JORF n°0292 du 17 décembre 2010

II. ― Sur la création du conseiller territorial

L'article 5 de la loi qui vous est déféré crée le « conseiller territorial ». Ce conseiller territorial résulte de la fusion des conseillers généraux et des conseillers régionaux, qui jusqu'à maintenant composaient respectivement les conseils généraux et les conseils régionaux. En d'autres termes, la loi a pour effet de confier deux mandats distincts à une même personne, qui se retrouve ainsi en position de devoir, dans le même temps, remplir les fonctions imparties au conseiller régional, et défendre ainsi l'intérêt régional, et celles imparties au conseiller général, et se faire alors le chantre de l'intérêt départemental.
A défaut donc d'opérer une fusion entre les départements et les régions, c'est à une fusion de leurs élus respectifs qu'il a été procédé. Le conseil régional n'étant plus que la réunion de tous les conseillers généraux. Or en agissant ainsi, le législateur a méconnu nombre d'exigences constitutionnelles qui appellent votre censure. Il est en effet porté atteinte au principe de la libre administration des collectivités territoriales par des conseils élus (1) ; à l'interdiction d'instituer la tutelle d'une collectivité territoriale sur une autre (2) ; à la liberté de suffrage (3) ; et au principe selon lequel le Sénat représente les collectivités territoriales (4).

  1. Quant à la libre administration des collectivités territoriales par des conseils élus :
    Conformément au troisième alinéa de l'article 72 de la Constitution, les collectivités territoriales « s'administrent librement par des conseils élus ». En ce sens, vous avez jugé « que pour s'administrer librement, toute collectivité territoriale d[evait] disposer d'une assemblée délibérante élue dotée d'attributions effectives » (décision n° 91-290 DC du 9 mai 1991, cons. 32. V. également en ce sens vos décisions n° 85-196 DC du 8 août 1985, cons. 10, et n° 87-241 DC du 19 janvier 1988, cons. 6).
    Bien que votre haute juridiction n'ait pas encore eu l'occasion de l'affirmer, les requérants considèrent que le corollaire de cette exigence est, en outre, que chaque collectivité soit gérée par un organe délibérant qui lui soit propre, lui-même composé d'élus qui lui soient propres. Or la loi qui vous est ici soumise a pour effet de confier la gestion des conseils régionaux non plus à des conseillers régionaux, mais à la réunion des conseillers généraux, qui, comme vous l'avez rappelé, assurent « la représentation des composantes territoriales du département » (décision n° 82-147 DC du 2 décembre 1982, cons. 5), et non de la région.
    D'une façon générale, tous les constitutionnalistes s'accordent à dire qu'il ressort clairement de votre jurisprudence que cette « liberté implique [...] une autonomie à la fois institutionnelle et fonctionnelle » des collectivités territoriales (L. Touvet, J. Ferstenbert et C. Cornets, Les grands arrêts du droit de la décentralisation, Dalloz, 2001, 2e éd., p. 5. Mais aussi en ce sens L. Favoreu et L. Philip, Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, Dalloz, 2009, 15e éd., p. 405 ou encore L. Favoreu et A. Roux, « La libre administration des collectivités territoriales est-elle une liberté fondamentale », Les Cahiers du Conseil constitutionnel, 2002, n° 12, p. 143).
    Comme l'a également relevé le doyen Luchaire, outre « les éléments matériels que sont la collectivité humaine et le territoire, les collectivités territoriales doivent réunir plusieurs éléments juridiques que fixe la Constitution : un conseil élu, une libre administration, des compétences et un pouvoir réglementaire pour exercer ces dernières. L'un des éléments manquant, l'institution concernée ne peut être qualifiée de collectivité territoriale » (commentaire de l'article 72 de la Constitution in F. Luchaire, G. Conac et X. Pretot, La Constitution de la République française. Analyses et commentaires, Economica, 2009, 3e éd., p. 1706). Et cela est si vrai que Michel Verpaux a pu écrire que le « principe électif est ainsi consubstantiel aux collectivités territoriales françaises, et, de ce fait, la démocratie locale est, du point de vue historique, intimement liée à la libre administration. Sans élection, il ne saurait y avoir de collectivités territoriales » (Droit des collectivités territoriales, PUF, 2008, 28e éd., p. 153).
    En particulier, la doctrine qui a pris position sur le conseiller territorial est également unanime pour considérer que l'article 72 qui a pour objet d'assurer l'indépendance des collectivités implique que « chaque collectivité doive disposer de son propre conseil élu » (G. Chavrier, « Les conseillers territoriaux : questions sur la constitutionnalité d'une création inspirée par la Nouvelle-Calédonie », AJDA, 21 décembre 2009, n° 43, p. 2381. Cette opinion est également celle de Didier Maus, « La réforme des collectivités locales : un casse-tête constitutionnel ? », Revue politique et parlementaire, 2009, n° 1053, pp. 81 et s., et de Gérard Marcou, « La réforme territoriale : ambition et défaut de perspective », RFDA, 2010, n° 2, pp. 357 et s.).
    C'est également l'opinion exprimée par le président Colliard devant la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation du Sénat (rapport d'information sur les modes de scrutin envisageables pour l'élection des conseillers territoriaux, 27 mai 2010, n° 509, p. 71), et par Guy Carcassonne devant la délégation aux droits de femmes du Sénat, ce dernier ayant « jugé discutable la "schizophrénie” dont seraient menacés des conseillers territoriaux qui devraient tantôt défendre les intérêts du département et tantôt ceux de la région » (rapport d'information sur l'impact pour l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives des dispositions du projet de loi de réforme des collectivités territoriales, 10 juin 2010, n° 552, p. 73).
    Que les départements et les régions doivent disposer de conseils qui leur sont propres résulte du fait qu'ils ont des fonctions et des compétences qui leur sont propres, elles-mêmes destinées à préserver des intérêts qui sont distincts, l'intérêt du département pour les uns, l'intérêt régional pour les autres. Si le législateur en 1982, puis surtout le pouvoir constituant en 2003 a jugé nécessaire de doter les régions d'un conseil élu, c'est précisément parce qu'il a considéré que les affaires dont elles avaient la charge se distinguaient des affaires dont était en charge le département. Il suffit pour se convaincre que les affaires dont il s'agit ne sont pas identiques de se référer d'une part à l'article L. 3211-1 du code général de collectivités territoriales qui prévoit que « Le conseil général règle par ses délibérations les affaires du département. » et, d'autre part, à l'article L. 4221-1 du même code selon lequel « Le conseil régional règle par ses délibérations les affaires de la région. »
    Il n'est à cet égard pas inutile non plus de rappeler les propos du Premier ministre prononcés lors de la présentation du projet de loi constitutionnelle relatif à l'organisation décentralisée de la République selon lesquels : « Trente années après sa création sur l'initiative de Georges Pompidou, la région ne peut plus se contenter d'une place qui demeurerait en quelque sorte expérimentale dans notre République. Nous voyons bien que l'avenir économique de la France en Europe dépend en partie de la vitalité de ses régions. Il est temps de consacrer leur existence et de consolider leur dynamisme en leur faisant une place dans notre loi fondamentale à côté des départements et des communes. » (compte rendu intégral de la séance du 29 octobre 2002 du Sénat).
    Comme l'a relevé à juste titre la professeure Géraldine Chavrier, si « la solution du rapprochement organique mériterait d'être jugée inconstitutionnelle », c'est parce qu'elle « ne semble pas respecter la consécration constitutionnelle de deux catégories de collectivités territoriales distinctes, elles-mêmes nées de deux catégories d'affaires différentes : les affaires départementales et les affaires régionales qui justifient l'existence de deux personnes morales distinctes ». Elle ajoute que faire « gérer les affaires départementales et régionales par une seule catégorie d'élus, les conseillers territoriaux, n'est-ce pas conserver assez fictivement deux personnes morales, ce qui traduit une démarche qualifiable d'abus de droit constitutionnel ? ». Et de conclure que dans ce cas « l'article 72 de la Constitution qui prescrit soit deux personnes morales de droit publique distinctes que sont le département et la région, soit la fusion des deux par la loi pour créer une nouvelle catégorie de collectivité n'est pas respecté » (op. cit., p. 2382). Les requérants considèrent également pour leur part que cette fusion des personnes en lieu et place des organes constitue un manquement à la Constitution.
    Cela est d'autant moins admissible au regard des domaines de compétence dans lesquels chacun est appelé à intervenir et qui exigent que des personnes distinctes soient en charge de ces compétences distinctes. A la région le développement économique et l'aménagement du territoire. Au département l'action de proximité solidaire et sociale. Comment ne pas voir que les intérêts des unes et des autres sont à l'évidence différents, parfois divergents, si bien qu'il est tout à fait inconciliable de confier à une même personne le soin d'en assurer la défense sans que cela se fasse au détriment de l'une ou de l'autre.
    Que l'on songe aux aides aux entreprises accordées par délibérations des conseils régionaux. Imagine-t-on l'élu d'un canton privilégier l'intérêt régional pour l'établissement d'une entreprise aux dépens de son propre département, voire même de son propre canton ? Que l'on songe également à l'article L. 4111-2 du code général des collectivités selon lequel « les régions peuvent passer des conventions avec l'Etat, ou avec d'autres collectivités territoriales ou leurs groupements, pour mener avec eux des actions de leur compétence » ― phénomène de contractualisation dont il a été constaté par la commission des lois de l'Assemblée nationale qu'il allait croissant (rapport d'information sur la clarification des compétences des collectivités territoriales, 8 octobre 2008, n° 1153, p. 23). Or, quand un département et une région seront amenés à contracter, ce sont les conseillers territoriaux qui en réalité seront amenés à contracter avec eux-mêmes. En agissant ainsi, le législateur ne fait donc ni plus ni moins qu'institutionnaliser le conflit d'intérêt.
    Il ne saurait être argué que le cumul des mandats entre les deux fonctions n'est pas aujourd'hui prohibé. Car comme l'a fait remarquer à juste titre Guy Carcassonne lors de son audition par la délégation aux droits de femmes du Sénat, dans un cas le cumul est le résultat de la volonté de l'électeur, alors que dans l'autre « le cumul des fonctions chez les conseillers territoriaux serait institué par les dispositions mêmes de la loi » (op. cit., p. 73).
    Pour justifier la fusion des fonctions des conseillers régionaux et généraux en la seule personne du conseiller territorial, les défenseurs du dispositif prétendent pourtant pouvoir s'appuyer sur deux précédents : l'organisation de Paris, d'une part, et sur votre décision relative à la loi sur l'évolution de la Nouvelle-Calédonie (décision n° 85-196 DC du 8 août 1985), d'autre part. Les requérants considèrent quant à eux qu'aucun de ces deux précédents n'est pertinent pour apprécier la constitutionnalité du dispositif ici envisagé.
    S'agissant de Paris, avant 1982, il s'agissait d'une collectivité unique qui n'est pas pertinente dans le cas d'espèce. Vous en aviez jugé ainsi en considérant que « la disposition de la Constitution aux termes de laquelle "toute autre collectivité territoriale est créée par la loi” n'exclut nullement la création de catégories de collectivités territoriales qui ne comprendraient qu'une unité ; que telle a été l'interprétation retenue par le législateur lorsque, en métropole, il a donné un statut particulier à la ville de Paris » (décision n° 82-138 DC du 25 février 1982, cons. 4).
    Depuis la loi du 31 décembre 1982 relative à l'organisation administrative de Paris, Marseille, Lyon, « Outre la commune de Paris, le territoire de la ville de Paris recouvre une seconde collectivité territoriale, le département de Paris » (art. 38). Toutefois ce statut n'est pas plus pertinent pour justifier l'institution dans l'ensemble des départements et des régions d'élus uniques. D'abord parce que Paris est administré par un conseil unique, qui siège tantôt en tant que conseil municipal, tantôt en tant que conseil général (et encore le Conseil d'Etat a jugé que la loi de 1982 ni aucune autre disposition législative « n'a eu pour objet ou pour effet de permettre d'assimiler le conseil de Paris à un conseil général », Langlo, 16 novembre 1982, n° 135676). Ensuite parce qu'il s'agit d'une collectivité dans laquelle il y a une identité de territoire et de population. Tandis que dans le cas présent des départements et des régions les territoires et les populations sont distincts et qu'ils peuvent ne pas avoir ou n'ont pas les mêmes intérêts. Enfin parce que la nécessité d'avoir un conseil propre est liée au caractère particulier de la collectivité parisienne : cette particularité est liée à son statut de capitale notamment, et c'est le propre des collectivités à caractère particulier d'avoir une organisation particulière. Mais loin d'être un modèle pour le droit commun, elle constitue au contraire une dérogation qui confirme et renforce le principe du droit commun de la décentralisation selon lequel chaque collectivité doit disposer de son propre conseil.
    Quant à la Nouvelle-Calédonie, il s'agissait bien en revanche de confier aux mêmes élus la gestion de deux types d'assemblées distinctes, les régions, et le congrès du territoire. Or l'opposition de l'époque qui constitue l'actuelle majorité s'était précisément opposée à ce dispositif parce qu'il aurait eu pour effet de priver la Nouvelle-Calédonie d'un conseil élu. On peut ainsi lire dans le recours au Conseil constitutionnel des sénateurs que : « Il est également porté atteinte à la libre administration du territoire de la Nouvelle-Calédonie et dépendances dans la mesure où la nouvelle assemblée délibérante destinée à l'administrer n'est pas issue d'une consultation destinée à l'élire mais de la réunion de personnes qui ont été élues pour administrer une autre collectivité territoriale : la région. Il en résulte que désormais l'administration des intérêts du territoire de la Nouvelle-Calédonie ne résultera plus d'une élection et qu'à aucun moment les électeurs de ce territoire ne seront plus à même d'exprimer leurs préférences quant à la manière dont ils veulent que leur territoire soit administré. Dès lors, le territoire de la Nouvelle-Calédonie et dépendances serait la seule collectivité territoriale de la République qui ne disposerait pas d'un conseil élu. »
    Il est exact que vous n'aviez alors pas fait droit à cette requête, ayant considéré « qu'en prévoyant que le territoire dispose d'un conseil élu celle-ci a pu charger ses membres d'une double fonction territoriale et régionale, sans enfreindre aucune règle constitutionnelle » (décision n° 85-196 DC du 8 août 1985, cons. 11). Mais ce précédent pas plus que Paris n'est pertinent dans le cas d'espèce, car comme l'ont parfaitement démontré les professeurs Géraldine Chavrier et Gérard Marcou (op. cit.), la Nouvelle-Calédonie constituait alors un territoire d'outre-mer de la République, soumis à l'article 74 de la Constitution alors en vigueur selon lequel ces territoires avaient « une organisation particulière tenant compte de leurs intérêts propres dans l'ensemble des intérêts de la République ». Or c'est précisément en tenant compte de l'article 74 que vous aviez estimé que cette « organisation particulière » ne méconnaissait pas l'article 72. Si donc pour la Nouvelle-Calédonie il a fallu avoir recours à l'article 74, c'est qu'il n'est pas possible a contrario d'admettre pareille fusion pour les collectivités de l'article 72.
    Prendre ainsi appui sur le statut d'une collectivité particulière, qui plus est inscrite dans un processus susceptible de la conduire à son indépendance, pour justifier la nouvelle organisation de droit commun des collectivités territoriales est dénué de tout fondement.
    Dans ces conditions, interdire à une collectivité d'avoir son assemblée propre, élue à cette fin par les citoyens, c'est lui interdire de s'administrer librement, c'est lui refuser le statut de collectivité territoriale. Pour cette raison le dispositif envisagé appelle votre censure.
  2. Quant à l'interdiction de la tutelle d'une collectivité territoriale sur une autre :
    Le dispositif en cause encourt également votre censure sur le fondement du manquement au cinquième alinéa de l'article 72, selon lequel : « Aucune collectivité territoriale ne peut exercer une tutelle sur une autre. »
    Vous fondant sur le principe d'égalité entre les collectivités territoriales (F. Melin-Soucramanien, « Le principe d'égalité entre collectivités locales », Les Cahiers du Conseil constitutionnel, 2002, n° 12, p. 147 et s.), vous aviez déjà vérifié, avant même la révision constitutionnelle de 2003, que le nouveau statut de la Corse ne méconnaissait pas « les compétences propres des communes et des départements ou n'établi[ssait] de tutelle d'une collectivité territoriale sur une autre » (décision n° 2001-454 DC du 17 janvier 2002, cons. 29). Vous avez jugé depuis que quand bien même la Constitution autorise dorénavant à désigner un chef de file lorsque l'exercice d'une compétence nécessite le concours de plusieurs collectivités territoriales, cela habilitait la loi « à désigner une collectivité territoriale pour organiser », mais « non [...] à déterminer les modalités de l'action commune de plusieurs collectivités » (décision n° 2008-567 DC du 24 juillet 2008, cons. 32). Aussi avez-vous censuré le fait que seule l'une d'entre elles puisse signer un contrat de partenariat dès lors que cela « a non seulement autorisé la collectivité désignée à organiser l'action commune de plusieurs collectivités, mais lui a également conféré un pouvoir de décision pour déterminer cette action commune » (cons. 33).
    L'interdiction de la tutelle implique donc qu'une collectivité ne puisse pas décider pour une autre dans un domaine qui relève de leur compétence partagée, et a fortiori dans un domaine de compétence propre. Vous avez pu admettre une dérogation à ce principe dans votre décision sur la loi relative au repos dominical, mais c'était en réponse à des contraintes spécifiques. Ainsi avez-vous accepté que soit écartée la règle selon laquelle un périmètre d'usage de consommation exceptionnel ne peut être créé sur le territoire d'une commune qu'à la demande de son conseil municipal, mais uniquement lorsque ce périmètre appartenait en tout ou partie à un même ensemble commercial. Dans ce cas l'avis simple de l'une des communes concernées suffit, mais c'est seulement parce que, selon vos propres termes, cette hypothèse est « destinée à préserver le caractère indivisible de cet ensemble commercial » (décision n° 2009-588 DC du 6 août 2009, cons. 14).
    Il résulte également de la jurisprudence administrative que la tutelle est « constituée lorsqu'un niveau de collectivité est capable d'influer véritablement sur la prise d'une décision d'un autre niveau de collectivité qui intervient pourtant dans le cadre de ces compétences » (G. Chavrier, op. cit., p. 2383). A cet égard on peut se référer à l'arrêt du Conseil d'Etat Département des Landes du 4 février 2008 dans lequel ce dernier a rejeté un recours fondé sur le fait que de nombreuses communes s'apprêtaient à modifier leur système de gestion de l'eau du fait de la modulation par le conseil général de ses subventions, au motif que rien n'établissait « la réalité de cette mutation et un lien de cause à effet entre elle et l'intervention des délibérations attaquées » (n° 308667). A l'inverse donc, si la réalité d'un tel lien est établie, la tutelle l'est par la même occasion.
    Toujours selon les termes de Géraldine Chavrier, il résulte ainsi « tant des enseignements de la jurisprudence relative aux subventions que des limites étroites posées par la Constitution à l'aménagement dérogatoire du principe de non-tutelle que ce dernier n'autorise pas une confusion des élus qui aurait pour conséquence de permettre une tutelle sur toutes les compétences même non partagées, dans les deux sens : les conseillers territoriaux pourront orienter les délibérations prises pour l'exercice des affaires départementales par le conseil général dans un sens favorable à la région ; les conseillers territoriaux pourront orienter la prise de délibérations régionales prise par le conseil régional, par des considérations liées à la sauvegarde des intérêts des départements » (op. cit., p. 2383).
    Ce risque de voir s'instaurer sinon de jure du moins de facto la tutelle d'une collectivité sur une autre a en outre été relevé par tous les constitutionnalistes déjà mentionnés par les requérants. Et comment ne pas leur donner raison ? Comment ne pas mesurer que les délibérations d'une collectivité composée de membres identiques n'aura pas d'influence sur les délibérations de l'autre ?
    Dès lors que le conseil régional sera composé de conseillers généraux du fait du mode de désignation des conseillers territoriaux dans les cantons, c'est à la mise sous tutelle de la région au profit des départements que nous assisterons. Ainsi selon Gérard Marcou, c'est « sur cette représentation des composantes territoriales que reposera donc aussi la composition du conseil régional. Peut-on alors attendre autre chose qu'une domination des intérêts départementaux sur les délibérations du conseil régional ? Réunissant les membres de tous les conseils généraux de la région, le conseil régional ne sera pas une représentation distincte et indépendante de la région. Comment exclure alors l'existence d'une tutelle des conseils généraux sur la région au sens d'une influence déterminante de ceux-ci sur les délibérations du conseil régional [...] En particulier la compétence régionale en matière d'aménagement du territoire et de développement économique ne peut manquer d'en être affectée » (op. cit., p. 373).
    Avant même d'ailleurs que ne soit évoquée la création du conseiller territorial, le fait que le « choix de la circonscription départementale condui[se] encore trop souvent les conseillers régionaux, surtout s'ils sont aussi conseillers généraux, à se comporter comme les mandataires du département à la région » était déjà dénoncé par certains élus régionaux, et particulièrement les présidents de régions au début des années 1990 (cf. L. Touvet, J. Ferstenbert et C. Cornets, Les grands arrêts du droit de la décentralisation, op. cit., p. 18). Avec cette loi, c'est ce mandat qui serait institutionnalisé.
    Les requérants appellent enfin particulièrement l'attention de votre haute juridiction sur le fait que, dans certaines circonstances, ce n'est pas seulement « d'une influence déterminante » du département sur les choix de la région dont il s'agira, mais bien de la substitution pure et simple de la volonté du département à celle de la région et indirectement à celles d'autres départements. Ceci est on ne peut plus flagrant dans les régions qui ne sont composées que de deux départements comme l'Alsace, la Haute-Normandie, et le Nord - Pas-de-Calais. Là, le département qui comprend le plus de conseillers territoriaux aura de facto une mainmise absolue sur le conseil régional, aux dépens ainsi à la fois de la région, et du département moins représenté.
    Aussi, parce que le dispositif contesté implique nécessairement l'institution d'une tutelle de fait d'une collectivité territoriale sur une autre, il appelle votre censure.
  3. Quant à la liberté de suffrage :
    Les élections locales, au même titre que les élections nationales, constituent un « suffrage politique » (décision n° 82-146 DC du 18 novembre 1982) auxquelles s'appliquent donc les règles à valeur constitutionnelle applicable au droit de suffrage, et plus spécifiquement à la liberté de vote garantie par l'article 3 de la Constitution. Comme vous l'avez récemment rappelé, « le législateur, compétent en application de l'article 34 de la Constitution pour fixer les règles concernant le régime électoral des assemblées locales, peut, à ce titre, déterminer la durée du mandat des élus qui composent l'organe délibérant d'une collectivité territoriale ; que, toutefois, dans l'exercice de cette compétence, il doit se conformer aux principes d'ordre constitutionnel, qui impliquent notamment que les électeurs soient appelés à exercer leur droit de suffrage selon une périodicité raisonnable » (décision n° 2010-603 DC du 11 février 2010, cons. 12).
    Ce droit de suffrage a pour corollaire la liberté du vote, autrement dit la « liberté de choix de l'électeur » (décision n° 2000-426 DC du 30 mars 2000, cons. 15). Une lecture conjointe des articles 3 et 72 de la Constitution implique ainsi nécessairement que les conseils élus par lesquels s'administrent librement les collectivités territoriales soient effectivement élus à l'issue de scrutins à l'occasion desquels les électeurs auront eu le droit de participer, et le choix de leur vote.
    Or le dispositif proposé, en institutionnalisant le cumul des mandats conseiller général/conseiller régional à la faveur de leur absorption par le mandat de conseiller territorial, tout en maintenant les deux structures conseil général/conseil régional, prive l'électeur de sa liberté de choix. Comment prétendre en effet respecter le droit et la liberté de vote de l'électeur, lorsque ce dernier ne peut voter qu'une seule fois pour un même candidat pour désigner deux assemblées délibérantes distinctes. En maintenant deux organes délibérants distincts, le législateur ne pouvait choisir de les faire élire à l'occasion d'une seule opération électorale sans méconnaître la Constitution. Parce que la région et le département ont des compétences et des intérêts distincts, l'électeur doit être libre d'en confier la gestion à des personnes distinctes.
    La doctrine ne s'y est pas d'ailleurs trompée. Comme a pu ainsi le relever Gérard Marcou, en « institutionnalisant le cumul des mandats par les conseillers territoriaux, on impose aux électeurs de faire un seul choix politique pour former les conseils de deux collectivités dotées d'attributions différentes », et que dès lors « qu'il existe, selon la Constitution, deux collectivités territoriales distinctes, étant chacune administrée par un conseil élu et doté d'attributions différentes, on ne voit pas ce qui peut justifier que le législateur impose aux électeurs de se prononcer par un seul vote » (op. cit., p. 371).
    Didier Maus ne dit pas autre chose lorsqu'il juge qu'il « est parfaitement logique de déduire de l'article 72 de la Constitution, que l'existence de deux collectivités différentes, le département et la région, chacune dotée à la fois d'un territoire, de compétences et de ressources différents, implique nécessairement une élection distincte, l'une ayant vocation à désigner les conseillers généraux, l'autre les conseillers régionaux. Il est en effet difficile d'admettre que la combinaison de la liberté de vote garantie par l'article 3 de la Constitution et la libre administration des collectivités territoriales interdisent à un électeur de voter différemment pour le département et la région ». Il ajoute que l'argument relatif « à la cohérence politique ou à la cohérence des actions menées par les collectivités ne peut être opposé à celui tiré de l'essence même de la démocratie, c'est-à-dire la liberté de l'électeur de se déterminer en fonction des enjeux, lesquels, par nature, ne sont pas identiques pour le département et la région » (« La réforme des collectivités locales : un casse-tête constitutionnel ? », op. cit., pp. 83-84). Les auteurs de la saisine font leur ces propos.
    Pour s'en convaincre, il suffit de prendre l'exemple de la région Basse-Normandie où la gauche est majoritaire tandis que les trois départements qui la composent sont à droite, ou encore la région Champagne-Ardenne, où également la gauche est majoritaire alors que ses quatre départements sont à droite.
    Ainsi, parce que le dispositif proposé prive les citoyens de leur liberté de suffrage quant aux choix des membres des conseils généraux et des conseils régionaux, et porte une atteinte manifestement excessive au pluralisme des courants d'idées et d'opinions, vous ne manquerez pas de le déclarer contraire à la Constitution.
  4. Quant à la représentation des collectivités territoriales au Sénat :
    Enfin les requérants vous demandent de constater que la création du conseiller territorial méconnaît également l'article 24 de la Constitution aux termes duquel le Sénat « assure la représentation des collectivités territoriales de la République ».
    Vous aviez jugé à propos de la loi portant statut de la collectivité territoriale de Corse que si « l'article 24 de la Constitution impose que les différentes collectivités territoriales soient représentées au Sénat, il n'exige pas que chaque catégorie de collectivités dispose d'une représentation propre » (décision n° 91-290 du 9 mai 1991, cons. 28).
    Mais le fait de ne pas exiger de représentation propre de chaque collectivité territoriale ne signifie pas renoncer à toute forme de représentation, ou à tout le moins de participation à la désignation des sénateurs. D'ailleurs, si vous avez bien voulu valider la disposition qui était alors en cause, c'est parce qu'elle se contentait de prévoir la substitution des conseillers à l'Assemblée de Corse aux conseillers régionaux des deux départements de Corse, au sein des collèges électoraux sénatoriaux (cons. 29). Probablement différente aurait été votre réponse si la loi en cause avait exclu les conseillers de l'Assemblée des collèges électoraux.
    Vous avez d'ailleurs considéré, à l'occasion de l'examen de la loi relative à l'élection des sénateurs, que le corps électoral du Sénat devait « être essentiellement composé de membres des assemblées délibérantes des collectivités territoriales », et que « toutes les catégories de collectivités territoriales [devaient] y être représentées » (décision n° 2000-431 DC du 6 juillet 2000, cons. 5). Or comme le Gouvernement l'a annoncé, ce qui ne figure toutefois pas dans le texte, les conseillers territoriaux seront amenés à se substituer aux conseillers généraux et aux conseillers régionaux qui conformément à l'actuel article L. 280 du code électoral font chacun partie du collège électoral sénatorial.
    Peut-on réellement considérer dans ces conditions que toutes les catégories de collectivités territoriales énoncées à l'article 72 de la Constitution, et en l'occurrence les régions et les départements, continueront d'être représentées au sein du collège électoral sénatorial, et donc au Sénat, si ce sont les mêmes personnes qui s'expriment au nom des deux collectivités ? Que chaque collectivité n'ait pas de représentation propre est une chose, qu'elle n'ait pas d'expression propre en est une autre. Il est dès lors manifeste que l'une des deux collectivités territoriales constitutionnellement reconnues que sont le département ou la région ne sera in fine plus représentée au Sénat.
    Pour tous ces motifs donc, et ceux que vous jugerez utile de relever d'office, les requérants vous demandent de censurer la création du conseiller territorial, ainsi que toutes les dispositions de la loi qui s'y rattachent.

III. ― Sur le mode de scrutin aux élections territoriales
et la répartition des sièges

La loi institue dans son article 1er pour l'élection des conseillers territoriaux un mode de scrutin uninominal majoritaire à deux tours. Elle détermine en outre à l'article 6 un tableau déterminant par départements et par régions le nombre desdits conseillers territoriaux.
Parce que ces dispositions méconnaissent le principe de l'intelligibilité, de la clarté et de la loyauté des élections territoriales (1), qu'elles portent atteinte à la parité (2), à l'égal accès des hommes et des femmes aux fonctions électives (3), et qu'enfin elles sont contraires à l'égalité du suffrage (4), les requérants vous demandent de les censurer.

  1. Quant à l'intelligibilité, la clarté et la loyauté du mode de scrutin :
    Vous avez eu l'occasion de juger que « l'objectif constitutionnel d'intelligibilité de la loi » était applicable aux modes de scrutin (décision n° 2003-468 DC du 3 avril 2003, cons. 20). Il est ainsi indiqué dans le commentaire aux Cahiers de cette décision « qu'en définissant un mode de scrutin, le législateur ne doit pas s'écarter sans motif d'intérêt général de l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité de la loi, lequel revêt une importance particulière en matière électorale afin d'assurer la sincérité du scrutin et l'authenticité de la représentation » (n° 15).
    Vous avez également considéré à propos des consultations référendaires qu'elles devaient respecter la « double exigence constitutionnelle de clarté et de loyauté » (décision n° 2000-428 DC du 4 mai 2000, cons. 15), exigence que vous avez expressément étendue aux élections des conseillers généraux et des conseillers régionaux dans votre décision sur la loi organisant la concomitance des renouvellements des conseils généraux et des conseils régionaux (décision n° 2010-603 DC du 11 février 2010, cons. 14).
    Pris ensemble, le manquement à ces exigences a conduit le législateur à porter « une atteinte manifestement excessive » au « pluralisme des courants d'idées et d'opinions » qui constitue, selon vos propres termes, « un fondement de la démocratie » (décision n° 2007-559 DC du 6 décembre 2007, cons. 12-13).
    Les auteurs de la saisine ne mettent pas ici en cause la clarté et l'intelligibilité du mode de scrutin uninominal majoritaire à deux tours en tant que tel. Il va de soi que par lui-même ce mode de scrutin qui s'applique à l'élection présidentielle, aux élections législatives et aux élections cantonales, est parfaitement familier aux électeurs. Ce qui est en revanche contesté, c'est la confusion qu'il peut faire naître dans l'esprit de ces derniers dès lors qu'ils seront amenés à désigner les membres de deux assemblées distinctes, par le biais d'un seul et même vote.
    Dans votre décision sur la loi organisant la consultation des populations de Nouvelle-Calédonie, vous aviez déclaré que la question posée aux populations intéressées devait « satisfaire à la double exigence de loyauté et de clarté de la consultation », et que s'il était « loisible aux pouvoirs publics, dans le cadre de leurs compétences, d'indiquer aux populations intéressées les orientations envisagées », la question posée aux votants ne devait « pas comporter d'équivoque, notamment en ce qui concerne la portée de ces indications » (décision n° 87-226 DC du 2 juin 1987, cons. 7).
    Pour leur part, les requérants considèrent qu'il existe une équivoque manifeste lorsqu'un même candidat fait campagne pour accéder en une seule opération électorale à deux assemblées délibérantes distinctes. Un électeur peut ainsi adhérer, s'il est en réelle capacité de bien effectuer la distinction entre les deux, au programme d'un candidat pour la région, et désapprouver son projet pour le département, tandis qu'il adhère au projet départemental de son adversaire mais pas à son projet régional. Mais il fait surtout peu de doute que dans la plupart des cas les électeurs ne seront pas en mesure de distinguer entre ce qui relève du programme régional et départemental de chaque candidat. Cela est sans conteste de nature à faire naître une confusion dans l'esprit des électeurs, confusion incompatible avec l'exigence constitutionnelle d'intelligibilité, de clarté et de loyauté du scrutin.
    Dans votre décision de 1990 sur la loi organisant la concomitance des renouvellements des conseils généraux et des conseils régionaux, vous avez admis que les élections régionales et cantonales aient lieu au même moment, mais uniquement parce que « les élections aux conseils généraux et les élections aux conseils régionaux constitu[aient] des élections distinctes », et à la condition que le regroupement dans le temps de ces consultations soit accompagné « de modalités matérielles d'organisation destinées à éviter toute confusion dans l'esprit des électeurs ». En vous concluiez en indiquant que « si la dualité de candidatures à ces élections [était] susceptible d'exercer une influence sur le libre choix des électeurs concernés par chaque consultation », elle n'était « en rien contraire à la Constitution » (décision n° 90-280 DC du 6 décembre 1990, cons. 18).
    Or toute différente est la loi ici en question puisque, dorénavant, il n'y aura plus de distinction entre les élections aux conseils régionaux et les élections aux conseils généraux, alors même que la distinction entre les deux collectivités, elle, persiste. Et non plus la dualité mais l'unicité des candidatures n'aura pas seulement une influence sur le libre choix des électeurs, elle le contraindra. Quelles que soient les modalités matérielles d'organisation des élections, la confusion dans l'esprit des électeurs ne saura être levée, au contraire. Plus l'électeur sera au fait des conséquences de son vote et de la distinction qu'il lui appartient d'effectuer entre ce qui relève de la région et du département, plus le choix lui apparaîtra délicat. Et encore plus dans l'hypothèse susmentionnée où il adhère au programme régional d'un candidat et au programme départemental de l'autre, ou vice versa. Il n'y a là manifestement ni intelligibilité, ni clarté, ni loyauté, mais bien au contraire, équivoque et confusion.
    Pareille atteinte à ces principes est d'autant moins justifiée que le législateur ne pourra s'appuyer sur l'objectif de « constitution d'une majorité politique au sein du conseil régional » que vous acceptez de prendre en considération lorsque vous procédez à l'examen d'un mode de scrutin donné (décision n° 2003-468 DC du 3 avril 2003, cons. 17). Car en effet ― et sur ce point les deux rapporteurs de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation partageaient la même opinion ― si le scrutin majoritaire uninominal majoritaire à deux tours peut favoriser la constitution de majorité stable au sein du conseil général, rien n'assure qu'il en sera de même au sein du conseil régional.
    Comme l'a ainsi relevé Hervé Maurey : « L'histoire politique de notre pays s'est forgée au niveau communal et départemental, la culture politique peut donc varier d'un département à l'autre au sein d'une même région, pour des motifs géographiques, économiques, sociaux. Le recours à un scrutin uninominal majoritaire ne semble donc pas constituer une garantie pour la formation d'une majorité au niveau de chaque région. De surcroît, on peut lui reprocher de ne pas favoriser l'émergence d'un leadership au niveau départemental ou régional. Contrairement au scrutin municipal ou à l'actuel scrutin régional, il ne permet pas d'identifier les chefs de file et il ne favorise pas l'organisation des campagnes électorales sur un projet politique commun à l'ensemble du département ou de la région » (Rapport d'information sur les modes de scrutin envisageables pour l'élection des conseillers territoriaux, 27 mai 2010, n° 509, p. 50).
    Tandis que Pierre-Yves Collombat a considéré que s'il permettait, « en principe, de dégager des majorités, pas plus que le scrutin majoritaire uninominal à un tour, il ne le garantit absolument pas. Le problème se pose dès le niveau départemental mais plus encore régional dans la mesure où les aléas se cumulent et où des conflits d'intérêts entre départements et régions, gérés par les mêmes élus, peuvent générer des mouvements de défense plus ou moins identitaires » (ibid., p. 120). Et la conjonction de majorités diverses dans les conseils généraux peut conduire à un conseil régional sans majorité.
  2. Quant à la parité :
    Conformément à l'article 1er de la Constitution, « La loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives [...] ».
    Que le mode de scrutin retenu dans la loi ne favorise pas la parité, et même qu'il la défavorise manifestement est unanimement reconnu, aussi bien sur les bancs de la majorité que de l'opposition, et par tous les observateurs de la question. Cela n'est plus à démontrer (v. notamment le rapport d'information sur l'impact pour l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives des dispositions du projet de loi de réforme des collectivités territoriales, op. cit. ; le rapport d'information sur les modes de scrutin envisageables pour l'élection des conseillers territoriaux, op. cit. ; et la note de l'Observatoire de la parité du 7 avril 2010, intitulée « Réforme des collectivités territoriales : effets induits sur la parité des projets de loi n°s 61 et 62 »). Et ce qui était vrai pour le mode de scrutin envisagé initialement par le projet de loi n° 61 alliant scrutin majoritaire pour 80 % des élus et scrutin proportionnel pour les 20 % autres l'est a fortiori pour un mode de scrutin dorénavant majoritaire à 100 %.
    Les requérants n'ignorent pas que « les dispositions du cinquième alinéa de l'article 3 de la Constitution n'ont pas pour objet et ne sauraient avoir pour effet de priver le législateur de la faculté qu'il tient de l'article 34 de la Constitution de fixer le régime électoral des assemblées » (décision n° 2003-475 DC du 24 juillet 2003, cons. 18).
    Ils n'ignorent pas non plus que, selon votre jurisprudence, cette disposition constitutionnelle a moins un effet obligatoire que permissif, qu'ainsi « le constituant a entendu permettre au législateur d'instaurer tout dispositif tendant à rendre effectif l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives », et qu'il est donc « désormais loisible au législateur d'adopter des dispositions revêtant soit un caractère incitatif, soit un caractère contraignant » (décision n° 2000-429 DC du 30 mai 2000, cons. 7). Comme il ressort également du commentaire aux Cahiers de cette décision, l'objet de la révision constitutionnelle ayant conduit à la modification de l'article 3 (puis de l'article 1er) « était non sans doute d'obliger, mais assurément d'autoriser le législateur à instaurer des règles contraignantes quant au sexe des candidats aux élections politiques dont le mode de scrutin se prêtait à une telle réglementation » (n° 9).
    Par deux fois vous avez refusé la censure qui vous était demandée sur le fondement de l'atteinte à la parité. La première fois au motif que les dispositions critiquées n'avaient « ni pour objet ni, par elles-mêmes, pour effet de réduire la proportion de femmes élues en France au Parlement européen » (décision n° 2003-468 du 3 avril 2003, cons. 46). La seconde parce qu'elles ne portaient « pas, par elles-mêmes, atteinte à l'objectif d'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives énoncé à l'article 3 de la Constitution », en l'occurrence aux élections sénatoriales (décision n° 2003-475 DC du 24 juillet 2003, cons. 17).
    Néanmoins dans les deux cas les conséquences sur la parité étaient marginales, alors qu'ici elles seront majeures. Les chiffres et estimations fournies par l'Observatoire de la parité dans sa note précitée du 7 avril 2010 sont à cet égard d'une criante éloquence.
    A ce jour, les conseils régionaux sont composés à 47,6 % de femmes, soit 895 femmes pour 1 880 sièges, tandis que les conseils généraux restent les assemblées les plus fermées aux femmes avec seulement 12,3 %, soit 571 femmes, pour 4 182 sièges. Trois conseils généraux ne comportent même actuellement aucune femme élue : l'Ariège, la Haute-Corse et le Tarn-et-Garonne et, dans quinze d'entre eux, la proportion des femmes est inférieure à 5 %.
    Aujourd'hui donc, on compte au total 24,2 % de femmes siégeant comme conseillères régionales ou générales, soit 1 466 pour 6 062 sièges. Sur ce total de sièges, 31,2 % sont désignés selon un mode de scrutin proportionnel, 68,8 % au scrutin majoritaire.
    Or avec le mode de scrutin initialement envisagé où 80 % des conseillers territoriaux seraient élus au mode de scrutin majoritaire, et 20 % à la proportionnelle (ou au scrutin proportionnel), l'atteinte à la parité aurait été réelle, mais limitée. L'Observatoire de la parité a estimé que cela ramènerait le pourcentage total de femme à 19,3 %. Soit une baisse de 4,9 %. De plus, le projet initial prévoyant de ramener le nombre de conseillers territoriaux à 3 000, cela aurait entraîné en valeur absolue une baisse de 58 % du nombre de femmes, contre 45,8 % d'hommes en moins.
    Mais avec le mode de scrutin finalement retenu calqué sur l'élection des conseillers généraux à 100 % majoritaire, le pourcentage de femmes conseillères territoriales serait proche de la proportion actuelle des 12,3 % de conseillères générales. Et encore, il s'agit là même d'une hypothèse optimiste, car avec la compétition accrue liée à la baisse du nombre de conseillers territoriaux ― quelque 6 000 sortants pour plus que 3 496 sièges ― il est fort à parier que la proportion de femmes sera encore inférieure.
    En valeur absolue, si l'on garde la proportion de 12,3 %, cela ne ferait plus que 430 femmes, soit une baisse de leur nombre de 70,6 %, contre une baisse de seulement 33,1 % du nombre d'hommes ! En d'autres termes, ce mode de scrutin engendrera une baisse du nombre de femmes élues deux fois plus importante que pour les hommes.
    Or si l'article 1er comme il est indiqué dans le commentaire de votre décision n° 2003-475 DC « permet au législateur d'imposer des règles de parité pour l'accès aux mandats électoraux de caractère politique », mais « ne lui impose pas d'imposer » (Cahiers n° 15), en revanche le fait de prévoir dans la Constitution que la loi « favorise » l'égal accès des hommes et des femmes ne saurait s'interpréter comme l'autorisant à le défavoriser manifestement, sinon à retenir une interprétation contra-constitutionnelle de cette disposition. La modification du mode de scrutin telle que prévue par la présente loi tendrait toutefois à nettement défavoriser la parité par rapport à la situation actuelle, contredisant ainsi l'article 1er de la Constitution. Les auteurs de la saisine font leur les propos du président Jean-Claude Colliard : « Cette loi ne favorise pas [la parité]. Et sur ce point la Constitution est quand même formelle » (propos tenus à l'occasion d'une table ronde sur le thème « Réforme des collectivités locales : le nouveau mode de scrutin en question ? », Revue politique et parlementaire, 2009, n° 1053, p. 41). Et encore, le président disait-il cela à propos du mode de scrutin tel qu'initialement envisagé.
    Alors certes la loi « par elle-même » n'a pas pour objet de réduire la proportion de femmes conseillères territoriales. Pour autant, il ne saurait vous échapper que c'est bien « par elle-même » qu'elle produira cet effet de diminution drastique du nombre de femmes élues. De surcroît la baisse de 70,6 % de leur nombre au sein des futurs conseils régionaux et généraux ne peut être considérée comme marginale comme c'était le cas pour les élections européennes et sénatoriales. Enfin, elle est entièrement imputable à la loi et non aux partis politiques.
  3. Quant à l'égalité entre les hommes et les femmes :
    Ce principe de l'égalité entre les hommes et les femmes constitue un autre motif de censure. C'est au demeurant la référence à ce principe qui a justifié votre décision sur la loi relative à l'élection des conseillers régionaux et des représentants au Parlement européen ainsi qu'à l'aide publique aux partis politiques, décision par laquelle vous avez considéré que l'égalité entre l'Assemblée de Corse et les conseils régionaux s'opposait à ce que les femmes bénéficient d'un régime électoral moins favorable dans la première que dans les seconds (décision n° 2003-468 DC du 3 avril 2003, cons. 26). Il apparait qu'en effet l'égalité entre les citoyens devant la loi dans l'accès aux fonctions électives dont vous êtes le gardien (décision n° 82-146 DC du 18 novembre 1982, cons. 6-8 et décision n° 98-407 DC du 14 janvier 1999, cons. 12) est ici manifestement méconnue. Comme il l'a déjà été indiqué par les requérants, si le système initial du projet de loi n° 61 avait été retenu, le nombre de femmes élues aurait baissé de 58 %, et de seulement 45,8 % pour les hommes. Ce qui aurait déjà créé une importante discrimination.
    Mais avec le système finalement adopté, l'écart se creusera davantage puisque cela correspondra au minimum à une baisse de 70,6 % de femmes élues, contre seulement 30,1 % d'hommes en moins. Or cette discrimination de fait à l'égard des femmes que la loi engendrera ne peut trouver sa source dans l'intérêt général poursuivi par la loi, et ce d'autant moins que la différence de traitement qui en résultera n'aura aucun rapport direct avec l'objet de la loi. Il va de soi, en outre, que cette distinction ne saurait être fondée sur la recherche d'un égal accès des hommes et des femmes aux fonctions électives, bien au contraire.
    Aussi, parce que ce nouveau mode de scrutin engendrera une baisse du nombre de femmes élues deux fois plus importante que la baisse du nombre d'hommes élus, et donc une rupture manifeste de l'égalité dans l'accès au mandat de conseiller territorial à raison du sexe, il appelle votre censure.
    En rien le dispositif introduit à l'article 81 de la loi visant à moduler le financement des partis politiques en fonction des candidatures de chaque sexe ne permettra de contrebalancer ce phénomène. Et ce d'autant moins que cette modulation est elle-même contraire à la Constitution (v. infra VI).
  4. Quant à l'égalité de suffrage :
    Conformément à l'article 6 de la loi introduit par amendement du Gouvernement, d'abord à l'Assemblée nationale, puis au Sénat : « Le nombre des conseillers territoriaux de chaque département et de chaque région est fixé par le tableau annexé à la présente loi ».
    Le tableau en question attribue à chaque région un nombre donné de conseillers territoriaux, puis répartit le nombre de ces conseillers par départements. Or vous ne manquerez pas de constater que l'exigence selon laquelle la répartition des sièges doit être établie sur des bases essentiellement démographiques a été manifestement méconnue, et qu'il en a résulté une atteinte disproportionnée à l'égalité devant le suffrage.
    Comme votre haute juridiction l'a encore récemment rappelé à propos des élections législatives, il résulte des dispositions des articles 1er, 3 et 24 de la Constitution « que l'Assemblée nationale, désignée au suffrage universel direct, doit être élue sur des bases essentiellement démographiques selon une répartition des sièges de députés et une délimitation des circonscriptions législatives respectant au mieux l'égalité devant le suffrage », et que « si le législateur peut tenir compte d'impératifs d'intérêt général susceptibles d'atténuer la portée de cette règle fondamentale, il ne saurait le faire que dans une mesure limitée » (décision n° 2008-573 DC du 8 janvier 2009, cons. 21).
    Et, comme vous l'avez également indiqué, cette exigence d'asseoir les élections sur des bases essentiellement démographiques n'est pas cantonnée aux élections législatives, mais s'impose également aux élections locales. Il ressort ainsi de votre décision sur la loi modifiant l'organisation administrative et le régime électoral de la ville de Marseille « que l'organe délibérant d'une commune de la République doit être élu sur des bases essentiellement démographiques résultant d'un recensement récent » (décision n° 87-227 DC du 7 juillet 1987, cons. 5). Et comme cette considération était entre autres fondée sur l'article 72 de la Constitution, il en résulte que ce « principe s'applique aussi aux assemblées des autres collectivités territoriales (départements, régions) » (Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, op. cit., p. 501). Le Conseil d'Etat a déclaré expressément qu'il découlait de « l'ensemble des dispositions de la Constitution, notamment de ses articles 3, 24 et 72, que le principe d'égalité des citoyens devant le suffrage s'applique à l'élection des assemblées délibérantes des collectivités locales » (Le Déaut et autres, arrêt d'assemblée du 13 novembre 1998 in Les grands arrêts du droit de la décentralisation, op. cit., p. 515).
    Pour se conformer à ces exigences constitutionnelles, l'exposé des motifs de l'amendement n° 580 de la commission des lois du Sénat repris à son compte par l'amendement n° A-2 du Gouvernement précise que la « représentation moyenne de chaque département d'une même région s'inscrit en principe dans une fourchette de plus ou moins 20 % par rapport à la représentation moyenne des habitants par conseiller territorial à l'échelon de la région », et que « tous les écarts démographiques de représentation des départements d'une même région se situent dans le tunnel d'écart d'amplitude de 40 % ».
    En apparence le législateur s'est ainsi conformé à votre jurisprudence selon laquelle l'autorité compétente pour opérer la délimitation à l'intérieur d'un même département peut « s'écarter de plus ou de moins de 20 % par rapport à la population moyenne d'un département » (décision n° 86-208 DC du 2 juillet 1986, cons. 23). Mais il ne s'agit bien là que d'une apparence. En effet, là où vous avez fait de cette possibilité une exception, le législateur ici en fait une règle. Il résulte de vos décisions antérieures que cet écart de 20 % est non seulement un « maximum », mais que, de surcroît, sa mise en œuvre « doit être réservée à des cas exceptionnels et dûment justifiés », ne pouvant « intervenir que dans une mesure limitée » et seulement en s'appuyant au « cas par cas, sur des impératifs précis d'intérêt général » (ibid., cons. 24).
    Or ici, non seulement l'écart de 20 % devient la règle, mais surtout, si l'exposé des motifs de l'amendement évoque effectivement des impératifs d'intérêt général, ce n'est pas pour justifier la mise en œuvre de cet écart, mais pour justifier qu'il y soit dérogé. On mesure là combien la logique du législateur est manifestement contraire à celle de votre haute juridiction.
    Les auteurs de la saisine n'ignorent pas que la répartition des sièges selon des bases essentiellement démographiques n'impose pas le respect d'une stricte proportionnalité. Selon vos propres termes, « il ne s'ensuit pas que la répartition des sièges doive être nécessairement proportionnelle à la population de chaque secteur ni qu'il ne puisse être tenu compte d'autres impératifs d'intérêt général ». Mais néanmoins, comme vous l'avez également précisé, « ces considérations ne peuvent intervenir que dans une mesure limitée » (décision n° 87-227 DC du 7 juillet 1987, cons. 5).
    Pourtant, vous ne manquerez pas de constater que, dans au moins trois régions, les écarts entre les départements sont manifestement disproportionnés.
    C'est le cas en Lorraine d'abord, où avec 134 conseillers territoriaux pour une population de 2 339 881 habitants (2), le coefficient électoral régional est de 17 462 voix. Dans le département de la Meuse où un conseiller territorial représentera en moyenne 10 194 habitants, le coefficient électoral sera inférieur de 43 % au coefficient régional. Avec la Moselle, où un conseiller territorial représentera 20 328 habitants, le coefficient électoral sera lui supérieur de 13 % au coefficient régional, soit un écart de 56 %. Dit autrement, cela signifie que pour se faire élire conseiller territorial de Moselle, un candidat devra obtenir deux fois plus de voix que le candidat de la Meuse.
    Or vous aviez justement considéré dans votre décision relative à la loi sur l'évolution de la Nouvelle-Calédonie de 1985 que le fait qu'il serait deux fois plus difficile de se faire élire dans la région de Nouméa que dans les autres régions néo-calédoniennes faisait que la « mesure limitée » dans laquelle le législateur pouvait s'écarter de la proportionnalité avait été « manifestement dépassée » (décision n° 85-196 DC du 8 août 1985, cons. 16).
    C'est ensuite le cas en Provence-Alpes-Côte d'Azur, où avec 226 conseillers territoriaux pour une population de 4 864 015 habitants, le coefficient électoral régional est de 21 522 voix. Dans les départements des Alpes-de-Haute-Provence et des Hautes-Alpes, un conseiller territorial représentera respectivement en moyenne 10 404 et 8 832 habitants, soit un coefficient électoral inférieur de 52 % et 59 % au coefficient régional. Avec le département des Bouches-du-Rhône où un conseiller territorial représentera en moyenne 26 119 habitants, soit un coefficient électoral supérieur de 21 % au coefficient régional, l'écart s'élèvera à 73 % et 80 %. Aussi sera-t-il 2,5 fois plus difficile de se faire élire dans les Bouches-du-Rhône que dans les Alpes-de-Haute-Provence, et trois fois plus difficile que dans les Hautes-Alpes.
    C'est enfin le cas en Languedoc-Roussillon, où avec 167 conseillers territoriaux pour une population de 2 560 870 habitants, le coefficient électoral régional est de 15 535 voix. Dans le département de la Lozère, un conseiller territorial représentera en moyenne 5 125 habitants, soit un coefficient électoral inférieur de 66 % au coefficient régional. Avec le département de l'Hérault où un conseiller territorial représentera en moyenne 18 200 habitants, soit un coefficient électoral de 19 % supérieur au coefficient régional, l'écart s'élèvera à 85 %. Aussi sera-t-il 3,5 fois plus difficile de se faire élire dans l'Hérault qu'en Lozère.
    De telles disproportions montrent combien le législateur a commis dans la répartition des sièges de conseillers territoriaux au sein des départements une « erreur manifeste d'appréciation » qu'aucun impératif d'intérêt général ne saurait justifier. Et parce qu'il en découle une atteinte à l'égalité des citoyens devant le suffrage, vous le censurerez.

(2) Source INSEE des populations légales millésimées 2007 entrées en vigueur le 1er janvier 2010.


Historique des versions

Version 1

II. ― Sur la création du conseiller territorial

L'article 5 de la loi qui vous est déféré crée le « conseiller territorial ». Ce conseiller territorial résulte de la fusion des conseillers généraux et des conseillers régionaux, qui jusqu'à maintenant composaient respectivement les conseils généraux et les conseils régionaux. En d'autres termes, la loi a pour effet de confier deux mandats distincts à une même personne, qui se retrouve ainsi en position de devoir, dans le même temps, remplir les fonctions imparties au conseiller régional, et défendre ainsi l'intérêt régional, et celles imparties au conseiller général, et se faire alors le chantre de l'intérêt départemental.

A défaut donc d'opérer une fusion entre les départements et les régions, c'est à une fusion de leurs élus respectifs qu'il a été procédé. Le conseil régional n'étant plus que la réunion de tous les conseillers généraux. Or en agissant ainsi, le législateur a méconnu nombre d'exigences constitutionnelles qui appellent votre censure. Il est en effet porté atteinte au principe de la libre administration des collectivités territoriales par des conseils élus (1) ; à l'interdiction d'instituer la tutelle d'une collectivité territoriale sur une autre (2) ; à la liberté de suffrage (3) ; et au principe selon lequel le Sénat représente les collectivités territoriales (4).

1. Quant à la libre administration des collectivités territoriales par des conseils élus :

Conformément au troisième alinéa de l'article 72 de la Constitution, les collectivités territoriales « s'administrent librement par des conseils élus ». En ce sens, vous avez jugé « que pour s'administrer librement, toute collectivité territoriale d[evait] disposer d'une assemblée délibérante élue dotée d'attributions effectives » (décision n° 91-290 DC du 9 mai 1991, cons. 32. V. également en ce sens vos décisions n° 85-196 DC du 8 août 1985, cons. 10, et n° 87-241 DC du 19 janvier 1988, cons. 6).

Bien que votre haute juridiction n'ait pas encore eu l'occasion de l'affirmer, les requérants considèrent que le corollaire de cette exigence est, en outre, que chaque collectivité soit gérée par un organe délibérant qui lui soit propre, lui-même composé d'élus qui lui soient propres. Or la loi qui vous est ici soumise a pour effet de confier la gestion des conseils régionaux non plus à des conseillers régionaux, mais à la réunion des conseillers généraux, qui, comme vous l'avez rappelé, assurent « la représentation des composantes territoriales du département » (décision n° 82-147 DC du 2 décembre 1982, cons. 5), et non de la région.

D'une façon générale, tous les constitutionnalistes s'accordent à dire qu'il ressort clairement de votre jurisprudence que cette « liberté implique [...] une autonomie à la fois institutionnelle et fonctionnelle » des collectivités territoriales (L. Touvet, J. Ferstenbert et C. Cornets, Les grands arrêts du droit de la décentralisation, Dalloz, 2001, 2e éd., p. 5. Mais aussi en ce sens L. Favoreu et L. Philip, Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, Dalloz, 2009, 15e éd., p. 405 ou encore L. Favoreu et A. Roux, « La libre administration des collectivités territoriales est-elle une liberté fondamentale », Les Cahiers du Conseil constitutionnel, 2002, n° 12, p. 143).

Comme l'a également relevé le doyen Luchaire, outre « les éléments matériels que sont la collectivité humaine et le territoire, les collectivités territoriales doivent réunir plusieurs éléments juridiques que fixe la Constitution : un conseil élu, une libre administration, des compétences et un pouvoir réglementaire pour exercer ces dernières. L'un des éléments manquant, l'institution concernée ne peut être qualifiée de collectivité territoriale » (commentaire de l'article 72 de la Constitution in F. Luchaire, G. Conac et X. Pretot, La Constitution de la République française. Analyses et commentaires, Economica, 2009, 3e éd., p. 1706). Et cela est si vrai que Michel Verpaux a pu écrire que le « principe électif est ainsi consubstantiel aux collectivités territoriales françaises, et, de ce fait, la démocratie locale est, du point de vue historique, intimement liée à la libre administration. Sans élection, il ne saurait y avoir de collectivités territoriales » (Droit des collectivités territoriales, PUF, 2008, 28e éd., p. 153).

En particulier, la doctrine qui a pris position sur le conseiller territorial est également unanime pour considérer que l'article 72 qui a pour objet d'assurer l'indépendance des collectivités implique que « chaque collectivité doive disposer de son propre conseil élu » (G. Chavrier, « Les conseillers territoriaux : questions sur la constitutionnalité d'une création inspirée par la Nouvelle-Calédonie », AJDA, 21 décembre 2009, n° 43, p. 2381. Cette opinion est également celle de Didier Maus, « La réforme des collectivités locales : un casse-tête constitutionnel ? », Revue politique et parlementaire, 2009, n° 1053, pp. 81 et s., et de Gérard Marcou, « La réforme territoriale : ambition et défaut de perspective », RFDA, 2010, n° 2, pp. 357 et s.).

C'est également l'opinion exprimée par le président Colliard devant la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation du Sénat (rapport d'information sur les modes de scrutin envisageables pour l'élection des conseillers territoriaux, 27 mai 2010, n° 509, p. 71), et par Guy Carcassonne devant la délégation aux droits de femmes du Sénat, ce dernier ayant « jugé discutable la "schizophrénie” dont seraient menacés des conseillers territoriaux qui devraient tantôt défendre les intérêts du département et tantôt ceux de la région » (rapport d'information sur l'impact pour l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives des dispositions du projet de loi de réforme des collectivités territoriales, 10 juin 2010, n° 552, p. 73).

Que les départements et les régions doivent disposer de conseils qui leur sont propres résulte du fait qu'ils ont des fonctions et des compétences qui leur sont propres, elles-mêmes destinées à préserver des intérêts qui sont distincts, l'intérêt du département pour les uns, l'intérêt régional pour les autres. Si le législateur en 1982, puis surtout le pouvoir constituant en 2003 a jugé nécessaire de doter les régions d'un conseil élu, c'est précisément parce qu'il a considéré que les affaires dont elles avaient la charge se distinguaient des affaires dont était en charge le département. Il suffit pour se convaincre que les affaires dont il s'agit ne sont pas identiques de se référer d'une part à l'article L. 3211-1 du code général de collectivités territoriales qui prévoit que « Le conseil général règle par ses délibérations les affaires du département. » et, d'autre part, à l'article L. 4221-1 du même code selon lequel « Le conseil régional règle par ses délibérations les affaires de la région. »

Il n'est à cet égard pas inutile non plus de rappeler les propos du Premier ministre prononcés lors de la présentation du projet de loi constitutionnelle relatif à l'organisation décentralisée de la République selon lesquels : « Trente années après sa création sur l'initiative de Georges Pompidou, la région ne peut plus se contenter d'une place qui demeurerait en quelque sorte expérimentale dans notre République. Nous voyons bien que l'avenir économique de la France en Europe dépend en partie de la vitalité de ses régions. Il est temps de consacrer leur existence et de consolider leur dynamisme en leur faisant une place dans notre loi fondamentale à côté des départements et des communes. » (compte rendu intégral de la séance du 29 octobre 2002 du Sénat).

Comme l'a relevé à juste titre la professeure Géraldine Chavrier, si « la solution du rapprochement organique mériterait d'être jugée inconstitutionnelle », c'est parce qu'elle « ne semble pas respecter la consécration constitutionnelle de deux catégories de collectivités territoriales distinctes, elles-mêmes nées de deux catégories d'affaires différentes : les affaires départementales et les affaires régionales qui justifient l'existence de deux personnes morales distinctes ». Elle ajoute que faire « gérer les affaires départementales et régionales par une seule catégorie d'élus, les conseillers territoriaux, n'est-ce pas conserver assez fictivement deux personnes morales, ce qui traduit une démarche qualifiable d'abus de droit constitutionnel ? ». Et de conclure que dans ce cas « l'article 72 de la Constitution qui prescrit soit deux personnes morales de droit publique distinctes que sont le département et la région, soit la fusion des deux par la loi pour créer une nouvelle catégorie de collectivité n'est pas respecté » (op. cit., p. 2382). Les requérants considèrent également pour leur part que cette fusion des personnes en lieu et place des organes constitue un manquement à la Constitution.

Cela est d'autant moins admissible au regard des domaines de compétence dans lesquels chacun est appelé à intervenir et qui exigent que des personnes distinctes soient en charge de ces compétences distinctes. A la région le développement économique et l'aménagement du territoire. Au département l'action de proximité solidaire et sociale. Comment ne pas voir que les intérêts des unes et des autres sont à l'évidence différents, parfois divergents, si bien qu'il est tout à fait inconciliable de confier à une même personne le soin d'en assurer la défense sans que cela se fasse au détriment de l'une ou de l'autre.

Que l'on songe aux aides aux entreprises accordées par délibérations des conseils régionaux. Imagine-t-on l'élu d'un canton privilégier l'intérêt régional pour l'établissement d'une entreprise aux dépens de son propre département, voire même de son propre canton ? Que l'on songe également à l'article L. 4111-2 du code général des collectivités selon lequel « les régions peuvent passer des conventions avec l'Etat, ou avec d'autres collectivités territoriales ou leurs groupements, pour mener avec eux des actions de leur compétence » ― phénomène de contractualisation dont il a été constaté par la commission des lois de l'Assemblée nationale qu'il allait croissant (rapport d'information sur la clarification des compétences des collectivités territoriales, 8 octobre 2008, n° 1153, p. 23). Or, quand un département et une région seront amenés à contracter, ce sont les conseillers territoriaux qui en réalité seront amenés à contracter avec eux-mêmes. En agissant ainsi, le législateur ne fait donc ni plus ni moins qu'institutionnaliser le conflit d'intérêt.

Il ne saurait être argué que le cumul des mandats entre les deux fonctions n'est pas aujourd'hui prohibé. Car comme l'a fait remarquer à juste titre Guy Carcassonne lors de son audition par la délégation aux droits de femmes du Sénat, dans un cas le cumul est le résultat de la volonté de l'électeur, alors que dans l'autre « le cumul des fonctions chez les conseillers territoriaux serait institué par les dispositions mêmes de la loi » (op. cit., p. 73).

Pour justifier la fusion des fonctions des conseillers régionaux et généraux en la seule personne du conseiller territorial, les défenseurs du dispositif prétendent pourtant pouvoir s'appuyer sur deux précédents : l'organisation de Paris, d'une part, et sur votre décision relative à la loi sur l'évolution de la Nouvelle-Calédonie (décision n° 85-196 DC du 8 août 1985), d'autre part. Les requérants considèrent quant à eux qu'aucun de ces deux précédents n'est pertinent pour apprécier la constitutionnalité du dispositif ici envisagé.

S'agissant de Paris, avant 1982, il s'agissait d'une collectivité unique qui n'est pas pertinente dans le cas d'espèce. Vous en aviez jugé ainsi en considérant que « la disposition de la Constitution aux termes de laquelle "toute autre collectivité territoriale est créée par la loi” n'exclut nullement la création de catégories de collectivités territoriales qui ne comprendraient qu'une unité ; que telle a été l'interprétation retenue par le législateur lorsque, en métropole, il a donné un statut particulier à la ville de Paris » (décision n° 82-138 DC du 25 février 1982, cons. 4).

Depuis la loi du 31 décembre 1982 relative à l'organisation administrative de Paris, Marseille, Lyon, « Outre la commune de Paris, le territoire de la ville de Paris recouvre une seconde collectivité territoriale, le département de Paris » (art. 38). Toutefois ce statut n'est pas plus pertinent pour justifier l'institution dans l'ensemble des départements et des régions d'élus uniques. D'abord parce que Paris est administré par un conseil unique, qui siège tantôt en tant que conseil municipal, tantôt en tant que conseil général (et encore le Conseil d'Etat a jugé que la loi de 1982 ni aucune autre disposition législative « n'a eu pour objet ou pour effet de permettre d'assimiler le conseil de Paris à un conseil général », Langlo, 16 novembre 1982, n° 135676). Ensuite parce qu'il s'agit d'une collectivité dans laquelle il y a une identité de territoire et de population. Tandis que dans le cas présent des départements et des régions les territoires et les populations sont distincts et qu'ils peuvent ne pas avoir ou n'ont pas les mêmes intérêts. Enfin parce que la nécessité d'avoir un conseil propre est liée au caractère particulier de la collectivité parisienne : cette particularité est liée à son statut de capitale notamment, et c'est le propre des collectivités à caractère particulier d'avoir une organisation particulière. Mais loin d'être un modèle pour le droit commun, elle constitue au contraire une dérogation qui confirme et renforce le principe du droit commun de la décentralisation selon lequel chaque collectivité doit disposer de son propre conseil.

Quant à la Nouvelle-Calédonie, il s'agissait bien en revanche de confier aux mêmes élus la gestion de deux types d'assemblées distinctes, les régions, et le congrès du territoire. Or l'opposition de l'époque qui constitue l'actuelle majorité s'était précisément opposée à ce dispositif parce qu'il aurait eu pour effet de priver la Nouvelle-Calédonie d'un conseil élu. On peut ainsi lire dans le recours au Conseil constitutionnel des sénateurs que : « Il est également porté atteinte à la libre administration du territoire de la Nouvelle-Calédonie et dépendances dans la mesure où la nouvelle assemblée délibérante destinée à l'administrer n'est pas issue d'une consultation destinée à l'élire mais de la réunion de personnes qui ont été élues pour administrer une autre collectivité territoriale : la région. Il en résulte que désormais l'administration des intérêts du territoire de la Nouvelle-Calédonie ne résultera plus d'une élection et qu'à aucun moment les électeurs de ce territoire ne seront plus à même d'exprimer leurs préférences quant à la manière dont ils veulent que leur territoire soit administré. Dès lors, le territoire de la Nouvelle-Calédonie et dépendances serait la seule collectivité territoriale de la République qui ne disposerait pas d'un conseil élu. »

Il est exact que vous n'aviez alors pas fait droit à cette requête, ayant considéré « qu'en prévoyant que le territoire dispose d'un conseil élu celle-ci a pu charger ses membres d'une double fonction territoriale et régionale, sans enfreindre aucune règle constitutionnelle » (décision n° 85-196 DC du 8 août 1985, cons. 11). Mais ce précédent pas plus que Paris n'est pertinent dans le cas d'espèce, car comme l'ont parfaitement démontré les professeurs Géraldine Chavrier et Gérard Marcou (op. cit.), la Nouvelle-Calédonie constituait alors un territoire d'outre-mer de la République, soumis à l'article 74 de la Constitution alors en vigueur selon lequel ces territoires avaient « une organisation particulière tenant compte de leurs intérêts propres dans l'ensemble des intérêts de la République ». Or c'est précisément en tenant compte de l'article 74 que vous aviez estimé que cette « organisation particulière » ne méconnaissait pas l'article 72. Si donc pour la Nouvelle-Calédonie il a fallu avoir recours à l'article 74, c'est qu'il n'est pas possible a contrario d'admettre pareille fusion pour les collectivités de l'article 72.

Prendre ainsi appui sur le statut d'une collectivité particulière, qui plus est inscrite dans un processus susceptible de la conduire à son indépendance, pour justifier la nouvelle organisation de droit commun des collectivités territoriales est dénué de tout fondement.

Dans ces conditions, interdire à une collectivité d'avoir son assemblée propre, élue à cette fin par les citoyens, c'est lui interdire de s'administrer librement, c'est lui refuser le statut de collectivité territoriale. Pour cette raison le dispositif envisagé appelle votre censure.

2. Quant à l'interdiction de la tutelle d'une collectivité territoriale sur une autre :

Le dispositif en cause encourt également votre censure sur le fondement du manquement au cinquième alinéa de l'article 72, selon lequel : « Aucune collectivité territoriale ne peut exercer une tutelle sur une autre. »

Vous fondant sur le principe d'égalité entre les collectivités territoriales (F. Melin-Soucramanien, « Le principe d'égalité entre collectivités locales », Les Cahiers du Conseil constitutionnel, 2002, n° 12, p. 147 et s.), vous aviez déjà vérifié, avant même la révision constitutionnelle de 2003, que le nouveau statut de la Corse ne méconnaissait pas « les compétences propres des communes et des départements ou n'établi[ssait] de tutelle d'une collectivité territoriale sur une autre » (décision n° 2001-454 DC du 17 janvier 2002, cons. 29). Vous avez jugé depuis que quand bien même la Constitution autorise dorénavant à désigner un chef de file lorsque l'exercice d'une compétence nécessite le concours de plusieurs collectivités territoriales, cela habilitait la loi « à désigner une collectivité territoriale pour organiser », mais « non [...] à déterminer les modalités de l'action commune de plusieurs collectivités » (décision n° 2008-567 DC du 24 juillet 2008, cons. 32). Aussi avez-vous censuré le fait que seule l'une d'entre elles puisse signer un contrat de partenariat dès lors que cela « a non seulement autorisé la collectivité désignée à organiser l'action commune de plusieurs collectivités, mais lui a également conféré un pouvoir de décision pour déterminer cette action commune » (cons. 33).

L'interdiction de la tutelle implique donc qu'une collectivité ne puisse pas décider pour une autre dans un domaine qui relève de leur compétence partagée, et a fortiori dans un domaine de compétence propre. Vous avez pu admettre une dérogation à ce principe dans votre décision sur la loi relative au repos dominical, mais c'était en réponse à des contraintes spécifiques. Ainsi avez-vous accepté que soit écartée la règle selon laquelle un périmètre d'usage de consommation exceptionnel ne peut être créé sur le territoire d'une commune qu'à la demande de son conseil municipal, mais uniquement lorsque ce périmètre appartenait en tout ou partie à un même ensemble commercial. Dans ce cas l'avis simple de l'une des communes concernées suffit, mais c'est seulement parce que, selon vos propres termes, cette hypothèse est « destinée à préserver le caractère indivisible de cet ensemble commercial » (décision n° 2009-588 DC du 6 août 2009, cons. 14).

Il résulte également de la jurisprudence administrative que la tutelle est « constituée lorsqu'un niveau de collectivité est capable d'influer véritablement sur la prise d'une décision d'un autre niveau de collectivité qui intervient pourtant dans le cadre de ces compétences » (G. Chavrier, op. cit., p. 2383). A cet égard on peut se référer à l'arrêt du Conseil d'Etat Département des Landes du 4 février 2008 dans lequel ce dernier a rejeté un recours fondé sur le fait que de nombreuses communes s'apprêtaient à modifier leur système de gestion de l'eau du fait de la modulation par le conseil général de ses subventions, au motif que rien n'établissait « la réalité de cette mutation et un lien de cause à effet entre elle et l'intervention des délibérations attaquées » (n° 308667). A l'inverse donc, si la réalité d'un tel lien est établie, la tutelle l'est par la même occasion.

Toujours selon les termes de Géraldine Chavrier, il résulte ainsi « tant des enseignements de la jurisprudence relative aux subventions que des limites étroites posées par la Constitution à l'aménagement dérogatoire du principe de non-tutelle que ce dernier n'autorise pas une confusion des élus qui aurait pour conséquence de permettre une tutelle sur toutes les compétences même non partagées, dans les deux sens : les conseillers territoriaux pourront orienter les délibérations prises pour l'exercice des affaires départementales par le conseil général dans un sens favorable à la région ; les conseillers territoriaux pourront orienter la prise de délibérations régionales prise par le conseil régional, par des considérations liées à la sauvegarde des intérêts des départements » (op. cit., p. 2383).

Ce risque de voir s'instaurer sinon de jure du moins de facto la tutelle d'une collectivité sur une autre a en outre été relevé par tous les constitutionnalistes déjà mentionnés par les requérants. Et comment ne pas leur donner raison ? Comment ne pas mesurer que les délibérations d'une collectivité composée de membres identiques n'aura pas d'influence sur les délibérations de l'autre ?

Dès lors que le conseil régional sera composé de conseillers généraux du fait du mode de désignation des conseillers territoriaux dans les cantons, c'est à la mise sous tutelle de la région au profit des départements que nous assisterons. Ainsi selon Gérard Marcou, c'est « sur cette représentation des composantes territoriales que reposera donc aussi la composition du conseil régional. Peut-on alors attendre autre chose qu'une domination des intérêts départementaux sur les délibérations du conseil régional ? Réunissant les membres de tous les conseils généraux de la région, le conseil régional ne sera pas une représentation distincte et indépendante de la région. Comment exclure alors l'existence d'une tutelle des conseils généraux sur la région au sens d'une influence déterminante de ceux-ci sur les délibérations du conseil régional [...] En particulier la compétence régionale en matière d'aménagement du territoire et de développement économique ne peut manquer d'en être affectée » (op. cit., p. 373).

Avant même d'ailleurs que ne soit évoquée la création du conseiller territorial, le fait que le « choix de la circonscription départementale condui[se] encore trop souvent les conseillers régionaux, surtout s'ils sont aussi conseillers généraux, à se comporter comme les mandataires du département à la région » était déjà dénoncé par certains élus régionaux, et particulièrement les présidents de régions au début des années 1990 (cf. L. Touvet, J. Ferstenbert et C. Cornets, Les grands arrêts du droit de la décentralisation, op. cit., p. 18). Avec cette loi, c'est ce mandat qui serait institutionnalisé.

Les requérants appellent enfin particulièrement l'attention de votre haute juridiction sur le fait que, dans certaines circonstances, ce n'est pas seulement « d'une influence déterminante » du département sur les choix de la région dont il s'agira, mais bien de la substitution pure et simple de la volonté du département à celle de la région et indirectement à celles d'autres départements. Ceci est on ne peut plus flagrant dans les régions qui ne sont composées que de deux départements comme l'Alsace, la Haute-Normandie, et le Nord - Pas-de-Calais. Là, le département qui comprend le plus de conseillers territoriaux aura de facto une mainmise absolue sur le conseil régional, aux dépens ainsi à la fois de la région, et du département moins représenté.

Aussi, parce que le dispositif contesté implique nécessairement l'institution d'une tutelle de fait d'une collectivité territoriale sur une autre, il appelle votre censure.

3. Quant à la liberté de suffrage :

Les élections locales, au même titre que les élections nationales, constituent un « suffrage politique » (décision n° 82-146 DC du 18 novembre 1982) auxquelles s'appliquent donc les règles à valeur constitutionnelle applicable au droit de suffrage, et plus spécifiquement à la liberté de vote garantie par l'article 3 de la Constitution. Comme vous l'avez récemment rappelé, « le législateur, compétent en application de l'article 34 de la Constitution pour fixer les règles concernant le régime électoral des assemblées locales, peut, à ce titre, déterminer la durée du mandat des élus qui composent l'organe délibérant d'une collectivité territoriale ; que, toutefois, dans l'exercice de cette compétence, il doit se conformer aux principes d'ordre constitutionnel, qui impliquent notamment que les électeurs soient appelés à exercer leur droit de suffrage selon une périodicité raisonnable » (décision n° 2010-603 DC du 11 février 2010, cons. 12).

Ce droit de suffrage a pour corollaire la liberté du vote, autrement dit la « liberté de choix de l'électeur » (décision n° 2000-426 DC du 30 mars 2000, cons. 15). Une lecture conjointe des articles 3 et 72 de la Constitution implique ainsi nécessairement que les conseils élus par lesquels s'administrent librement les collectivités territoriales soient effectivement élus à l'issue de scrutins à l'occasion desquels les électeurs auront eu le droit de participer, et le choix de leur vote.

Or le dispositif proposé, en institutionnalisant le cumul des mandats conseiller général/conseiller régional à la faveur de leur absorption par le mandat de conseiller territorial, tout en maintenant les deux structures conseil général/conseil régional, prive l'électeur de sa liberté de choix. Comment prétendre en effet respecter le droit et la liberté de vote de l'électeur, lorsque ce dernier ne peut voter qu'une seule fois pour un même candidat pour désigner deux assemblées délibérantes distinctes. En maintenant deux organes délibérants distincts, le législateur ne pouvait choisir de les faire élire à l'occasion d'une seule opération électorale sans méconnaître la Constitution. Parce que la région et le département ont des compétences et des intérêts distincts, l'électeur doit être libre d'en confier la gestion à des personnes distinctes.

La doctrine ne s'y est pas d'ailleurs trompée. Comme a pu ainsi le relever Gérard Marcou, en « institutionnalisant le cumul des mandats par les conseillers territoriaux, on impose aux électeurs de faire un seul choix politique pour former les conseils de deux collectivités dotées d'attributions différentes », et que dès lors « qu'il existe, selon la Constitution, deux collectivités territoriales distinctes, étant chacune administrée par un conseil élu et doté d'attributions différentes, on ne voit pas ce qui peut justifier que le législateur impose aux électeurs de se prononcer par un seul vote » (op. cit., p. 371).

Didier Maus ne dit pas autre chose lorsqu'il juge qu'il « est parfaitement logique de déduire de l'article 72 de la Constitution, que l'existence de deux collectivités différentes, le département et la région, chacune dotée à la fois d'un territoire, de compétences et de ressources différents, implique nécessairement une élection distincte, l'une ayant vocation à désigner les conseillers généraux, l'autre les conseillers régionaux. Il est en effet difficile d'admettre que la combinaison de la liberté de vote garantie par l'article 3 de la Constitution et la libre administration des collectivités territoriales interdisent à un électeur de voter différemment pour le département et la région ». Il ajoute que l'argument relatif « à la cohérence politique ou à la cohérence des actions menées par les collectivités ne peut être opposé à celui tiré de l'essence même de la démocratie, c'est-à-dire la liberté de l'électeur de se déterminer en fonction des enjeux, lesquels, par nature, ne sont pas identiques pour le département et la région » (« La réforme des collectivités locales : un casse-tête constitutionnel ? », op. cit., pp. 83-84). Les auteurs de la saisine font leur ces propos.

Pour s'en convaincre, il suffit de prendre l'exemple de la région Basse-Normandie où la gauche est majoritaire tandis que les trois départements qui la composent sont à droite, ou encore la région Champagne-Ardenne, où également la gauche est majoritaire alors que ses quatre départements sont à droite.

Ainsi, parce que le dispositif proposé prive les citoyens de leur liberté de suffrage quant aux choix des membres des conseils généraux et des conseils régionaux, et porte une atteinte manifestement excessive au pluralisme des courants d'idées et d'opinions, vous ne manquerez pas de le déclarer contraire à la Constitution.

4. Quant à la représentation des collectivités territoriales au Sénat :

Enfin les requérants vous demandent de constater que la création du conseiller territorial méconnaît également l'article 24 de la Constitution aux termes duquel le Sénat « assure la représentation des collectivités territoriales de la République ».

Vous aviez jugé à propos de la loi portant statut de la collectivité territoriale de Corse que si « l'article 24 de la Constitution impose que les différentes collectivités territoriales soient représentées au Sénat, il n'exige pas que chaque catégorie de collectivités dispose d'une représentation propre » (décision n° 91-290 du 9 mai 1991, cons. 28).

Mais le fait de ne pas exiger de représentation propre de chaque collectivité territoriale ne signifie pas renoncer à toute forme de représentation, ou à tout le moins de participation à la désignation des sénateurs. D'ailleurs, si vous avez bien voulu valider la disposition qui était alors en cause, c'est parce qu'elle se contentait de prévoir la substitution des conseillers à l'Assemblée de Corse aux conseillers régionaux des deux départements de Corse, au sein des collèges électoraux sénatoriaux (cons. 29). Probablement différente aurait été votre réponse si la loi en cause avait exclu les conseillers de l'Assemblée des collèges électoraux.

Vous avez d'ailleurs considéré, à l'occasion de l'examen de la loi relative à l'élection des sénateurs, que le corps électoral du Sénat devait « être essentiellement composé de membres des assemblées délibérantes des collectivités territoriales », et que « toutes les catégories de collectivités territoriales [devaient] y être représentées » (décision n° 2000-431 DC du 6 juillet 2000, cons. 5). Or comme le Gouvernement l'a annoncé, ce qui ne figure toutefois pas dans le texte, les conseillers territoriaux seront amenés à se substituer aux conseillers généraux et aux conseillers régionaux qui conformément à l'actuel article L. 280 du code électoral font chacun partie du collège électoral sénatorial.

Peut-on réellement considérer dans ces conditions que toutes les catégories de collectivités territoriales énoncées à l'article 72 de la Constitution, et en l'occurrence les régions et les départements, continueront d'être représentées au sein du collège électoral sénatorial, et donc au Sénat, si ce sont les mêmes personnes qui s'expriment au nom des deux collectivités ? Que chaque collectivité n'ait pas de représentation propre est une chose, qu'elle n'ait pas d'expression propre en est une autre. Il est dès lors manifeste que l'une des deux collectivités territoriales constitutionnellement reconnues que sont le département ou la région ne sera in fine plus représentée au Sénat.

Pour tous ces motifs donc, et ceux que vous jugerez utile de relever d'office, les requérants vous demandent de censurer la création du conseiller territorial, ainsi que toutes les dispositions de la loi qui s'y rattachent.

III. ― Sur le mode de scrutin aux élections territoriales

et la répartition des sièges

La loi institue dans son article 1er pour l'élection des conseillers territoriaux un mode de scrutin uninominal majoritaire à deux tours. Elle détermine en outre à l'article 6 un tableau déterminant par départements et par régions le nombre desdits conseillers territoriaux.

Parce que ces dispositions méconnaissent le principe de l'intelligibilité, de la clarté et de la loyauté des élections territoriales (1), qu'elles portent atteinte à la parité (2), à l'égal accès des hommes et des femmes aux fonctions électives (3), et qu'enfin elles sont contraires à l'égalité du suffrage (4), les requérants vous demandent de les censurer.

1. Quant à l'intelligibilité, la clarté et la loyauté du mode de scrutin :

Vous avez eu l'occasion de juger que « l'objectif constitutionnel d'intelligibilité de la loi » était applicable aux modes de scrutin (décision n° 2003-468 DC du 3 avril 2003, cons. 20). Il est ainsi indiqué dans le commentaire aux Cahiers de cette décision « qu'en définissant un mode de scrutin, le législateur ne doit pas s'écarter sans motif d'intérêt général de l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité de la loi, lequel revêt une importance particulière en matière électorale afin d'assurer la sincérité du scrutin et l'authenticité de la représentation » (n° 15).

Vous avez également considéré à propos des consultations référendaires qu'elles devaient respecter la « double exigence constitutionnelle de clarté et de loyauté » (décision n° 2000-428 DC du 4 mai 2000, cons. 15), exigence que vous avez expressément étendue aux élections des conseillers généraux et des conseillers régionaux dans votre décision sur la loi organisant la concomitance des renouvellements des conseils généraux et des conseils régionaux (décision n° 2010-603 DC du 11 février 2010, cons. 14).

Pris ensemble, le manquement à ces exigences a conduit le législateur à porter « une atteinte manifestement excessive » au « pluralisme des courants d'idées et d'opinions » qui constitue, selon vos propres termes, « un fondement de la démocratie » (décision n° 2007-559 DC du 6 décembre 2007, cons. 12-13).

Les auteurs de la saisine ne mettent pas ici en cause la clarté et l'intelligibilité du mode de scrutin uninominal majoritaire à deux tours en tant que tel. Il va de soi que par lui-même ce mode de scrutin qui s'applique à l'élection présidentielle, aux élections législatives et aux élections cantonales, est parfaitement familier aux électeurs. Ce qui est en revanche contesté, c'est la confusion qu'il peut faire naître dans l'esprit de ces derniers dès lors qu'ils seront amenés à désigner les membres de deux assemblées distinctes, par le biais d'un seul et même vote.

Dans votre décision sur la loi organisant la consultation des populations de Nouvelle-Calédonie, vous aviez déclaré que la question posée aux populations intéressées devait « satisfaire à la double exigence de loyauté et de clarté de la consultation », et que s'il était « loisible aux pouvoirs publics, dans le cadre de leurs compétences, d'indiquer aux populations intéressées les orientations envisagées », la question posée aux votants ne devait « pas comporter d'équivoque, notamment en ce qui concerne la portée de ces indications » (décision n° 87-226 DC du 2 juin 1987, cons. 7).

Pour leur part, les requérants considèrent qu'il existe une équivoque manifeste lorsqu'un même candidat fait campagne pour accéder en une seule opération électorale à deux assemblées délibérantes distinctes. Un électeur peut ainsi adhérer, s'il est en réelle capacité de bien effectuer la distinction entre les deux, au programme d'un candidat pour la région, et désapprouver son projet pour le département, tandis qu'il adhère au projet départemental de son adversaire mais pas à son projet régional. Mais il fait surtout peu de doute que dans la plupart des cas les électeurs ne seront pas en mesure de distinguer entre ce qui relève du programme régional et départemental de chaque candidat. Cela est sans conteste de nature à faire naître une confusion dans l'esprit des électeurs, confusion incompatible avec l'exigence constitutionnelle d'intelligibilité, de clarté et de loyauté du scrutin.

Dans votre décision de 1990 sur la loi organisant la concomitance des renouvellements des conseils généraux et des conseils régionaux, vous avez admis que les élections régionales et cantonales aient lieu au même moment, mais uniquement parce que « les élections aux conseils généraux et les élections aux conseils régionaux constitu[aient] des élections distinctes », et à la condition que le regroupement dans le temps de ces consultations soit accompagné « de modalités matérielles d'organisation destinées à éviter toute confusion dans l'esprit des électeurs ». En vous concluiez en indiquant que « si la dualité de candidatures à ces élections [était] susceptible d'exercer une influence sur le libre choix des électeurs concernés par chaque consultation », elle n'était « en rien contraire à la Constitution » (décision n° 90-280 DC du 6 décembre 1990, cons. 18).

Or toute différente est la loi ici en question puisque, dorénavant, il n'y aura plus de distinction entre les élections aux conseils régionaux et les élections aux conseils généraux, alors même que la distinction entre les deux collectivités, elle, persiste. Et non plus la dualité mais l'unicité des candidatures n'aura pas seulement une influence sur le libre choix des électeurs, elle le contraindra. Quelles que soient les modalités matérielles d'organisation des élections, la confusion dans l'esprit des électeurs ne saura être levée, au contraire. Plus l'électeur sera au fait des conséquences de son vote et de la distinction qu'il lui appartient d'effectuer entre ce qui relève de la région et du département, plus le choix lui apparaîtra délicat. Et encore plus dans l'hypothèse susmentionnée où il adhère au programme régional d'un candidat et au programme départemental de l'autre, ou vice versa. Il n'y a là manifestement ni intelligibilité, ni clarté, ni loyauté, mais bien au contraire, équivoque et confusion.

Pareille atteinte à ces principes est d'autant moins justifiée que le législateur ne pourra s'appuyer sur l'objectif de « constitution d'une majorité politique au sein du conseil régional » que vous acceptez de prendre en considération lorsque vous procédez à l'examen d'un mode de scrutin donné (décision n° 2003-468 DC du 3 avril 2003, cons. 17). Car en effet ― et sur ce point les deux rapporteurs de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation partageaient la même opinion ― si le scrutin majoritaire uninominal majoritaire à deux tours peut favoriser la constitution de majorité stable au sein du conseil général, rien n'assure qu'il en sera de même au sein du conseil régional.

Comme l'a ainsi relevé Hervé Maurey : « L'histoire politique de notre pays s'est forgée au niveau communal et départemental, la culture politique peut donc varier d'un département à l'autre au sein d'une même région, pour des motifs géographiques, économiques, sociaux. Le recours à un scrutin uninominal majoritaire ne semble donc pas constituer une garantie pour la formation d'une majorité au niveau de chaque région. De surcroît, on peut lui reprocher de ne pas favoriser l'émergence d'un leadership au niveau départemental ou régional. Contrairement au scrutin municipal ou à l'actuel scrutin régional, il ne permet pas d'identifier les chefs de file et il ne favorise pas l'organisation des campagnes électorales sur un projet politique commun à l'ensemble du département ou de la région » (Rapport d'information sur les modes de scrutin envisageables pour l'élection des conseillers territoriaux, 27 mai 2010, n° 509, p. 50).

Tandis que Pierre-Yves Collombat a considéré que s'il permettait, « en principe, de dégager des majorités, pas plus que le scrutin majoritaire uninominal à un tour, il ne le garantit absolument pas. Le problème se pose dès le niveau départemental mais plus encore régional dans la mesure où les aléas se cumulent et où des conflits d'intérêts entre départements et régions, gérés par les mêmes élus, peuvent générer des mouvements de défense plus ou moins identitaires » (ibid., p. 120). Et la conjonction de majorités diverses dans les conseils généraux peut conduire à un conseil régional sans majorité.

2. Quant à la parité :

Conformément à l'article 1er de la Constitution, « La loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives [...] ».

Que le mode de scrutin retenu dans la loi ne favorise pas la parité, et même qu'il la défavorise manifestement est unanimement reconnu, aussi bien sur les bancs de la majorité que de l'opposition, et par tous les observateurs de la question. Cela n'est plus à démontrer (v. notamment le rapport d'information sur l'impact pour l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives des dispositions du projet de loi de réforme des collectivités territoriales, op. cit. ; le rapport d'information sur les modes de scrutin envisageables pour l'élection des conseillers territoriaux, op. cit. ; et la note de l'Observatoire de la parité du 7 avril 2010, intitulée « Réforme des collectivités territoriales : effets induits sur la parité des projets de loi n°s 61 et 62 »). Et ce qui était vrai pour le mode de scrutin envisagé initialement par le projet de loi n° 61 alliant scrutin majoritaire pour 80 % des élus et scrutin proportionnel pour les 20 % autres l'est a fortiori pour un mode de scrutin dorénavant majoritaire à 100 %.

Les requérants n'ignorent pas que « les dispositions du cinquième alinéa de l'article 3 de la Constitution n'ont pas pour objet et ne sauraient avoir pour effet de priver le législateur de la faculté qu'il tient de l'article 34 de la Constitution de fixer le régime électoral des assemblées » (décision n° 2003-475 DC du 24 juillet 2003, cons. 18).

Ils n'ignorent pas non plus que, selon votre jurisprudence, cette disposition constitutionnelle a moins un effet obligatoire que permissif, qu'ainsi « le constituant a entendu permettre au législateur d'instaurer tout dispositif tendant à rendre effectif l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives », et qu'il est donc « désormais loisible au législateur d'adopter des dispositions revêtant soit un caractère incitatif, soit un caractère contraignant » (décision n° 2000-429 DC du 30 mai 2000, cons. 7). Comme il ressort également du commentaire aux Cahiers de cette décision, l'objet de la révision constitutionnelle ayant conduit à la modification de l'article 3 (puis de l'article 1er) « était non sans doute d'obliger, mais assurément d'autoriser le législateur à instaurer des règles contraignantes quant au sexe des candidats aux élections politiques dont le mode de scrutin se prêtait à une telle réglementation » (n° 9).

Par deux fois vous avez refusé la censure qui vous était demandée sur le fondement de l'atteinte à la parité. La première fois au motif que les dispositions critiquées n'avaient « ni pour objet ni, par elles-mêmes, pour effet de réduire la proportion de femmes élues en France au Parlement européen » (décision n° 2003-468 du 3 avril 2003, cons. 46). La seconde parce qu'elles ne portaient « pas, par elles-mêmes, atteinte à l'objectif d'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives énoncé à l'article 3 de la Constitution », en l'occurrence aux élections sénatoriales (décision n° 2003-475 DC du 24 juillet 2003, cons. 17).

Néanmoins dans les deux cas les conséquences sur la parité étaient marginales, alors qu'ici elles seront majeures. Les chiffres et estimations fournies par l'Observatoire de la parité dans sa note précitée du 7 avril 2010 sont à cet égard d'une criante éloquence.

A ce jour, les conseils régionaux sont composés à 47,6 % de femmes, soit 895 femmes pour 1 880 sièges, tandis que les conseils généraux restent les assemblées les plus fermées aux femmes avec seulement 12,3 %, soit 571 femmes, pour 4 182 sièges. Trois conseils généraux ne comportent même actuellement aucune femme élue : l'Ariège, la Haute-Corse et le Tarn-et-Garonne et, dans quinze d'entre eux, la proportion des femmes est inférieure à 5 %.

Aujourd'hui donc, on compte au total 24,2 % de femmes siégeant comme conseillères régionales ou générales, soit 1 466 pour 6 062 sièges. Sur ce total de sièges, 31,2 % sont désignés selon un mode de scrutin proportionnel, 68,8 % au scrutin majoritaire.

Or avec le mode de scrutin initialement envisagé où 80 % des conseillers territoriaux seraient élus au mode de scrutin majoritaire, et 20 % à la proportionnelle (ou au scrutin proportionnel), l'atteinte à la parité aurait été réelle, mais limitée. L'Observatoire de la parité a estimé que cela ramènerait le pourcentage total de femme à 19,3 %. Soit une baisse de 4,9 %. De plus, le projet initial prévoyant de ramener le nombre de conseillers territoriaux à 3 000, cela aurait entraîné en valeur absolue une baisse de 58 % du nombre de femmes, contre 45,8 % d'hommes en moins.

Mais avec le mode de scrutin finalement retenu calqué sur l'élection des conseillers généraux à 100 % majoritaire, le pourcentage de femmes conseillères territoriales serait proche de la proportion actuelle des 12,3 % de conseillères générales. Et encore, il s'agit là même d'une hypothèse optimiste, car avec la compétition accrue liée à la baisse du nombre de conseillers territoriaux ― quelque 6 000 sortants pour plus que 3 496 sièges ― il est fort à parier que la proportion de femmes sera encore inférieure.

En valeur absolue, si l'on garde la proportion de 12,3 %, cela ne ferait plus que 430 femmes, soit une baisse de leur nombre de 70,6 %, contre une baisse de seulement 33,1 % du nombre d'hommes ! En d'autres termes, ce mode de scrutin engendrera une baisse du nombre de femmes élues deux fois plus importante que pour les hommes.

Or si l'article 1er comme il est indiqué dans le commentaire de votre décision n° 2003-475 DC « permet au législateur d'imposer des règles de parité pour l'accès aux mandats électoraux de caractère politique », mais « ne lui impose pas d'imposer » (Cahiers n° 15), en revanche le fait de prévoir dans la Constitution que la loi « favorise » l'égal accès des hommes et des femmes ne saurait s'interpréter comme l'autorisant à le défavoriser manifestement, sinon à retenir une interprétation contra-constitutionnelle de cette disposition. La modification du mode de scrutin telle que prévue par la présente loi tendrait toutefois à nettement défavoriser la parité par rapport à la situation actuelle, contredisant ainsi l'article 1er de la Constitution. Les auteurs de la saisine font leur les propos du président Jean-Claude Colliard : « Cette loi ne favorise pas [la parité]. Et sur ce point la Constitution est quand même formelle » (propos tenus à l'occasion d'une table ronde sur le thème « Réforme des collectivités locales : le nouveau mode de scrutin en question ? », Revue politique et parlementaire, 2009, n° 1053, p. 41). Et encore, le président disait-il cela à propos du mode de scrutin tel qu'initialement envisagé.

Alors certes la loi « par elle-même » n'a pas pour objet de réduire la proportion de femmes conseillères territoriales. Pour autant, il ne saurait vous échapper que c'est bien « par elle-même » qu'elle produira cet effet de diminution drastique du nombre de femmes élues. De surcroît la baisse de 70,6 % de leur nombre au sein des futurs conseils régionaux et généraux ne peut être considérée comme marginale comme c'était le cas pour les élections européennes et sénatoriales. Enfin, elle est entièrement imputable à la loi et non aux partis politiques.

3. Quant à l'égalité entre les hommes et les femmes :

Ce principe de l'égalité entre les hommes et les femmes constitue un autre motif de censure. C'est au demeurant la référence à ce principe qui a justifié votre décision sur la loi relative à l'élection des conseillers régionaux et des représentants au Parlement européen ainsi qu'à l'aide publique aux partis politiques, décision par laquelle vous avez considéré que l'égalité entre l'Assemblée de Corse et les conseils régionaux s'opposait à ce que les femmes bénéficient d'un régime électoral moins favorable dans la première que dans les seconds (décision n° 2003-468 DC du 3 avril 2003, cons. 26). Il apparait qu'en effet l'égalité entre les citoyens devant la loi dans l'accès aux fonctions électives dont vous êtes le gardien (décision n° 82-146 DC du 18 novembre 1982, cons. 6-8 et décision n° 98-407 DC du 14 janvier 1999, cons. 12) est ici manifestement méconnue. Comme il l'a déjà été indiqué par les requérants, si le système initial du projet de loi n° 61 avait été retenu, le nombre de femmes élues aurait baissé de 58 %, et de seulement 45,8 % pour les hommes. Ce qui aurait déjà créé une importante discrimination.

Mais avec le système finalement adopté, l'écart se creusera davantage puisque cela correspondra au minimum à une baisse de 70,6 % de femmes élues, contre seulement 30,1 % d'hommes en moins. Or cette discrimination de fait à l'égard des femmes que la loi engendrera ne peut trouver sa source dans l'intérêt général poursuivi par la loi, et ce d'autant moins que la différence de traitement qui en résultera n'aura aucun rapport direct avec l'objet de la loi. Il va de soi, en outre, que cette distinction ne saurait être fondée sur la recherche d'un égal accès des hommes et des femmes aux fonctions électives, bien au contraire.

Aussi, parce que ce nouveau mode de scrutin engendrera une baisse du nombre de femmes élues deux fois plus importante que la baisse du nombre d'hommes élus, et donc une rupture manifeste de l'égalité dans l'accès au mandat de conseiller territorial à raison du sexe, il appelle votre censure.

En rien le dispositif introduit à l'article 81 de la loi visant à moduler le financement des partis politiques en fonction des candidatures de chaque sexe ne permettra de contrebalancer ce phénomène. Et ce d'autant moins que cette modulation est elle-même contraire à la Constitution (v. infra VI).

4. Quant à l'égalité de suffrage :

Conformément à l'article 6 de la loi introduit par amendement du Gouvernement, d'abord à l'Assemblée nationale, puis au Sénat : « Le nombre des conseillers territoriaux de chaque département et de chaque région est fixé par le tableau annexé à la présente loi ».

Le tableau en question attribue à chaque région un nombre donné de conseillers territoriaux, puis répartit le nombre de ces conseillers par départements. Or vous ne manquerez pas de constater que l'exigence selon laquelle la répartition des sièges doit être établie sur des bases essentiellement démographiques a été manifestement méconnue, et qu'il en a résulté une atteinte disproportionnée à l'égalité devant le suffrage.

Comme votre haute juridiction l'a encore récemment rappelé à propos des élections législatives, il résulte des dispositions des articles 1er, 3 et 24 de la Constitution « que l'Assemblée nationale, désignée au suffrage universel direct, doit être élue sur des bases essentiellement démographiques selon une répartition des sièges de députés et une délimitation des circonscriptions législatives respectant au mieux l'égalité devant le suffrage », et que « si le législateur peut tenir compte d'impératifs d'intérêt général susceptibles d'atténuer la portée de cette règle fondamentale, il ne saurait le faire que dans une mesure limitée » (décision n° 2008-573 DC du 8 janvier 2009, cons. 21).

Et, comme vous l'avez également indiqué, cette exigence d'asseoir les élections sur des bases essentiellement démographiques n'est pas cantonnée aux élections législatives, mais s'impose également aux élections locales. Il ressort ainsi de votre décision sur la loi modifiant l'organisation administrative et le régime électoral de la ville de Marseille « que l'organe délibérant d'une commune de la République doit être élu sur des bases essentiellement démographiques résultant d'un recensement récent » (décision n° 87-227 DC du 7 juillet 1987, cons. 5). Et comme cette considération était entre autres fondée sur l'article 72 de la Constitution, il en résulte que ce « principe s'applique aussi aux assemblées des autres collectivités territoriales (départements, régions) » (Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, op. cit., p. 501). Le Conseil d'Etat a déclaré expressément qu'il découlait de « l'ensemble des dispositions de la Constitution, notamment de ses articles 3, 24 et 72, que le principe d'égalité des citoyens devant le suffrage s'applique à l'élection des assemblées délibérantes des collectivités locales » (Le Déaut et autres, arrêt d'assemblée du 13 novembre 1998 in Les grands arrêts du droit de la décentralisation, op. cit., p. 515).

Pour se conformer à ces exigences constitutionnelles, l'exposé des motifs de l'amendement n° 580 de la commission des lois du Sénat repris à son compte par l'amendement n° A-2 du Gouvernement précise que la « représentation moyenne de chaque département d'une même région s'inscrit en principe dans une fourchette de plus ou moins 20 % par rapport à la représentation moyenne des habitants par conseiller territorial à l'échelon de la région », et que « tous les écarts démographiques de représentation des départements d'une même région se situent dans le tunnel d'écart d'amplitude de 40 % ».

En apparence le législateur s'est ainsi conformé à votre jurisprudence selon laquelle l'autorité compétente pour opérer la délimitation à l'intérieur d'un même département peut « s'écarter de plus ou de moins de 20 % par rapport à la population moyenne d'un département » (décision n° 86-208 DC du 2 juillet 1986, cons. 23). Mais il ne s'agit bien là que d'une apparence. En effet, là où vous avez fait de cette possibilité une exception, le législateur ici en fait une règle. Il résulte de vos décisions antérieures que cet écart de 20 % est non seulement un « maximum », mais que, de surcroît, sa mise en œuvre « doit être réservée à des cas exceptionnels et dûment justifiés », ne pouvant « intervenir que dans une mesure limitée » et seulement en s'appuyant au « cas par cas, sur des impératifs précis d'intérêt général » (ibid., cons. 24).

Or ici, non seulement l'écart de 20 % devient la règle, mais surtout, si l'exposé des motifs de l'amendement évoque effectivement des impératifs d'intérêt général, ce n'est pas pour justifier la mise en œuvre de cet écart, mais pour justifier qu'il y soit dérogé. On mesure là combien la logique du législateur est manifestement contraire à celle de votre haute juridiction.

Les auteurs de la saisine n'ignorent pas que la répartition des sièges selon des bases essentiellement démographiques n'impose pas le respect d'une stricte proportionnalité. Selon vos propres termes, « il ne s'ensuit pas que la répartition des sièges doive être nécessairement proportionnelle à la population de chaque secteur ni qu'il ne puisse être tenu compte d'autres impératifs d'intérêt général ». Mais néanmoins, comme vous l'avez également précisé, « ces considérations ne peuvent intervenir que dans une mesure limitée » (décision n° 87-227 DC du 7 juillet 1987, cons. 5).

Pourtant, vous ne manquerez pas de constater que, dans au moins trois régions, les écarts entre les départements sont manifestement disproportionnés.

C'est le cas en Lorraine d'abord, où avec 134 conseillers territoriaux pour une population de 2 339 881 habitants (2), le coefficient électoral régional est de 17 462 voix. Dans le département de la Meuse où un conseiller territorial représentera en moyenne 10 194 habitants, le coefficient électoral sera inférieur de 43 % au coefficient régional. Avec la Moselle, où un conseiller territorial représentera 20 328 habitants, le coefficient électoral sera lui supérieur de 13 % au coefficient régional, soit un écart de 56 %. Dit autrement, cela signifie que pour se faire élire conseiller territorial de Moselle, un candidat devra obtenir deux fois plus de voix que le candidat de la Meuse.

Or vous aviez justement considéré dans votre décision relative à la loi sur l'évolution de la Nouvelle-Calédonie de 1985 que le fait qu'il serait deux fois plus difficile de se faire élire dans la région de Nouméa que dans les autres régions néo-calédoniennes faisait que la « mesure limitée » dans laquelle le législateur pouvait s'écarter de la proportionnalité avait été « manifestement dépassée » (décision n° 85-196 DC du 8 août 1985, cons. 16).

C'est ensuite le cas en Provence-Alpes-Côte d'Azur, où avec 226 conseillers territoriaux pour une population de 4 864 015 habitants, le coefficient électoral régional est de 21 522 voix. Dans les départements des Alpes-de-Haute-Provence et des Hautes-Alpes, un conseiller territorial représentera respectivement en moyenne 10 404 et 8 832 habitants, soit un coefficient électoral inférieur de 52 % et 59 % au coefficient régional. Avec le département des Bouches-du-Rhône où un conseiller territorial représentera en moyenne 26 119 habitants, soit un coefficient électoral supérieur de 21 % au coefficient régional, l'écart s'élèvera à 73 % et 80 %. Aussi sera-t-il 2,5 fois plus difficile de se faire élire dans les Bouches-du-Rhône que dans les Alpes-de-Haute-Provence, et trois fois plus difficile que dans les Hautes-Alpes.

C'est enfin le cas en Languedoc-Roussillon, où avec 167 conseillers territoriaux pour une population de 2 560 870 habitants, le coefficient électoral régional est de 15 535 voix. Dans le département de la Lozère, un conseiller territorial représentera en moyenne 5 125 habitants, soit un coefficient électoral inférieur de 66 % au coefficient régional. Avec le département de l'Hérault où un conseiller territorial représentera en moyenne 18 200 habitants, soit un coefficient électoral de 19 % supérieur au coefficient régional, l'écart s'élèvera à 85 %. Aussi sera-t-il 3,5 fois plus difficile de se faire élire dans l'Hérault qu'en Lozère.

De telles disproportions montrent combien le législateur a commis dans la répartition des sièges de conseillers territoriaux au sein des départements une « erreur manifeste d'appréciation » qu'aucun impératif d'intérêt général ne saurait justifier. Et parce qu'il en découle une atteinte à l'égalité des citoyens devant le suffrage, vous le censurerez.

(2) Source INSEE des populations légales millésimées 2007 entrées en vigueur le 1er janvier 2010.