LOI DE RÉFORME DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES
Monsieur le président du Conseil constitutionnel, mesdames et messieurs les membres du Conseil constitutionnel,
Nous avons l'honneur de vous déférer, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, la loi de réforme des collectivités territoriales.
I. ― Sur la procédure
Les griefs procéduraux concernent les articles 1er, 6 et 73 de la loi d'une part (A), et 2 d'autre part (B).
A. ― Sur les articles 1er, 6 et 73 de la loi (1)
Initialement, outre la loi de réforme des collectivités territoriales qui vous est ici déférée, trois autres projets de loi concernant l'élection des élus régionaux et départementaux ont été déposés sur le bureau du Sénat le 21 octobre 2009 : le projet de loi n° 61 relatif à l'élection des conseillers territoriaux et au renforcement de la démocratie locale, le projet de loi organique n° 62 relatif à l'élection des membres des conseils des collectivités territoriales et des établissements publics de coopération intercommunale, ainsi que le projet de loi n° 63 organisant la concomitance des renouvellements des conseils généraux et des conseils régionaux, lui seul ayant pour le moment été adopté le 16 février 2010.
En outre, un projet de loi sur la clarification des compétences et des cofinancements des collectivités territoriales était annoncé par le Gouvernement et, conformément à l'article 35 du projet de loi initial (devenu article 73), tel qu'adopté en première lecture par le Sénat, il aurait dû être adopté dans un délai de douze mois à compter de la promulgation de la présente loi ; le texte se contentant alors de fixer les principes auxquels devrait obéir la future répartition des compétences. L'exposé des motifs précisait quant à lui que la future loi ferait « l'objet d'un travail interministériel et d'une concertation étroite avec l'ensemble des associations nationales d'élus ».
Ce n'est toutefois pas ce qu'il advint. Ce qui devait conformément aux engagements du Gouvernement faire l'objet de projets de loi spécifiques, l'élection des conseillers territoriaux d'une part, et la répartition des compétences des collectivités territoriales de l'autre, a finalement été adjoint au projet de loi sur la réforme des collectivités territoriales par voie d'amendements à l'occasion de la première lecture à l'Assemblée nationale.
Des amendements gouvernementaux ont ainsi été déposés en commission des lois en application de l'article 88 du règlement de l'Assemblée nationale. En d'autres termes, alors que le Gouvernement s'était opposé en première lecture au Sénat à tout amendement concernant le mode de scrutin des conseillers territoriaux ― à l'exception d'un amendement non normatif indiquant les principes auxquels devrait se conformer leur élection ― précisément au motif que cela relevait du projet de loi n° 61, c'est ce même gouvernement qui a introduit un amendement insérant un article 1er aux termes duquel : « Les conseillers territoriaux sont élus au scrutin uninominal majoritaire à deux tours selon les modalités prévues au titre III du livre Ier du code électoral. » Selon le même procédé, il a introduit avec l'article 6 un tableau fixant le nombre de conseillers territoriaux par départements et par régions.
Saisie du texte ainsi modifié à l'issue du vote de l'Assemblée nationale en première lecture, la commission des lois du Sénat avait dans un premier temps supprimé ces dispositions, considérant précisément que « les dispositions relatives au régime électoral des conseillers territoriaux avaient été introduites par l'Assemblée nationale, alors même que le Gouvernement s'était engagé à les soumettre en premier lieu au Sénat et qu'il avait rejeté, au cours de l'examen du projet de loi de réforme des collectivités territoriales en première lecture, l'ensemble des amendements portant sur les questions électorales au motif que celles-ci devaient être traitées dans un projet de loi séparé » (rapport n° 559 [2009-2010] du 16 juin 2010, pp. 30-31).
Puis, à l'occasion de l'examen des amendements dits « extérieurs », la même commission des lois a finalement donné son accord à un amendement du Gouvernement rétablissant le mode de scrutin des conseillers territoriaux tel qu'adopté par l'Assemblée nationale, et adopté un amendement de son rapporteur répartissant les conseillers territoriaux par département et par région. L'amendement sur le mode de scrutin fut ensuite rejeté en séance publique. En revanche le Sénat a bien adopté un tableau modifié de répartition des sièges des conseillers territoriaux.
En deuxième lecture, l'Assemblée nationale a rétabli le mode de scrutin uninominal majoritaire à deux tours pour l'élection des conseillers territoriaux. Elle a également voté le tableau de répartition des sièges tel qu'il avait été adopté par le Sénat.
Par ailleurs, la commission des lois de l'Assemblée nationale avait également, mais de sa propre initiative, adopté des amendements modifiant l'article 35 initial (devenu article 73) et visant à déterminer les compétences respectives des collectivités territoriales. Le Sénat en seconde lecture a supprimé cette disposition. L'Assemblée nationale en deuxième lecture l'a, quant à elle, rétabli.
A l'issue de la commission mixte paritaire, les amendements concernant le mode de scrutin des conseillers territoriaux, le tableau de répartition des sièges, et la répartition des compétences entre les collectivités ont finalement été adoptés et votés par les deux chambres.
Les auteurs de la saisine considèrent que ces amendements ont été adoptés au terme d'une procédure irrégulière. Or vous êtes les gardiens de la régularité de la procédure, puisque, selon une jurisprudence constante, il vous appartient non seulement de vous prononcer sur la conformité des dispositions de la loi à la Constitution, « mais encore d'examiner si elle a été adoptée dans le respect des règles de valeur constitutionnelle relatives à la procédure législative » (décision n° 75-57 DC du 23 juillet 1975, cons. 1).
S'agissant ici des trois articles contestés, les requérants considèrent qu'ils ont été adoptés au moyen d'un détournement de procédure, soit, selon les termes d'Odile de David Beauregard-Berthier, d'un « vice de procédure aggravé, consistant en la substitution volontaire à une procédure régulière d'une autre procédure plus expéditive, mais inapplicable à l'opération poursuivie, dans le but d'éluder certaines garanties ou formalités » (« Le contrôle du détournement de procédure en matière d'élaboration des lois », RFDC, 2009, n° 79, p. 453).
Les requérants n'ignorent pas que, jusqu'à présent, vous ne vous êtes pas fait, tout au moins expressément, le juge du détournement de procédure. Néanmoins, comme a pu le relever Odile de David Beauregard-Berthier, il ressort de votre jurisprudence que « le détournement de procédure pourrait être indirectement sanctionné [...] sous couvert d'un vice de procédure » (op. cit., p. 465). La décision que vous avez rendue concernant la loi relative à l'élection des conseillers régionaux et des représentants au Parlement européen dans laquelle vous avez censuré une disposition du projet de loi au motif qu'elle n'avait pas été soumise au Conseil d'Etat illustre parfaitement cette censure indirecte du détournement de procédure (décision n° 2003-468 DC du 3 avril 2003, cons. 5-9).
Il est d'ailleurs indiqué dans le commentaire aux Cahiers du Conseil constitutionnel sous votre décision sur la loi relative aux organismes génétiquement modifiés qu'était réservée « l'hypothèse d'un éventuel détournement de procédure » (n° 25, p. 5). Vous avez en outre utilisé ce terme dans une décision concernant une modification du règlement du Sénat qui interdisait tout sous-amendement qui aurait pour effet de « contredire le sens » de l'amendement auquel il s'appliquait. Vous avez en effet considéré que cette interdiction ne remettait pas en cause le droit d'amendement, « droit qui consiste à pouvoir proposer la modification et non, par un détournement de procédure, l'annulation d'un texte soumis à la discussion d'une assemblée » (décision n° 73-49 DC du 17 mai 1973, cons. 8). Aussi les auteurs de la saisine vous demandent-ils d'accepter de prendre en considération le détournement de procédure qui a abouti à l'adoption des articles en cause.
En tout état de cause, vous ne manquerez pas de constater que les irrégularités commises à l'occasion de l'adoption des trois dispositions disputées ont un « caractère substantiel de nature à entacher de nullité la procédure législative » (décision n° 93-329 DC du 13 janvier 1994, cons. 22, et décision n° 94-334 DC du 20 janvier 1994, cons. 6), et ont manifestement eu « pour effet d'altérer la clarté et la sincérité des débats » parlementaires dont votre haute juridiction est également la garante (décision n° 2010-603 DC du 11 février 2010, cons. 9), et « sans lesquelles ne seraient garanties ni la règle énoncée par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, aux termes duquel : "La loi est l'expression de la volonté générale...”, ni celle résultant du premier alinéa de l'article 3 de la Constitution, en vertu duquel : "La souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants...” » (décision n° 2005-526 DC du 13 octobre 2005, cons. 5).
Ainsi, le choix de procéder à ces adjonctions par voie d'amendement a abouti au contournement des exigences constitutionnelles normalement applicables : à savoir la consultation obligatoire du Conseil d'Etat (1), la priorité sénatoriale sur les projets de loi concernant les collectivités territoriales (2) et l'exigence de procéder à une étude d'impact (3).
- Quant à la consultation obligatoire du Conseil d'Etat :
Conformément au deuxième alinéa de l'article 39 de la Constitution, « les projets de loi sont délibérés en conseil des ministres après avis du Conseil d'Etat ». Vous avez déduit de cette disposition que, « si le conseil des ministres délibère sur les projets de loi et s'il lui est possible d'en modifier le contenu, c'est, comme l'a voulu le constituant, à la condition d'être éclairé par l'avis du Conseil d'Etat » et que, « par suite, l'ensemble des questions posées par le texte adopté par le conseil des ministres doivent avoir été soumises au Conseil d'Etat lors de sa consultation » (décision n° 2003-468 DC du 3 avril 2003, cons. 7), ce qui vous avait amené à conclure que la modification d'un projet de loi après son examen au Conseil d'Etat et avant sa présentation en conseil des ministres avait « été adoptée selon une procédure irrégulière » (cons. 8).
A cet égard, les requérants n'ignorent pas votre décision selon laquelle « le deuxième alinéa de l'article 39 de la Constitution n'impose la consultation du Conseil d'Etat et la délibération en conseil des ministres que pour les projets de loi avant leur dépôt sur le bureau de la première assemblée saisie et non pour les amendements » (décision n° 2006-535 DC du 30 mars 2006, cons. 8). Mais ils n'ignorent pas non plus que, si « le bon déroulement du débat démocratique et, partant, le bon fonctionnement des pouvoirs publics constitutionnels supposent que soit pleinement respecté le droit d'amendement conféré aux parlementaires par l'article 44 de la Constitution, et que parlementaires comme Gouvernement puissent utiliser sans entrave les procédures mises à leur disposition à ces fins », c'est sous réserve « qu'il ne soit pas fait un usage manifestement excessif de ces droits » (décision n° 2003-468 DC du 3 avril 2003, cons. 3).
Formellement, la détermination du mode de scrutin pour l'élection des conseillers territoriaux ainsi que le tableau annexé ayant été adoptés par voie d'amendement du Gouvernement lors de l'examen du projet de loi en commission des lois, il n'y avait pas lieu à saisine du Conseil d'Etat. Mais il est impossible de méconnaître la nature particulière de cet amendement. Il consistait en effet à introduire le contenu d'une disposition qui faisait déjà l'objet du projet de loi n° 61 déposé sur le bureau du Sénat et, qui plus est, à en modifier ledit contenu.
Les requérants auraient pu admettre ― sous réserve de ce qui sera dit infra 2 ― tout au plus que le Gouvernement reprenne par voie d'amendement le contenu du projet de loi n° 61. En effet, dans ce cas, ce projet ayant, lui, été soumis au Conseil d'Etat, le grief tiré du manquement à l'article 39 aurait manqué en fait. Mais il en va là tout autrement. Le Gouvernement, après s'être opposé systématiquement en première lecture au Sénat à tout amendement concernant le mode de scrutin des conseillers territoriaux au motif qu'il faisait l'objet d'un projet de loi spécifique, a non seulement introduit de sa propre initiative un tel mode de scrutin en première lecture à l'Assemblée nationale, mais de surcroît un mode de scrutin substantiellement différent de celui prévu dans le projet de loi n° 61. A cet égard, l'altération de la clarté et de la sincérité des débats est manifeste.
Ainsi, le conseil des ministres a bien été « éclairé » par l'avis du Conseil d'Etat sur un mode de scrutin majoritaire uninominal à un tour teinté de proportionnelle, mais en aucun cas sur un mode de scrutin uninominal à deux tours exclusivement majoritaire. Les auteurs de la saisine considèrent que, pour agir ainsi, et s'agissant de dispositions qui font déjà l'objet d'un projet de loi, c'est uniquement sur la base d'un nouveau projet de loi, ou alors d'une « lettre rectificative » que le Gouvernement aurait dû agir pour se conformer aux exigences d'une procédure régulière ― lettre rectificative qui constitue, « non un amendement apporté par le Gouvernement à un projet de loi sur le fondement du premier alinéa de l'article 44 de la Constitution, mais la mise en œuvre du pouvoir d'initiative des lois que le Premier ministre tient du premier alinéa de l'article 39 de la Constitution » (décision n° 2000-433 DC du 27 juillet 2000, cons. 3).
Parce que ces dispositions n'ont pas été soumises pour avis au Conseil d'Etat, formalité ayant au demeurant un caractère substantiel, vous ne manquerez donc pas de constater qu'elles ont été adoptées à l'issue d'une procédure irrégulière, assimilable en tout point à un détournement de procédure. - Quant à la priorité sénatoriale :
Le deuxième alinéa de l'article 39 de la Constitution dispose : « Sans préjudice du premier alinéa de l'article 44, les projets de loi ayant pour principal objet l'organisation des collectivités territoriales [...] sont soumis en premier lieu au Sénat. »
Les requérants vous demandent de sanctionner la pratique qui consiste à contourner la priorité reconnue au Sénat par la Constitution pour ce qui a trait à l'organisation des collectivités territoriales. C'est le cas, encore une fois, de la procédure qui a conduit à l'adoption des articles 1er, 6 et de l'article 73 par l'Assemblée nationale.
Ces dispositions ont bien pour principal objet l'organisation des collectivités territoriales (décision n° 2003-482 DC du 30 juillet 2003, cons. 2). L'article 1er traite du mode de scrutin pour l'élection des conseillers territoriaux et de la durée de leur mandat. Le tableau auquel renvoie l'article 6 détermine le nombre de conseillers territoriaux par départements. Et l'article 73 est relatif aux compétences des collectivités territoriales. Dès lors, ces articles touchent bien à « la composition, au fonctionnement et aux attributions de [leurs] organes » (commentaire de la décision précitée aux Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 15) qui appellent le déclenchement du dispositif prévu par l'article 39.
Les requérants sont conscients que vous avez considéré que la priorité accordée au Sénat ne pouvait avoir pour conséquence de remettre en cause « le droit d'amendement des membres du Parlement et du Gouvernement » (décision n° 2009-594 DC du 3 décembre 2009, cons. 3). Comme il est indiqué dans le commentaire aux Cahiers de cette décision, vous avez estimé que le « constituant, en adoptant cette mention dans la loi constitutionnelle du 28 mars 2003, a entendu réserver la possibilité pour les députés comme pour le Gouvernement devant l'Assemblée nationale de déposer des amendements sur un texte déposé devant le Sénat en application de la priorité posée par la dernière phrase du deuxième alinéa de l'article 39 » (n° 28).
Il est néanmoins impossible de méconnaître la nature particulière des amendements dont il est ici question. L'un reprend le contenu, tout en le modifiant, du projet de loi n° 61 sur l'élection des conseillers territoriaux et le renforcement de la démocratie locale déjà déposé sur le bureau du Sénat. Les autres portent sur les compétences des collectivités territoriales, alors que le Gouvernement s'était engagé devant le Sénat, et l'avait d'ailleurs inscrit dans son projet de loi initial voté en première lecture par ce même Sénat, à ce que cette question fasse l'objet d'un projet de loi spécifique ultérieur. Or ce projet aurait nécessairement été soumis en première lecture au Sénat en application du deuxième alinéa de l'article 39.
La commission des lois du Sénat a d'ailleurs rejeté les articles 1er et le tableau de répartition des sièges, en affirmant sa « volonté de protéger les prérogatives de la Haute Assemblée », et en souhaitant que « le Sénat puisse examiner en priorité, dans un contexte serein, le mode de scrutin des conseillers territoriaux » (rapport n° 559 du 16 juin 2010, p. 30).
Si vous acceptiez que, dans une hypothèse pareille, des modifications substantielles qui ont pour principal objet l'organisation des collectivités territoriales puissent être apportées par voie d'amendement devant l'Assemblée nationale, cela reviendrait à vider de toute portée normative le deuxième alinéa de l'article 39 de la Constitution. Si votre haute juridiction se fait la gardienne scrupuleuse du droit d'amendement que les auteurs de la saisine ne souhaitent en aucun cas remettre en cause, c'est encore une fois selon vos propres termes sous réserve « qu'il ne soit pas fait un usage manifestement excessif » de ce droit (décision n° 2003-468 DC du 3 avril 2003, cons. 3).
En conséquence, parce que les auteurs de la saisine considèrent que, dans le cas d'espèce, nous sommes en présence d'un usage manifestement excessif du droit d'amendement devant l'Assemblée nationale qui a eu pour effet de contourner la priorité constitutionnelle accordée au Sénat, ils vous demandent de censurer les dispositions concernées. - Quant à l'exigence d'une étude d'impact :
Conformément au dernier alinéa de l'article 39 de la Constitution : « La présentation des projets de loi déposés devant l'Assemblée nationale et le Sénat répond aux conditions fixées par une loi organique ». Et conformément à l'article 8 de la loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009 relative à l'application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution : « Les projets de loi font l'objet d'une étude d'impact. Les documents rendant compte de cette étude d'impact sont joints aux projets de loi dès leur transmission au Conseil d'Etat. Ils sont déposés sur le bureau de la première assemblée saisie en même temps que les projets de loi auxquels ils se rapportent. »
Or vous ne manquerez pas de constater une fois de plus qu'en utilisant la voie de l'amendement pour l'élaboration des articles 1er, 6 et 73, les exigences relatives à l'établissement d'une étude d'impact ont été contournées.
Les requérants admettent volontiers que les projets de loi n°s 61, 62 et 63 ont bien fait l'objet d'une étude d'impact commune, procédé que vous avez d'ailleurs validé dans votre décision relative à la loi organisant la concomitance des renouvellements des conseils généraux et des conseils régionaux (décision n° 2010-603 DC du 11 février 2010, cons. 5). De même le projet de loi qui vous est ici soumis a fait l'objet d'une étude d'impact propre. En revanche, les éléments essentiels de la loi finalement votée que sont le mode de scrutin pour les élections des conseillers territoriaux, le tableau de répartition des sièges des conseillers territoriaux par départements et par régions ainsi que la clarification des compétences entre collectivités territoriales n'ont, quant à eux, fait l'objet d'aucune étude d'impact.
S'agissant du mode de scrutin, l'étude d'impact commune aux trois projets de lois précités a envisagé trois options : un mode de scrutin type « PLM » (Paris Lyon Marseille) ; un mode de scrutin à « l'allemande » ; et un mode de scrutin mixte associant les modes de scrutin proportionnels et majoritaires. En aucun cas un mode de scrutin majoritaire à deux tours. Le Gouvernement ne saurait dès lors prétendre que l'étude d'impact à laquelle il a procédé pour le projet de loi n° 61 puisse couvrir le mode de scrutin qu'il a introduit par voie d'amendement. Mais surtout, comment expliquer qu'il ait jugé nécessaire de procéder à une telle étude dans un cas, et pas dans l'autre. Alors qu'il est à tous évident que, comme l'ont montré MM. Hervé Maurey et Pierre-Yves Collombat, l'impact du mode de scrutin uninominal majoritaire à deux tours sera tout à fait distinct d'un scrutin majoritaire à un tour avec une dose de proportionnelle, notamment au regard de la parité, du pluralisme et de la gouvernance ; il appelait ainsi un éclairage spécifique du Parlement (rapport d'information n° 509, fait au nom de la délégation aux collectivités territoriales du Sénat, déposé le 27 mai 2010, Le choix du mode de scrutin pour l'élection des conseillers territoriaux : une équation à multiples inconnues).
S'agissant du tableau de répartition des conseillers territoriaux par départements et régions, il n'a tout simplement jamais été présenté dans aucun texte avant que le Gouvernement ne l'introduise par amendement devant la commission des lois de l'Assemblée nationale.
S'agissant enfin de l'article 73, l'étude d'impact accompagnant le projet de loi indiquait précisément que cet « exercice de clarification des compétences et des cofinancements entre les collectivités territoriales s'effectuera dans le cadre d'une seconde loi qui interviendra dans un délai de douze mois suivant la publication de cette loi ». Autrement dit, cette étude d'impact renvoyait à une étude d'impact ultérieure.
Il faut à cet égard rappeler les propos du ministre de l'intérieur lors de la discussion générale en première lecture devant le Sénat. Selon ses propres termes, « la réflexion sur la clarification des compétences et des cofinancements » est un « un chantier qui, à l'évidence, nécessite de prendre le temps de la réflexion et de la concertation, tant il est difficile et complexe », et qu'ainsi il appartiendra à « un autre projet de loi viendra préciser la répartition des compétences ». Il précisait enfin que : « Pour préparer ce texte, le Gouvernement entend engager une concertation approfondie, en créant, dans les semaines qui viennent, plusieurs groupes de travail associant des représentants des parlementaires, les administrations de l'Etat et les associations nationales d'élus, afin de préparer un avant-projet de loi d'ici à l'été » (compte rendu intégral de la séance du 19 janvier 2010).
Comment dans ces conditions ne pas mesurer combien une étude d'impact eût été à même d'éclairer le Parlement sur un sujet aussi « difficile et complexe », au rebours du recours à un amendement. L'altération de la clarté et de la sincérité des débats est à nouveau manifeste.
Encore une fois, les auteurs de la saisine ne cherchent pas à remettre en cause le droit d'amendement, auquel ils sont particulièrement attachés, mais vous demandent de tenir compte de la nature particulière desdits amendements dans le cas d'espèce.
Ainsi, parce que vous ne manquerez pas de constater qu'elles ont été adoptées à l'issue d'une procédure irrégulière, assimilable en tout point à un détournement de procédure, ces dispositions appellent votre censure.
B. ― Sur l'article 2
Parce qu'il constitue un cavalier législatif (1), et qu'il a été adopté à l'issue d'une procédure pour le moins singulière en CMP (2), cet article appelle également votre censure.
- Quant au lien avec le texte initial :
L'article 2 est rédigé en ces termes : « Au huitième alinéa de l'article L. 210-1 du code électoral, les mots : "au moins égal à 10 %” sont remplacés par les mots : "égal au moins à 12,5 %” ». Article L. 2 10-1 qui lui-même prévoit que pour l'élection des conseillers généraux : « Nul ne peut être candidat au deuxième tour s'il ne s'est présenté au premier tour et s'il n'a obtenu un nombre de suffrages au moins égal à 10 % du nombre des électeurs inscrits ».
En d'autres termes cette disposition s'applique à l'élection des conseillers généraux et s'appliquera dès les prochaines élections cantonales de 2011, dès lors que l'article 2 ne fait pas partie des dispositions visées à l'article 82 qui ne s'appliqueront que pour la première élection des conseillers territoriaux, prévue en mars 2014 (ce qu'admet d'ailleurs le rapporteur de la commission des lois du Sénat dans le rapport n° 559 (2009-2010) du 16 juin 2010, p. 38).
Cette disposition ne figurait pas dans le texte initial déposée au Sénat. Elle a été ajoutée par voix d'amendement en première lecture à l'Assemblée nationale. Or il ne fait aucun doute qu'elle constitue un « cavalier législatif ». En effet, selon l'article 45 de la Constitution, « tout amendement est recevable en première lecture dès lors qu'il présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis ». Vous en déduisez, y compris d'office, qu'une disposition adoptée par voie d'amendement qui ne présente « aucun lien, même indirect, avec celles qui figuraient dans le projet de loi » initial, a « été adoptée selon une procédure contraire à la Constitution » (décision n° 2009-584 DC du 16 juillet 2009, cons. 43).
Il ressort encore de votre jurisprudence, y compris la plus récente que, pour échapper à votre censure, l'amendement en question doit au moins posséder un lien indirect avec l'objet du projet initial et les dispositions spécifiques qu'il comporte (décision n° 2010-617 DC du 9 novembre 2010, cons. 21-25). Or l'objet du projet initial est ici la réforme des collectivités territoriales. Et aucun des six titres, ni des chapitres, ni encore des dispositions du texte initial ne concernaient ni de près ni de loin le mode de scrutin aux élections cantonales.
Le chapitre Ier dans lequel la disposition contestée a été insérée concernait uniquement les conseillers territoriaux. Or la mention faite dans ce chapitre à un mode de scrutin spécifique à un élu lui-même spécifique ne saurait servir de prétexte à la modification des conditions d'élection des conseillers généraux. Tant que ces derniers existeront, et ce sera bien le cas encore aux prochaines élections cantonales de 2011, les dispositions concernant leur mode d'élection sont sans aucun lien, même indirect, avec le mode de désignation des conseillers territoriaux.
Pour cette raison, vous ne manquerez pas de constater que cet amendement a été adopté en contrariété avec les exigences de l'article 45 de la Constitution. - Quant au déroulement de la commission mixte paritaire :
De surcroît, les requérants vous demandent de sanctionner les manquements manifestes qui se sont produits à l'occasion de la commission mixte paritaire du 3 novembre 2010 pour le moins rocambolesque, et qui a abouti au maintien dans le texte de cette disposition.
Comme vous venez encore de le rappeler, « les exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire, qui s'appliquent aux travaux des commissions, imposent qu'il soit précisément rendu compte des interventions faites devant celles-ci, des motifs des modifications proposées aux textes dont elles sont saisies et des votes émis en leur sein » (décision n° 2010-617 DC du 9 novembre 2010, cons. 3).
Or ici, à la lecture des travaux de la CMP, on serait bien en mal d'identifier les motifs qui ont conduit in fine à l'adoption de cet article 2. En seconde lecture, le Sénat avait supprimé cette disposition. L'Assemblée, elle, l'avait rétabli, ce qui revenait dans sa version à une rédaction de l'article L. 210-1 du code électoral selon laquelle ne pouvait se maintenir au second tour que le candidat qui a obtenu au premier tour un nombre de suffrages « au moins égal à 12,5 % » du nombre des électeurs inscrits.
A l'issue de trois votes successifs, qui ont abouti au rejet de cette disposition et des solutions alternatives, le président de la CMP a estimé que la commission « se trouvait en situation de blocage ». Or comme vous-même l'aviez jugé, « lorsque la commission ne s'accorde ni sur la rédaction ni sur la suppression d'une des dispositions restant en discussion, elle doit être regardée comme n'étant pas parvenue, au sens du quatrième alinéa de l'article 45, "à l'adoption d'un texte commun” » (décision n° 2001-454 DC du 17 janvier 2002, cons. 3).
Ce n'est pourtant pas ce qu'il advint. Le président, non content de ce constat d'échec, a suspendu la séance, et soumis à nouveau au vote un texte dans lequel on ne lisait plus « au moins égal à 12,5 % », mais « égal au moins à 12,5 % ». Version qui fut, elle, adoptée.
Les membres de votre haute juridiction en conviendront avec les auteurs de la saisine : les motifs qui ont pu conduire dans un cas au rejet du texte et dans l'autre à son adoption sont à l'évidence inexistants. Il s'est agit en réalité ni plus ni moins que d'un subterfuge, d'un détournement de procédure, qui a conduit à faire revoter sur une disposition parfaitement identique à une disposition préalablement rejetée, et donc à revenir sur un vote acquis.
Un tel manque de sincérité non seulement dans les débats mais dans les décisions prises ne saurait dès lors échapper à la censure de la loi dans son ensemble.
(1) Numérotation issue du texte n° 554 adopté définitivement par l'Assemblée nationale le 17 novembre 2010.
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