent résulter ces expulsions.

  24. Le régime des interdictions du territoire français (ITF) : la systématisation de la « double peine »

  25. La CNCDH s'inquiète de l'existence, du durcissement et de l'extension du domaine des interdictions de territoire français (ITF). L'ITF, souvent associée à la notion de « double peine » (98), est une sanction prononcée par le juge pénal à l'encontre des personnes étrangères, du seul fait de leur nationalité, réservée à la commission des crimes et délits graves. Cette mesure peut être infligée soit comme peine principale, soit comme peine complémentaire à une peine d'emprisonnement ou une amende (99). A cet égard, ces peines ne peuvent être prononcées que par « décision spécialement motivée au regard de la gravité de l'infraction et de la situation personnelle et familiale de l'étranger » (100).

  26. Toutefois, la loi modifie, en son article 35, le régime des différentes protections contre les ITF. D'une part, elle étend l'application de l'ITF à tous les délits punis d'au moins 3 ans d'emprisonnement (101). D'autre part, elle lève l'ensemble des protections dites « relatives », c'est-à-dire celles concernant les étrangers résidant en France depuis longtemps ou ayant des liens familiaux étroits dans le pays (102). En d'autres termes, une personne résidant en France depuis plus de vingt ans ou depuis l'âge de 13 ans peut désormais être soumise à une ITF. La Commission considère que cette mesure est non conforme à l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH) et à l'article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Enfin, la CNCDH déplore la modification par la loi du point de départ de la durée de l'ITF : celle-ci commence désormais à courir à partir de la date à laquelle la personne a effectivement quitté le territoire, et non plus à compter de la fin de l'exécution de la peine d'emprisonnement (pour une ITF complémentaire) ou de la date à laquelle la condamnation est devenue définitive (pour une ITF principale).

  27. L'allongement de la liste des infractions concernées par l'ITF renforce ainsi le champ d'application de la « double peine », sans tenir compte de la notion de gravité des faits. Loin de viser, comme l'annonçait pourtant le ministre de l'intérieur, les seuls « étrangers auteurs d'actes de délinquance extrêmement graves », l'élargissement de la double peine concerne en réalité la quasi-totalité des personnes étrangères confrontées à la justice pénale, dont la majorité l'est pour des délits, le plus souvent de faible gravité. L'extension du régime des ITF à des infractions comme le vol notamment, qui concerne de nombreuses personnes en situation de précarité, risque d'accroître considérablement leur nombre, dans un contexte où elles ont presque triplé en huit ans. La CNCDH dénonce une mesure qu'elle juge discriminatoire.

  28. En outre, la protection quasi absolue existant pour certaines catégories d'étrangers (103) connaît une nouvelle exception dès lors qu'est en cause un crime ou un délit puni d'au moins 5 ans d'emprisonnement. Cela concerne les parents d'enfant français mineurs ; les conjoints de Français ; ceux qui vivent habituellement en France depuis 15 ans. La remise en cause des catégories protégées revient à affirmer que la vie privée et familiale ou l'état de santé ne pourront pas empêcher une expulsion, que c'est l'argument sécuritaire qui l'emporte, et instille l'idée selon laquelle les personnes étrangères n'ont pas le droit, du fait de leur seule nationalité, à la réinsertion.

  29. La CNCDH s'inquiète de la diminution, voire de la disparition pour certaines situations, des protections contre les ITF, pourtant prévues pour protéger les étrangers en situation régulière qui sont le mieux « intégrés » et installés en France (enfants français, résidence régulière prolongée).
    Recommandation n° 8 : La CNCDH s'alarme des conséquences de la suppression des protections spécifiques contre le prononcé des obligations de quitter le territoire français (OQTF), des arrêtés d'expulsion et des interdictions du territoire français (ITF). Elle appelle à rétablir ces protections et à les étendre à d'autres catégories de personnes étrangères, en particulier les personnes vulnérables, telles que les victimes de violences sexuelles et de traite des êtres humains sous toutes ses formes.

III. - L'extension de l'enfermement administratif

  1. « La menace pour l'ordre public » : un nouveau motif de placement en rétention

  2. La rétention administrative est une mesure qui permet de maintenir dans un lieu fermé, un centre ou un local de rétention administrative, un étranger qui fait l'objet d'une décision d'éloignement, dans l'attente de la mise à exécution de la mesure. Cette privation de liberté est ordonnée lorsque la personne «ne présente pas de garanties de représentation effectives propres à prévenir un risque de soustraction à l'exécution de la décision d'éloignement et qu'aucune autre mesure n'apparaît suffisante à garantir efficacement l'exécution effective de cette décision» (104). Le placement en rétention est l'exception et l'assignation à résidence le principe. Cependant, les associations constatent que, dans la pratique, la rétention est souvent privilégiée. Cette situation est facilitée par la marge d'appréciation laissée à l'administration.

  3. L'article 40 de la loi du 26 janvier 2024 a révisé l'article L. 741-1 du Ceseda pour y intégrer la notion de menace à l'ordre public comme motif de placement en rétention administrative. Ainsi « un comportement menaçant l'ordre public peut être [désormais] considéré comme constituant un risque de fuite » (105). En retenant « la menace à l'ordre public » comme motif de placement en rétention, le législateur fait de la rétention administrative une mesure de répression des comportements des personnes étrangères à la disposition de l'administration ; et ce, alors même que la CJUE a rappelé que ni la directive 2008/115 dite « retour » ni sa jurisprudence ne prévoyait que l'ordre public puisse fonder un enfermement en centre de rétention (106). La notion de « menace à l'ordre public » manque de matérialité et d'objectivité, ce qui ouvre la voie à une interprétation extensive de la part de l'administration. En d'autres termes, cette disposition transforme la rétention administrative en une sanction par privation de liberté d'une variété de comportements des personnes étrangères, indépendamment de toute infraction pénale commise. Une motivation confirmée par la circulaire ministérielle datée du 3 août 2022 (107), qui recommande d'utiliser les centres de rétention principalement pour les personnes perçues comme un risque pour l'ordre public, même en l'absence de certitudes quant à leur expulsion effective.

  4. Cette mesure, combinée à l'augmentation de la durée initiale de rétention à quatre jours avant que le juge examine les fondements du placement en rétention (voir infra) - révèle un potentiel arbitraire considérable et une atteinte sans précédent à la liberté individuelle. La CNCDH condamne l'adoption de cette mesure qui, selon elle, compromet gravement les principes fondamentaux d'un Etat de droit, historiquement ancré dans la lutte contre la détention arbitraire. Cette situation suscite de profondes inquiétudes quant au respect des droits fondamentaux et des normes démocratiques établies et constitue, pour la CNCDH, le franchissement d'une ligne rouge en termes d'atteinte aux droits.

  5. Enfin, l'article 43 de la loi modifie le délai entre deux placements en rétention administrative pour les personnes étrangères. Auparavant, l'administration pouvait placer une personne en rétention sur la base de la même décision d'éloignement, mais seulement après un délai de sept jours suivant sa libération, sauf dans les conditions spécifiées à l'article L. 741-7 du Ceseda. La loi réduit considérablement ce délai en permettant à l'administration de placer à nouveau en rétention une personne sur la base de la même décision d'éloignement, seulement quarante-huit heures après sa libération, en présence de « circonstances nouvelles de fait ou de droit ». Cette réduction marque encore un tournant potentiel dans la gestion administrative des personnes étrangères en situation d'éloignement, en raccourcissant de manière significative le délai entre deux placements en rétention.
    Recommandation n° 9 : La CNCDH recommande de supprimer la notion de « menace à l'ordre public » comme fondement du maintien en rétention. Elle propose également de supprimer la réduction du délai entre deux placements en rétention sur la base d'une même décision d'éloignement.

  6. L'affaiblissement du contrôle par le juge judiciaire

  7. La CNCDH s'est toujours fermement opposée à toute proposition visant à l'allongement de la durée initiale de la rétention administrative. Elle dénonce l'extension à quatre jours au lieu de la durée actuelle de 48 heures. Or, ce n'est qu'à l'issue de ce délai que le juge judiciaire garant de la liberté individuelle conformément à l'article 66 de la Constitution, a la possibilité, une fois sollicité, d'examiner les conditions de l'interpellation et de l'enfermement de la personne étrangère au regard des critères de la loi et de prolonger la rétention pour une période supplémentaire de vingt-six jours.

  8. La France a déjà fait l'objet d'une condamnation à ce sujet par la Cour européenne des droits de l'homme en 2016 (108). En 2011, la durée initiale de rétention avait été portée à cinq jours. La Cour avait estimé que les droits du requérant, fondés sur l'article 5 de la Convention relatif au droit à la liberté et à la sûreté, n'avaient pas été respectés car il n'avait pas eu la possibilité de se défendre. L'extension de la durée initiale de rétention à quatre jours est ainsi en contradiction avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme et pourrait exposer la France à de nouvelles condamnations. Il convient d'ajouter qu'en 2022 près d'une personne enfermée sur quatre a été libérée par le juge judiciaire au motif que son enfermement était illégal.

  9. A Mayotte, le délai de cinq jours a été maintenu. Or, dès lors que la majorité des expulsions se déroulent dans les vingt-quatre heures après l'arrestation, ces retenues échappent à tout contrôle juridictionnel. Dans la pratique, le préfet et les forces de police gèrent seuls ces opérations et ils renvoient des milliers de personnes vers les Comores (109). La CNCDH déplore le maintien de la durée initiale de rétention de cinq jours à Mayotte qui permet de contourner le contrôle de la mesure par le juge judiciaire (110).
    Recommandation n° 10 : La CNCDH recommande d'inscrire une durée initiale de rétention de 24 heures maximum (et non de quatre jours) avant l'intervention du juge judiciaire. Elle recommande également l'abrogation des dispositions spécifiques applicables à Mayotte, où la durée initiale de rétention administrative est actuellement fixée à cinq jours, pour l'aligner sur une durée de 24 heures.

  10. L'interdiction de l'enfermement des enfants en situation de migration

  11. L'article 40 de la loi prévoit l'interdiction d'enfermer des enfants de moins de 18 ans dans un centre ou un local de rétention en France métropolitaine, mesure que la CNCDH recommandait depuis plusieurs années (111). La Commission salue cette avancée mais condamne sa non-application à Mayotte avant 2027. Elle rappelle que la France a fait l'objet de 11 condamnations par la Cour européenne des droits de l'homme en raison de sa politique d'enfermement d'enfants dans des lieux de rétention, la Cour ayant même jugé en 2020 que le traitement de deux enfants en bas-âge caractérisait un « manque flagrant d'humanité » (112).

  12. Toutefois, la CNCDH considère que cette mesure est inachevée dès lors que cette interdiction ne s'appliquera à Mayotte qu'au 1er janvier 2027, conformément à l'article 86 de la loi. Or, il convient de rappeler que la rétention des enfants est bien plus fréquente en comparaison avec la métropole (3 262 enfants enfermés à Mayotte en 2023 contre 87 en métropole [113]).

  13. En outre, deux inquiétudes persistent : si la loi interdit la rétention des enfants, il sera toujours possible de ne placer en rétention qu'un seul des deux parents, conformément à une circulaire du ministre de l'intérieur de février 2024 (114) ; ce qui incitera les préfectures à séparer les familles, et n'apparaît pas conforme à l'intérêt supérieur de l'enfant.

  14. Par ailleurs, le pacte européen sur la migration et l'asile, adopté le 14 mai 2024 par le Conseil de l'Union européenne, prévoit, dans le règlement « filtrage », des cas de rétention aux frontières pour les ressortissants de pays tiers. En effet, selon cette nouvelle procédure, les personnes qui rentrent illégalement sur le territoire européen devront passer par une procédure dite de filtrage afin d'identifier les personnes ayant vocation à entrer sur le sol européen. Le filtrage devrait être réalisé à proximité des frontières extérieures sur une période maximale de sept jours. Ensuite, une autre analyse des demandes, concernant les demandes de protection internationale notamment, sera réalisée. Pendant ces deux périodes, pouvant aller jusqu'à 12 semaines, les personnes devront rester à disposition des autorités et seront donc a priori placées dans des centres de détention. La CNCDH s'interroge sur l'exécution de cette disposition et sur son articulation avec le droit national, notamment en ce qui concerne la rétention des enfants (115). L'interdiction de la rétention des mineurs dans le droit national pourrait se heurter à la « fiction de non-entrée » : cette notion permet de considérer qu'une personne issue d'un Etat tiers qui se trouve physiquement sur le territoire d'un Etat européen n'est pas officiellement entrée sur ce territoire. Le droit national ne s'applique donc pas pour elle. Bien que le droit national interdise la rétention d'enfants, cela signifie que les rétentions d'enfants pourraient avoir lieu dans ces centres situés aux frontières extérieures de l'UE, même si la détention des enfants migrants resterait encadrée par la directive sur les conditions d'accueil de 2013, laquelle précise que chaque mesure doit être guidée par l'intérêt supérieur de l'enfant (116). La CNCDH appelle donc à être vigilant sur l'application du règlement du pacte européen à la situation des enfants.
    Recommandation n° 11 : La CNCDH réitère sa recommandation d'interdire la rétention administrative de tout enfant, mineur de 18 ans, accompagné ou non, dans tous les lieux d'enfermement et sur tout le territoire français, y compris dans les outre-mer.

IV. La situation aux frontières : le continuum du non-droit

  1. La CNCDH rappelle qu'aucune disposition en matière de gestion des flux migratoires et de lutte contre l'immigration illégale ne saurait justifier un renoncement aux obligations découlant de l'application du droit international, notamment en termes de sauvegarde de la vie en mer, de respect des droits fondamentaux et d'absence de traitement dégradant (117).

  2. La criminalisation de l'aide à l'entrée, à la circulation ou au séjour irréguliers de personnes étrangères

  3. L'article 53 de la loi du 26 janvier 2024 apporte deux modifications concernant les délits et crimes de facilitation, par aide directe ou indirecte, de l'entrée, de la circulation ou du séjour irrégulier d'un étranger en France. Tout d'abord, elle porte la peine encourue à quinze ans de réclusion criminelle lorsque les faits sont commis en bande organisée et dans des circonstances qui exposent directement les étrangers à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente (118). Ensuite, elle érige en crime puni de vingt ans de réclusion criminelle et 1 500 000 euros d'amende le fait de diriger ou d'organiser un groupement ayant pour objet la commission des infractions de facilitation, par aide directe ou indirecte, de l'entrée, de la circulation ou du séjour irrégulier d'un étranger en France.

  4. Selon la police aux frontières, cette disposition répond à une organisation croissante des « passeurs » à la frontière. La CNCDH reconnaît la nécessité de lutter contre les organisations criminelles qui exploitent la vulnérabilité des personnes migrantes, souvent victimes de traite des êtres humains (119), contraintes de faire appel aux trafiquants. Mais elle souligne que ce sont surtout les politiques migratoires de plus en plus restrictives et les contrôles systématiques qui contraignent les personnes à se mettre dans des situations de danger et à faire appel à des passeurs. La CNCDH s'interroge sur l'opportunité de cette disposition, alors que malgré les déferrements quasi-quotidiens, le trafic ne diminue pas.

  5. La CNCDH s'inquiète du fait que certaines personnes sont parfois visées par des poursuites alors qu'il n'y a pas de contrepartie à l'aide apportée. Si dans le discours, l'augmentation des peines encourues ne vise pas les aidants solidaires, la CNCDH s'interroge sur le fait que des personnes solidaires continuent de faire l'objet d'une criminalisation accrue malgré la décision du Conseil constitutionnel du 6 juillet 2018 (120). La Cour de cassation a récemment confirmé la condamnation d'un individu qui avait permis à un ressortissant étranger de franchir la frontière entre l'Italie et la France, dans un but strictement humanitaire, considérant que « la personne qui, dans un but humanitaire, apporte une aide à l'entrée sur le territoire français, favorise la commission d'une infraction, ce qui explique qu'elle ne puisse bénéficier de l'immunité prévue en cas d'aide, poursuivant le même but, apportée au séjour et à la circulation » (121). La CNCDH craint que les dispositions issues de la nouvelle loi, combinées à cette jurisprudence défavorable aux aidants solidaires, n'aggravent davantage la situation des personnes en situation irrégulière, qui pour des raisons impérieuses sont amenées à franchir des frontières.

  6. Il est ressorti des auditions menées par la Commission que la situation à la frontière italienne est toujours inquiétante et que la violation des droits fondamentaux perdure (122). Comme elle avait pu le constater en 2018, aux frontières terrestres intérieures, les refoulements sont quotidiens (à la suite de contrôles massifs dans les trains, les bus, et contrôles des piétons, souvent au faciès). L'application expéditive de la procédure de non-admission ne permet pas de notifier tous les droits et notamment le droit à la demande d'asile, qui est réduite à néant à la frontière franco-italienne.

  7. La CNCDH s'inquiète, par ailleurs, pour les mineurs non accompagnés qui sont refoulés vers l'Italie à la suite d'évaluations sommaires de leur minorité. Un protocole d'accord, signé en 2019, entre le ministre de l'intérieur, le préfet, le conseil départemental des Alpes-Maritimes et les associations, énonce de façon claire, qu'une évaluation de leur minorité et de leur isolement doit être faite sous trois jours. Le mineur doit donc bénéficier d'une mise à l'abri provisoire et d'un administrateur ad hoc. Or, cette évaluation ne semble pas suffisamment approfondie (caches à remplir, appréciation des éléments physiques…), ce qui peut faire douter de sa valeur probante.

  8. Enfin, la CNCDH est également préoccupée par les cas de traite des êtres humains qui résultent de ces politiques, et qui ne sont pas pris en considération par la loi. Elle s'inquiète toujours de l'absence de formation des personnels de police qui ne tiennent pas compte de certaines vulnérabilités aux frontières.
    Recommandation n° 12 : Si la CNCDH reconnaît la nécessité de lutter contre les organisations criminelles exploitant la vulnérabilité des personnes migrantes, souvent victimes de la traite des êtres humains, elle s'oppose fermement aux mesures dont l'efficacité n'est pas prouvée et qui alimentent les amalgames entre réseaux de trafiquants et personnes aidantes. La CNCDH recommande de revenir sur la criminalisation de l'aide à l'entrée lorsque celle-ci n'a donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte et a été apportée dans un but exclusivement humanitaire.

  9. La création d'un fichier pour les mineurs non accompagnés délinquants

  10. L'article 39 de la loi du 26 janvier 2024 modifie l'article L. 142-3-1 du Ceseda en créant un fichier qui recense les mineurs non accompagnés en cas de suspicion d'infraction pénale. Ainsi, les mineurs non accompagnés suspectés d'être auteur ou complice d'une infraction pénale pourront voir leurs empreintes digitales et leur image enregistrées dans un fichier. Ce fichier est présenté comme visant à faciliter « l'identification des mineurs se déclarant privés temporairement ou définitivement de la protection de leur famille à l'encontre desquels il existe des indices graves ou concordants rendant vraisemblable qu'ils aient pu participer, comme auteurs ou complices, à des infractions à la loi pénale ou l'établissement d'un lien entre plusieurs infractions commises par un seul de ces mineurs ». Les données devraient être relevées dès la déclaration de minorité et n'être conservées que pendant la durée strictement nécessaire à la prise en charge et à l'orientation des mineurs.

  11. La CNCDH s'inquiète de la multiplication des fichiers visant les mineurs non accompagnés et s'interroge sur la cohérence et la corrélation des différents fichiers entre eux (123), et ce alors que la finalité de ce dernier fichier n'est pas très claire. Comme l'AEM (124), il est à craindre que ce nouveau fichier soit utilisé pour accroître les décisions injustifiées de non-reconnaissance de minorité. En outre, le fichier de traitement de données sera discriminatoire, dès lors, qu'il ne vise que les mineurs étrangers n'ayant pas de parents présents sur le territoire français.
    Recommandation n° 13 : La CNCDH alerte sur la multiplication des fichiers concernant les mineurs non accompagnés (MNA), qui ne renforcent pas leur protection et, au contraire, accentuent la suspicion à leur égard. Elle préconise plutôt d'augmenter les moyens budgétaires alloués aux départements pour la protection de l'enfance.


Historique des versions

Version 1

I. - Le recours à la notion de « menace à l'ordre public » : le choix de l'arbitraire administratif

46. Introduite dans le droit des étrangers en 1945, la notion de « menace à l'ordre public » l'a été initialement pour expulser des personnes récemment installées sur le territoire et ayant commis de graves infractions sanctionnées par le juge judiciaire. Depuis, son application s'est progressivement étendue à la majorité des procédures relatives à l'entrée et au séjour des étrangers, et son invocation s'est intensifiée (69). La loi a entériné son utilisation systématique en l'établissant comme l'un des critères justifiant à la fois des mesures d'expulsion et, désormais, d'enfermement, fragilisant ainsi les protections fondées sur la garantie des droits fondamentaux. Le recours excessif à cette notion juridiquement incertaine exacerbe le risque d'arbitraire, déjà manifeste dans le domaine du droit des étrangers.

47. Dans une circulaire de 1994 (70), les contours de cette notion ont été formalisés pour la première fois. Cette menace est censée être évaluée « au regard de l'ensemble des éléments de fait et de droit caractérisant le comportement personnel de l'étranger en cause ». Bien que la circulaire précise qu'il « n'est ni nécessaire, ni suffisant que l'étranger ait fait l'objet de condamnations pénales » (71), elle ouvre néanmoins la voie à une assimilation insidieuse entre étranger et délinquant. L'administration est ainsi incitée à évaluer la dangerosité supposée de la personne, créant un glissement vers un traitement administratif arbitraire des étrangers. Depuis, cette tendance s'est renforcée. Une circulaire du 16 octobre 2017 (72), signée par le ministre de l'intérieur, va plus loin en disposant que l'appréciation de cette menace ne doit pas se baser uniquement sur des troubles constatés, mais également sur la prévention de troubles futurs. Cette approche, en criminalisant préventivement les personnes étrangères, compromet non seulement leurs droits mais également les principes de l'Etat de droit, créant une insécurité juridique inquiétante. Les décisions peuvent désormais être prises sur la base de soupçons de troubles eux-mêmes potentiels, sans qu'aucun fait avéré ne vienne les justifier.

48. Plus récemment, par une circulaire du 17 novembre 2022 (73), le ministre de l'intérieur a explicitement demandé aux préfectures d'élargir cette interprétation et d'intensifier les expulsions, préparant ainsi le terrain pour des mesures plus strictes. Cela inclut une systématisation des OQTF en cas de séjour irrégulier, le prononcé d'interdictions de retour sur le territoire français (IRTF) « aussi souvent que possible », le refus de délai de départ volontaire en cas de menace à l'ordre public ou encore l'inscription « systématique » des étrangers faisant l'objet d'une OQTF au fichier des personnes recherchées. En demandant « d'appliquer à l'ensemble des étrangers sous OQTF la méthode employée pour le suivi des étrangers délinquants », la circulaire procède à une assimilation à des délinquants des étrangers qui font l'objet d'une OQTF, alors même qu'ils n'ont pas fait l'objet de poursuites. La loi du 24 janvier 2024, en inscrivant la menace d'ordre public comme motif d'un maintien en rétention (§76 et suivants), entérine et amplifie l'usage répressif de cette notion, faisant peser un risque constant sur les droits des personnes étrangères et fragilisant les fondements mêmes de l'Etat de droit.

49. Dans le cadre de l'examen ou du renouvellement des titres de séjour, les préfectures doivent en principe s'appuyer sur un faisceau d'indices, une méthode qui implique de prendre en compte divers éléments tels que l'actualité, la gravité et la répétition des faits pour évaluer la matérialité de la menace. Cependant, dans la pratique, les préfectures se fondent sur des signalements, des interpellations, des placements en garde à vue qui n'ont pas donné lieu à des poursuites au pénal (74). Cette pratique entraîne une confusion entre suspicion et culpabilité, brouillant la frontière entre menace à l'ordre public et condamnation pénale. En contournant ainsi les garanties fondamentales du droit pénal, cette pratique compromet le respect des droits de la défense et fragilise les principes fondamentaux de l'Etat de droit.

50. Lors de ses auditions, la CNCDH a constaté que l'administration invoque parfois des infractions mineures qui, pour des citoyens français, ne seraient pas considérées comme une menace à l'ordre public (75). En utilisant des infractions mineures comme prétexte pour appliquer des mesures aussi sévères qu'une mesure d'éloignement ou, désormais, un maintien en rétention, la loi porte atteinte au principe de proportionnalité et aux garanties de l'Etat de droit contre l'enfermement arbitraire. Ces pratiques renforcent une logique d'exclusion et de stigmatisation des personnes étrangères, sans considération pour l'équité ou la justice. En amplifiant une logique répressive, la loi fait basculer les politiques migratoires vers une zone grise où la frontière entre légalité et arbitraire devient floue.

51. Par ailleurs, la CNCDH souligne une contradiction de la loi, qui enferme les personnes étrangères dans un cercle vicieux. En effet, pour obtenir un titre de séjour sous le nouveau motif « métier en tension » (cf. supra), elles sont contraintes de travailler dans l'illégalité durant douze mois afin de pouvoir réunir les preuves de leur activité professionnelle. Cependant, sans droit au séjour, elles sont forcées de recourir à de faux papiers pour exercer une activité. Ce recours à des faux documents peut tout à faire être utilisé par les préfectures pour caractériser une menace à l'ordre public, justifiant le prononcé de mesures d'éloignement. Ce système crée ainsi une double injustice : d'un côté, il exige des preuves inaccessibles légalement, et de l'autre, il sanctionne ceux qui cherchent à subvenir à leurs besoins en usant de moyens nécessairement illégaux.

II. - Les mesures d'éloignement, d'expulsion et d'interdiction de retour : un recul inédit des droits et libertés

1. Le durcissement du régime des obligations de quitter le territoire français (OQTF)

52. La protection contre l'arbitraire de l'administration et les abus d'autorité est le fondement de l'Etat de droit, il est impératif que le législateur protège tous les. L'introduction de termes vagues et imprécis dans la loi va à l'encontre de ce principe. La disposition visant à durcir le régime des OQTF porte atteinte aux droits fondamentaux des personnes étrangères, garantis par la Constitution et les conventions internationales auxquelles la France est partie.

53. La loi durcit la politique d'éloignement à l'encontre de personnes en situation irrégulière, notamment en matièred'OQTF. A cet égard, l'article 37 de la loi du 26 janvier 2024 modifie l'article L. 611-3 du Ceseda et supprime les protections au bénéfice de certaines catégories d'étrangers contre le prononcé d'une OQTF ; la protection absolue contre le prononcé d'une OQTF est maintenue uniquement pour les mineurs de moins de 18 ans. Avant l'entrée en vigueur de cette disposition le 28 janvier 2024, la législation reconnaissait neuf profils de ressortissants étrangers qui bénéficiaient d'une protection absolue contre le prononcé d'une OQTF (76). Ces protections prennent en compte la situation personnelle de l'étranger, ses liens familiaux et la durée de son séjour en France, conformément aux droits fondamentaux garantis par la Constitution et par les textes internationaux de protection des droits humains.

54. Initialement, le projet de texte du gouvernement prévoyait de lever les protections contre les OQTF en cas de comportement constituant une « menace grave pour l'ordre public ». La CNCDH déplore que cette proposition ait été motivée par un discours entretenant les amalgames entre les personnes étrangères et délinquantes. Toutefois, le Sénat est revenu sur ce critère et a voté un texte qui supprime les catégories protégées, à l'exception des personnes mineures de 18 ans. La Commission des lois de l'Assemblée nationale a confirmé cette réécriture, en élargissant d'autant le champ d'application des OQTF.

55. Dans une démarche visant à prévenir les abus potentiels, la loi a intégré un alinéa additionnel précisant que l'OQTF serait édictée « en tenant notamment compte de la durée de présence de l'étranger sur le territoire français, de la nature et de l'ancienneté de ses liens avec la France et des considérations humanitaires pouvant justifier un tel droit ». Toutefois, la CNCDH critique cette approche qui consiste à remplacer des protections légales objectives, par des mesures assouplies qui ne font que guider de manière vague et insuffisante l'examen des situations par l'autorité administrative. Le manque de clarté de cette disposition confère aux préfectures une marge d'appréciation trop grande (ou bien disproportionnée), susceptible de renforcer des pratiques inégales et injustes déjà observées aujourd'hui (77), avec pour conséquence une augmentation considérable du nombre d'OQTF prononcées sans perspective sérieuse d'exécution (78), c'est-à-dire sans examen sérieux et approfondi de la situation des personnes. Cet alinéa ne suffit pas à écarter le risque d'expulsion de parents d'enfants français, de conjoints de Français, de personnes arrivées en France au plus tard à l'âge de 13 ans ou de personnes gravement malades par exemple. La CNCDH condamne une politique qui, par de telles mesures, accroît l'insécurité administrative des personnes étrangères.

56. La CNCDH dénonce également l'allongement de la durée exécutoire des OQTF, d'un an à trois ans. Cette durée est celle durant laquelle l'administration est autorisée à recourir à des procédures d'exécution d'office, telles que l'assignation à résidence ou le placement en rétention, en vue de mettre en œuvre la mesure d'éloignement. La CNCDH juge cette mesure manifestement disproportionnée. Elle n'aura aucun effet significatif sur l'exécution des OQTF (79), son objectif initial, mais présente un risque majeur de restriction injustifiée des libertés individuelles.

57. Cette mesure consiste à permettre l'exécution d'une décision administrative durant trois années suivant sa notification, sans prendre en compte les évolutions de circonstances juridiques ou de fait modifiant la situation de l'intéressé, comme des changements dans la vie privée et familiale de la personne concernée. En d'autres termes, cette mesure maintient les personnes étrangères dans une situation figée à la date de la décision d'OQTF, les empêchant de jouir de leurs droits sans pouvoir recourir à un juge. Ainsi, des personnes susceptibles de remplir les critères de régularisation peuvent désormais se voir opposer une OQTF vieille de trois ans.

58. Pour rappel, le seuil d'un an, antérieur à l'entrée en vigueur de la loi, a été introduit en 2003 (80) en réponse à la jurisprudence du Conseil d'Etat qui précisait qu'une exécution d'office après une durée « anormalement longue », pouvait être annulée si des circonstances de droit ou de fait avaient évolué, comme la situation familiale de l'étranger (81). Le législateur avait donc fixé une durée minimale d'un an pour permettre à l'administration d'exécuter d'office une OQTF, et placer en rétention ou assigner un étranger à résidence, sans que le juge puisse considérer que cette exécution était fondée sur une décision d'éloignement implicite ultérieure à la décision initiale. Passé ce délai d'un an, l'administration devait prononcer une nouvelle mesure pour l'exécution d'office, et ce même si la situation de l'étranger n'avait pas changé (82). Cette mesure visait précisément à sécuriser juridiquement les décisions d'éloignement afin de permettre de faire échec à l'invocation de circonstances de droit ou de fait modifiant la situation de l'intéressé après la date de notification de la décision et avant son exécution.

59. La CNCDH s'inquiète des conséquences graves de l'accroissement de la durée de validité d'une OQTF qui entraînera un enracinement prolongé dans la précarité administrative et sociale. Elle considère que la validité de cette mesure doit être strictement limitée dans le temps afin de ne pas faire échec à la régularisation d'une personne étrangère. En effet, dès lors que des circonstances de droit ou de fait modifient la situation de l'intéressé, celui-ci doit pouvoir faire examiner sa demande.

Recommandation n° 5 : La CNCDH recommande de supprimer la disposition augmentant la durée de validité à trois années d'une obligation de quitter le territoire français (OQTF). Elle propose, par ailleurs, de rendre la durée de validité modulable afin de tenir compte des circonstances de droit ou de fait qui viendraient à modifier la situation de l'intéressé après la date de notification de la décision.

60. La CNCDH déplore l'extension des effets des OQTF. En effet, en plus de prolonger la durée de validité des OQTF, la loi introduit une mesure qui permet de refuser un titre de séjour aux personnes n'ayant pas « satisfait à l'obligation de quitter le territoire dans les formes et délais prescrits par l'autorité administrative » (83). Cette mesure déroge explicitement à une jurisprudence établie selon laquelle une personne peut déposer une nouvelle demande de titre de séjour en cas de circonstances nouvelles créatrices de droit. La Commission dénonce cette mesure, qui fige la situation administrative des personnes étrangères sur la base d'une appréciation dépassée et qui encourage des pratiques administratives abusives, telles que le refus d'enregistrement ou de délivrance de titres de séjour. Cela est d'autant plus critiquable que les personnes concernées sont souvent empêchées de contester ces décisions en raison de la complexité des procédures et du manque d'accès à un soutien juridique, aggravant ainsi leur vulnérabilité. Enfin, la CNCDH souligne que cette mesure contredit les objectifs affichés par le gouvernement dans l'étude d'impact et énoncés dans un rapport du Conseil d'Etat de 2020 sur la simplification du contentieux (84), qui visait à réduire le contentieux des étrangers devant les juridictions administratives. Loin de les atteindre, cette mesure alourdit la charge des tribunaux et accroît l'insécurité administrative des personnes étrangères.

61. La loi inscrit également dans le code la possibilité de refuser ou de retirer un titre de séjour à une personne « ayant commis des faits qui l'exposent à » plusieurs condamnations, énumérées dans le texte (85). D'une part, la CNCDH critique l'utilisation du verbe « exposer », qui suggère qu'une condamnation effective n'est pas nécessaire. D'autre part, elle souligne l'inutilité de ces dispositions. En effet, en l'état du droit, le cadre juridique actuel, la notion de « menace à l'ordre public » permet déjà de prendre de telles décisions. Ces mesures relèvent davantage de l'affichage politique que d'une réelle nécessité.

Recommandation n° 6 : La CNCDH recommande de supprimer l'extension des effets des OQTF et de rétablir le droit pour les personnes étrangères de déposer une nouvelle demande de titre de séjour en cas de circonstances nouvelles de fait ou de droit.

2. L'allongement de la durée des interdictions de retour sur le territoire français (IRTF)

62. L'interdiction de retour sur le territoire français (IRTF) est une mesure issue de la directive européenne « retour » de 2008. Elle est prononcée par la préfecture à l'encontre d'une personne étrangère, soit simultanément à une OQTF, soit après l'émission d'une OQTF (86). Cette mesure interdit le retour de la personne concernée en France pour une durée pouvant aller jusqu'à 10 ans, selon les circonstances. Une fois prononcée, l'IRTF est enregistrée dans le système d'information Schengen (SIS), entraînant un refus de visa pour les personnes visées par cette mesure. La loi du 26 janvier 2024, dans son article 60, a allongé la durée maximale de l'interdiction de retour sur le territoire français (IRTF) à cinq ans, contre trois ou deux ans auparavant, et 10 ans en cas de menace grave à l'ordre public, contre cinq ans auparavant.

63. Un dispositif de réexamen de l'interdiction de retour est prévu, similaire à celui pour les arrêtés d'expulsion, au bout de cinq ans afin d'évaluer la pertinence de la mesure. L'autorité compétente prend en compte l'évolution de la menace pour l'ordre public que constitue la présence de l'intéressé en France, les changements dans sa situation personnelle et familiale, ainsi que les garanties de réinsertion professionnelle ou sociale qu'il présente. En termes de procédure, la personne concernée peut présenter des observations écrites. Si l'administration ne notifie pas de décision explicite d'abrogation dans un délai de deux mois, cela équivaut à une décision implicite de maintien de la mesure.

64. De manière préoccupante, l'article 61 de la loi prévoit le refus de délivrance de visa à toute personne faisant l'objet d'une OQTF depuis moins de cinq ans et ne prouvant pas son départ du territoire dans le délai imparti, sauf en cas de « circonstances humanitaires ». Cette systématisation risque de multiplier les impasses administratives et les atteintes aux droits, sans prendre en compte l'évolution des circonstances factuelles et juridiques. La notion de « circonstances humanitaires » existait déjà dans la loi pour éviter une interdiction de retour sur le territoire français (IRTF) ou pour examiner une demande d'admission exceptionnelle au séjour. Cependant, les associations constatent que cette disposition est très rarement utilisée par les préfectures et que son application varie d'une préfecture à l'autre. La CNCDH considère les durées d'interdiction proposées excessivement longues et déconnectées des objectifs visés par la loi.

Recommandation n° 7 : La CNCDH recommande la suppression des dispositions allongeant la durée des interdictions de retour sur le territoire français (IRTF). Elle recommande également la suppression du conditionnement d'un visa à la nécessité de prouver son départ du territoire, dans le délai imparti, dans l'hypothèse d'une OQTF de moins de 5 ans.

3. Les arrêtés d'expulsion

65. En l'état actuel du droit, l'administration peut décider d'émettre des arrêtés d'expulsion lorsque la présence d'une personne étrangère en France est estimée constituer une menace grave pour l'ordre public (87). Pour certaines catégories de personnes protégées, cette possibilité est restreinte.

66. Certains étrangers bénéficiaient de la protection dite « relative », c'est-à-dire qu'ils ne pouvaient faire l'objet d'une décision d'expulsion « que si elle constituait une nécessité impérieuse pour la sûreté de l'Etat ou la sécurité publique ». Cette protection s'appliquait notamment aux étrangers parents d'enfants français ou résidant légalement en France depuis plus de dix ans.

67. La loi du 23 août 1993 (88) avait déjà établi une limitation à cette protection en disposant que toute personne définitivement condamnée à une peine d'emprisonnement ferme d'au moins cinq ans en perdait le bénéfice. La loi du 26 janvier 2024 étend le champ de cette limitation en considérant désormais qu'est concernée toute personne condamnée définitivement pour une infraction « punissable » d'une peine d'emprisonnement ferme d'au moins trois ans. Avec ce remplacement de la peine « prononcée » par la peine « encourue », les expulsions concernent désormais un nombre accru de personnes (89), or des écarts importants sont généralement constatés entre les peines encourues et prononcées, lesquelles le sont, au nom du principe de l'individualisation des peines, « en fonction des circonstances de l'infraction et de la personnalité de son auteur ainsi que de sa situation matérielle, familiale et sociale », en application de l'article 132-1, alinéa dernier du code pénal. En effet, selon une étude récente (90), les peines prononcées ne représentent que 8 % de la peine encourue et que 4 % si on se réfère à la partie ferme de la peine prononcée. Dès lors, la référence aux peines encourues couvre un grand nombre d'infractions dont certaines de faible gravité. A titre d'exemple, un vol dans les transports en commun est considéré par la loi pénale comme commis avec une circonstance aggravante et donc passible de cinq ans d'emprisonnement au lieu de trois (91) alors que dans les faits il peut porter sur quelques euros nécessaires à l'achat d'un … sandwich. De la sorte, la loi s'affranchit du principe d'individualisation de la peine (92).

68. Dans une même approche, la loi du 26 janvier 2024 lève à l'article 35 les protections dont bénéficient les personnes étrangères qui résident en France depuis qu'elles ont moins de treize ans, ou y résident de manière régulière depuis plus de vingt ans, ou encore les étrangers gravement malades. Antérieurement, ces personnes ne pouvaient faire l'objet d'une décision d'expulsion qu'en cas de « comportements de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l'Etat, ou liés à des activités à caractère terroriste, ou constituant des actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes » (93). Cette protection n'était retirée que dans des cas très spécifiques. Il était même explicitement prévu qu'une condamnation à une peine d'emprisonnement ferme de cinq ans ou plus ne faisait pas obstacle au bénéfice de cette protection. La loi retire le bénéfice de cette protection dans l'hypothèse d'une condamnation à une infraction punissable d'au moins cinq ans d'emprisonnement (trois ans en cas de réitération).

69. La CNCDH regrette que la loi privilégie l'expulsion au détriment des opportunités de réinsertion. En effet, un étranger condamné à une amende ou à une peine d'emprisonnement avec sursis peut être expulsé si l'infraction est punie de cinq ans d'emprisonnement (trois ans en cas de réitération), même si le tribunal, au nom du principe de l'individualisation des peines, a prononcé une peine inférieure justifiée par des preuves d'insertion professionnelle, des garanties personnelles, une reconnaissance des faits ou des efforts de réparation auprès de la victime. L'objectif de réinsertion de la peine est ainsi ignoré au profit de celui de l'expulsion, au mépris du principe de l'individualisation des peines.

70. La CNCDH dénonce par ailleurs l'introduction de motifs nouveaux pour justifier la levée de toutes les protections, tels que l'irrégularité du séjour (94) ou « en cas de comportement de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l'Etat, dont la violation délibérée et d'une particulière gravité des principes de la République » (95). L'introduction de ces motifs soulève des questions majeures quant au respect des droits fondamentaux et au pouvoir d'appréciation de l'administration, alors que les principes républicains protègent tous les individus, indépendamment de leur statut administratif.

71. La CNCDH est très inquiète des expulsions illégales et du non-respect des mesures provisoires adoptées par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) (96), comme elle l'avait exprimé dans une lettre à la première ministre à la suite de l'expulsion d'un ressortissant ouzbek (97). Au cours des auditions qu'elle a menées, plusieurs cas d'expulsions de personnes placées en centres de rétention administrative (CRA), pourtant engagées dans des démarches visant à interrompre leur expulsion, lui ont été rapportés. La CNCDH s'inquiète également des atteintes au droit à la vie privée et familiale dont peuvent résulter ces expulsions.

4. Le régime des interdictions du territoire français (ITF) : la systématisation de la « double peine »

72. La CNCDH s'inquiète de l'existence, du durcissement et de l'extension du domaine des interdictions de territoire français (ITF). L'ITF, souvent associée à la notion de « double peine » (98), est une sanction prononcée par le juge pénal à l'encontre des personnes étrangères, du seul fait de leur nationalité, réservée à la commission des crimes et délits graves. Cette mesure peut être infligée soit comme peine principale, soit comme peine complémentaire à une peine d'emprisonnement ou une amende (99). A cet égard, ces peines ne peuvent être prononcées que par « décision spécialement motivée au regard de la gravité de l'infraction et de la situation personnelle et familiale de l'étranger » (100).

73. Toutefois, la loi modifie, en son article 35, le régime des différentes protections contre les ITF. D'une part, elle étend l'application de l'ITF à tous les délits punis d'au moins 3 ans d'emprisonnement (101). D'autre part, elle lève l'ensemble des protections dites « relatives », c'est-à-dire celles concernant les étrangers résidant en France depuis longtemps ou ayant des liens familiaux étroits dans le pays (102). En d'autres termes, une personne résidant en France depuis plus de vingt ans ou depuis l'âge de 13 ans peut désormais être soumise à une ITF. La Commission considère que cette mesure est non conforme à l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH) et à l'article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Enfin, la CNCDH déplore la modification par la loi du point de départ de la durée de l'ITF : celle-ci commence désormais à courir à partir de la date à laquelle la personne a effectivement quitté le territoire, et non plus à compter de la fin de l'exécution de la peine d'emprisonnement (pour une ITF complémentaire) ou de la date à laquelle la condamnation est devenue définitive (pour une ITF principale).

74. L'allongement de la liste des infractions concernées par l'ITF renforce ainsi le champ d'application de la « double peine », sans tenir compte de la notion de gravité des faits. Loin de viser, comme l'annonçait pourtant le ministre de l'intérieur, les seuls « étrangers auteurs d'actes de délinquance extrêmement graves », l'élargissement de la double peine concerne en réalité la quasi-totalité des personnes étrangères confrontées à la justice pénale, dont la majorité l'est pour des délits, le plus souvent de faible gravité. L'extension du régime des ITF à des infractions comme le vol notamment, qui concerne de nombreuses personnes en situation de précarité, risque d'accroître considérablement leur nombre, dans un contexte où elles ont presque triplé en huit ans. La CNCDH dénonce une mesure qu'elle juge discriminatoire.

75. En outre, la protection quasi absolue existant pour certaines catégories d'étrangers (103) connaît une nouvelle exception dès lors qu'est en cause un crime ou un délit puni d'au moins 5 ans d'emprisonnement. Cela concerne les parents d'enfant français mineurs ; les conjoints de Français ; ceux qui vivent habituellement en France depuis 15 ans. La remise en cause des catégories protégées revient à affirmer que la vie privée et familiale ou l'état de santé ne pourront pas empêcher une expulsion, que c'est l'argument sécuritaire qui l'emporte, et instille l'idée selon laquelle les personnes étrangères n'ont pas le droit, du fait de leur seule nationalité, à la réinsertion.

76. La CNCDH s'inquiète de la diminution, voire de la disparition pour certaines situations, des protections contre les ITF, pourtant prévues pour protéger les étrangers en situation régulière qui sont le mieux « intégrés » et installés en France (enfants français, résidence régulière prolongée).

Recommandation n° 8 : La CNCDH s'alarme des conséquences de la suppression des protections spécifiques contre le prononcé des obligations de quitter le territoire français (OQTF), des arrêtés d'expulsion et des interdictions du territoire français (ITF). Elle appelle à rétablir ces protections et à les étendre à d'autres catégories de personnes étrangères, en particulier les personnes vulnérables, telles que les victimes de violences sexuelles et de traite des êtres humains sous toutes ses formes.

III. - L'extension de l'enfermement administratif

1. « La menace pour l'ordre public » : un nouveau motif de placement en rétention

77. La rétention administrative est une mesure qui permet de maintenir dans un lieu fermé, un centre ou un local de rétention administrative, un étranger qui fait l'objet d'une décision d'éloignement, dans l'attente de la mise à exécution de la mesure. Cette privation de liberté est ordonnée lorsque la personne «ne présente pas de garanties de représentation effectives propres à prévenir un risque de soustraction à l'exécution de la décision d'éloignement et qu'aucune autre mesure n'apparaît suffisante à garantir efficacement l'exécution effective de cette décision» (104). Le placement en rétention est l'exception et l'assignation à résidence le principe. Cependant, les associations constatent que, dans la pratique, la rétention est souvent privilégiée. Cette situation est facilitée par la marge d'appréciation laissée à l'administration.

78. L'article 40 de la loi du 26 janvier 2024 a révisé l'article L. 741-1 du Ceseda pour y intégrer la notion de menace à l'ordre public comme motif de placement en rétention administrative. Ainsi « un comportement menaçant l'ordre public peut être [désormais] considéré comme constituant un risque de fuite » (105). En retenant « la menace à l'ordre public » comme motif de placement en rétention, le législateur fait de la rétention administrative une mesure de répression des comportements des personnes étrangères à la disposition de l'administration ; et ce, alors même que la CJUE a rappelé que ni la directive 2008/115 dite « retour » ni sa jurisprudence ne prévoyait que l'ordre public puisse fonder un enfermement en centre de rétention (106). La notion de « menace à l'ordre public » manque de matérialité et d'objectivité, ce qui ouvre la voie à une interprétation extensive de la part de l'administration. En d'autres termes, cette disposition transforme la rétention administrative en une sanction par privation de liberté d'une variété de comportements des personnes étrangères, indépendamment de toute infraction pénale commise. Une motivation confirmée par la circulaire ministérielle datée du 3 août 2022 (107), qui recommande d'utiliser les centres de rétention principalement pour les personnes perçues comme un risque pour l'ordre public, même en l'absence de certitudes quant à leur expulsion effective.

79. Cette mesure, combinée à l'augmentation de la durée initiale de rétention à quatre jours avant que le juge examine les fondements du placement en rétention (voir infra) - révèle un potentiel arbitraire considérable et une atteinte sans précédent à la liberté individuelle. La CNCDH condamne l'adoption de cette mesure qui, selon elle, compromet gravement les principes fondamentaux d'un Etat de droit, historiquement ancré dans la lutte contre la détention arbitraire. Cette situation suscite de profondes inquiétudes quant au respect des droits fondamentaux et des normes démocratiques établies et constitue, pour la CNCDH, le franchissement d'une ligne rouge en termes d'atteinte aux droits.

80. Enfin, l'article 43 de la loi modifie le délai entre deux placements en rétention administrative pour les personnes étrangères. Auparavant, l'administration pouvait placer une personne en rétention sur la base de la même décision d'éloignement, mais seulement après un délai de sept jours suivant sa libération, sauf dans les conditions spécifiées à l'article L. 741-7 du Ceseda. La loi réduit considérablement ce délai en permettant à l'administration de placer à nouveau en rétention une personne sur la base de la même décision d'éloignement, seulement quarante-huit heures après sa libération, en présence de « circonstances nouvelles de fait ou de droit ». Cette réduction marque encore un tournant potentiel dans la gestion administrative des personnes étrangères en situation d'éloignement, en raccourcissant de manière significative le délai entre deux placements en rétention.

Recommandation n° 9 : La CNCDH recommande de supprimer la notion de « menace à l'ordre public » comme fondement du maintien en rétention. Elle propose également de supprimer la réduction du délai entre deux placements en rétention sur la base d'une même décision d'éloignement.

2. L'affaiblissement du contrôle par le juge judiciaire

81. La CNCDH s'est toujours fermement opposée à toute proposition visant à l'allongement de la durée initiale de la rétention administrative. Elle dénonce l'extension à quatre jours au lieu de la durée actuelle de 48 heures. Or, ce n'est qu'à l'issue de ce délai que le juge judiciaire garant de la liberté individuelle conformément à l'article 66 de la Constitution, a la possibilité, une fois sollicité, d'examiner les conditions de l'interpellation et de l'enfermement de la personne étrangère au regard des critères de la loi et de prolonger la rétention pour une période supplémentaire de vingt-six jours.

82. La France a déjà fait l'objet d'une condamnation à ce sujet par la Cour européenne des droits de l'homme en 2016 (108). En 2011, la durée initiale de rétention avait été portée à cinq jours. La Cour avait estimé que les droits du requérant, fondés sur l'article 5 de la Convention relatif au droit à la liberté et à la sûreté, n'avaient pas été respectés car il n'avait pas eu la possibilité de se défendre. L'extension de la durée initiale de rétention à quatre jours est ainsi en contradiction avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme et pourrait exposer la France à de nouvelles condamnations. Il convient d'ajouter qu'en 2022 près d'une personne enfermée sur quatre a été libérée par le juge judiciaire au motif que son enfermement était illégal.

83. A Mayotte, le délai de cinq jours a été maintenu. Or, dès lors que la majorité des expulsions se déroulent dans les vingt-quatre heures après l'arrestation, ces retenues échappent à tout contrôle juridictionnel. Dans la pratique, le préfet et les forces de police gèrent seuls ces opérations et ils renvoient des milliers de personnes vers les Comores (109). La CNCDH déplore le maintien de la durée initiale de rétention de cinq jours à Mayotte qui permet de contourner le contrôle de la mesure par le juge judiciaire (110).

Recommandation n° 10 : La CNCDH recommande d'inscrire une durée initiale de rétention de 24 heures maximum (et non de quatre jours) avant l'intervention du juge judiciaire. Elle recommande également l'abrogation des dispositions spécifiques applicables à Mayotte, où la durée initiale de rétention administrative est actuellement fixée à cinq jours, pour l'aligner sur une durée de 24 heures.

3. L'interdiction de l'enfermement des enfants en situation de migration

84. L'article 40 de la loi prévoit l'interdiction d'enfermer des enfants de moins de 18 ans dans un centre ou un local de rétention en France métropolitaine, mesure que la CNCDH recommandait depuis plusieurs années (111). La Commission salue cette avancée mais condamne sa non-application à Mayotte avant 2027. Elle rappelle que la France a fait l'objet de 11 condamnations par la Cour européenne des droits de l'homme en raison de sa politique d'enfermement d'enfants dans des lieux de rétention, la Cour ayant même jugé en 2020 que le traitement de deux enfants en bas-âge caractérisait un « manque flagrant d'humanité » (112).

85. Toutefois, la CNCDH considère que cette mesure est inachevée dès lors que cette interdiction ne s'appliquera à Mayotte qu'au 1er janvier 2027, conformément à l'article 86 de la loi. Or, il convient de rappeler que la rétention des enfants est bien plus fréquente en comparaison avec la métropole (3 262 enfants enfermés à Mayotte en 2023 contre 87 en métropole [113]).

86. En outre, deux inquiétudes persistent : si la loi interdit la rétention des enfants, il sera toujours possible de ne placer en rétention qu'un seul des deux parents, conformément à une circulaire du ministre de l'intérieur de février 2024 (114) ; ce qui incitera les préfectures à séparer les familles, et n'apparaît pas conforme à l'intérêt supérieur de l'enfant.

87. Par ailleurs, le pacte européen sur la migration et l'asile, adopté le 14 mai 2024 par le Conseil de l'Union européenne, prévoit, dans le règlement « filtrage », des cas de rétention aux frontières pour les ressortissants de pays tiers. En effet, selon cette nouvelle procédure, les personnes qui rentrent illégalement sur le territoire européen devront passer par une procédure dite de filtrage afin d'identifier les personnes ayant vocation à entrer sur le sol européen. Le filtrage devrait être réalisé à proximité des frontières extérieures sur une période maximale de sept jours. Ensuite, une autre analyse des demandes, concernant les demandes de protection internationale notamment, sera réalisée. Pendant ces deux périodes, pouvant aller jusqu'à 12 semaines, les personnes devront rester à disposition des autorités et seront donc a priori placées dans des centres de détention. La CNCDH s'interroge sur l'exécution de cette disposition et sur son articulation avec le droit national, notamment en ce qui concerne la rétention des enfants (115). L'interdiction de la rétention des mineurs dans le droit national pourrait se heurter à la « fiction de non-entrée » : cette notion permet de considérer qu'une personne issue d'un Etat tiers qui se trouve physiquement sur le territoire d'un Etat européen n'est pas officiellement entrée sur ce territoire. Le droit national ne s'applique donc pas pour elle. Bien que le droit national interdise la rétention d'enfants, cela signifie que les rétentions d'enfants pourraient avoir lieu dans ces centres situés aux frontières extérieures de l'UE, même si la détention des enfants migrants resterait encadrée par la directive sur les conditions d'accueil de 2013, laquelle précise que chaque mesure doit être guidée par l'intérêt supérieur de l'enfant (116). La CNCDH appelle donc à être vigilant sur l'application du règlement du pacte européen à la situation des enfants.

Recommandation n° 11 : La CNCDH réitère sa recommandation d'interdire la rétention administrative de tout enfant, mineur de 18 ans, accompagné ou non, dans tous les lieux d'enfermement et sur tout le territoire français, y compris dans les outre-mer.

IV. La situation aux frontières : le continuum du non-droit

88. La CNCDH rappelle qu'aucune disposition en matière de gestion des flux migratoires et de lutte contre l'immigration illégale ne saurait justifier un renoncement aux obligations découlant de l'application du droit international, notamment en termes de sauvegarde de la vie en mer, de respect des droits fondamentaux et d'absence de traitement dégradant (117).

1. La criminalisation de l'aide à l'entrée, à la circulation ou au séjour irréguliers de personnes étrangères

89. L'article 53 de la loi du 26 janvier 2024 apporte deux modifications concernant les délits et crimes de facilitation, par aide directe ou indirecte, de l'entrée, de la circulation ou du séjour irrégulier d'un étranger en France. Tout d'abord, elle porte la peine encourue à quinze ans de réclusion criminelle lorsque les faits sont commis en bande organisée et dans des circonstances qui exposent directement les étrangers à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente (118). Ensuite, elle érige en crime puni de vingt ans de réclusion criminelle et 1 500 000 euros d'amende le fait de diriger ou d'organiser un groupement ayant pour objet la commission des infractions de facilitation, par aide directe ou indirecte, de l'entrée, de la circulation ou du séjour irrégulier d'un étranger en France.

90. Selon la police aux frontières, cette disposition répond à une organisation croissante des « passeurs » à la frontière. La CNCDH reconnaît la nécessité de lutter contre les organisations criminelles qui exploitent la vulnérabilité des personnes migrantes, souvent victimes de traite des êtres humains (119), contraintes de faire appel aux trafiquants. Mais elle souligne que ce sont surtout les politiques migratoires de plus en plus restrictives et les contrôles systématiques qui contraignent les personnes à se mettre dans des situations de danger et à faire appel à des passeurs. La CNCDH s'interroge sur l'opportunité de cette disposition, alors que malgré les déferrements quasi-quotidiens, le trafic ne diminue pas.

91. La CNCDH s'inquiète du fait que certaines personnes sont parfois visées par des poursuites alors qu'il n'y a pas de contrepartie à l'aide apportée. Si dans le discours, l'augmentation des peines encourues ne vise pas les aidants solidaires, la CNCDH s'interroge sur le fait que des personnes solidaires continuent de faire l'objet d'une criminalisation accrue malgré la décision du Conseil constitutionnel du 6 juillet 2018 (120). La Cour de cassation a récemment confirmé la condamnation d'un individu qui avait permis à un ressortissant étranger de franchir la frontière entre l'Italie et la France, dans un but strictement humanitaire, considérant que « la personne qui, dans un but humanitaire, apporte une aide à l'entrée sur le territoire français, favorise la commission d'une infraction, ce qui explique qu'elle ne puisse bénéficier de l'immunité prévue en cas d'aide, poursuivant le même but, apportée au séjour et à la circulation » (121). La CNCDH craint que les dispositions issues de la nouvelle loi, combinées à cette jurisprudence défavorable aux aidants solidaires, n'aggravent davantage la situation des personnes en situation irrégulière, qui pour des raisons impérieuses sont amenées à franchir des frontières.

92. Il est ressorti des auditions menées par la Commission que la situation à la frontière italienne est toujours inquiétante et que la violation des droits fondamentaux perdure (122). Comme elle avait pu le constater en 2018, aux frontières terrestres intérieures, les refoulements sont quotidiens (à la suite de contrôles massifs dans les trains, les bus, et contrôles des piétons, souvent au faciès). L'application expéditive de la procédure de non-admission ne permet pas de notifier tous les droits et notamment le droit à la demande d'asile, qui est réduite à néant à la frontière franco-italienne.

93. La CNCDH s'inquiète, par ailleurs, pour les mineurs non accompagnés qui sont refoulés vers l'Italie à la suite d'évaluations sommaires de leur minorité. Un protocole d'accord, signé en 2019, entre le ministre de l'intérieur, le préfet, le conseil départemental des Alpes-Maritimes et les associations, énonce de façon claire, qu'une évaluation de leur minorité et de leur isolement doit être faite sous trois jours. Le mineur doit donc bénéficier d'une mise à l'abri provisoire et d'un administrateur ad hoc. Or, cette évaluation ne semble pas suffisamment approfondie (caches à remplir, appréciation des éléments physiques…), ce qui peut faire douter de sa valeur probante.

94. Enfin, la CNCDH est également préoccupée par les cas de traite des êtres humains qui résultent de ces politiques, et qui ne sont pas pris en considération par la loi. Elle s'inquiète toujours de l'absence de formation des personnels de police qui ne tiennent pas compte de certaines vulnérabilités aux frontières.

Recommandation n° 12 : Si la CNCDH reconnaît la nécessité de lutter contre les organisations criminelles exploitant la vulnérabilité des personnes migrantes, souvent victimes de la traite des êtres humains, elle s'oppose fermement aux mesures dont l'efficacité n'est pas prouvée et qui alimentent les amalgames entre réseaux de trafiquants et personnes aidantes. La CNCDH recommande de revenir sur la criminalisation de l'aide à l'entrée lorsque celle-ci n'a donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte et a été apportée dans un but exclusivement humanitaire.

2. La création d'un fichier pour les mineurs non accompagnés délinquants

95. L'article 39 de la loi du 26 janvier 2024 modifie l'article L. 142-3-1 du Ceseda en créant un fichier qui recense les mineurs non accompagnés en cas de suspicion d'infraction pénale. Ainsi, les mineurs non accompagnés suspectés d'être auteur ou complice d'une infraction pénale pourront voir leurs empreintes digitales et leur image enregistrées dans un fichier. Ce fichier est présenté comme visant à faciliter « l'identification des mineurs se déclarant privés temporairement ou définitivement de la protection de leur famille à l'encontre desquels il existe des indices graves ou concordants rendant vraisemblable qu'ils aient pu participer, comme auteurs ou complices, à des infractions à la loi pénale ou l'établissement d'un lien entre plusieurs infractions commises par un seul de ces mineurs ». Les données devraient être relevées dès la déclaration de minorité et n'être conservées que pendant la durée strictement nécessaire à la prise en charge et à l'orientation des mineurs.

96. La CNCDH s'inquiète de la multiplication des fichiers visant les mineurs non accompagnés et s'interroge sur la cohérence et la corrélation des différents fichiers entre eux (123), et ce alors que la finalité de ce dernier fichier n'est pas très claire. Comme l'AEM (124), il est à craindre que ce nouveau fichier soit utilisé pour accroître les décisions injustifiées de non-reconnaissance de minorité. En outre, le fichier de traitement de données sera discriminatoire, dès lors, qu'il ne vise que les mineurs étrangers n'ayant pas de parents présents sur le territoire français.

Recommandation n° 13 : La CNCDH alerte sur la multiplication des fichiers concernant les mineurs non accompagnés (MNA), qui ne renforcent pas leur protection et, au contraire, accentuent la suspicion à leur égard. Elle préconise plutôt d'augmenter les moyens budgétaires alloués aux départements pour la protection de l'enfance.