JORF n°0046 du 24 février 2010

I. ― Sur la procédure

Le Parlement va mal, plus mal qu'il n'a jamais été. Où l'intention du constituant, en 2008, avait été de le renforcer, les pratiques détestables du Gouvernement et de la majorité à l'Assemblée nationale aboutissent au résultat exactement inverse.
Premièrement, l'usage de la procédure accélérée est devenu quasiment systématique, alors même que rien ne le justifie réellement. D'une part, cela nuit gravement à la qualité des textes adoptés, ce dont les censures que vous êtes amenés à prononcer ne donnent qu'une image partielle. D'autre part, se trouve réduite à néant la volonté constitutionnelle, inscrite au troisième alinéa de l'article 43, de lutter contre la précipitation.
Deuxièmement, l'utilisation abusive qui est faite de l'article 95, quatrième et cinquième alinéas, du règlement de l'Assemblée nationale permet au Gouvernement d'interdire les votes, notamment lors des séances dont l'ordre du jour a pu être choisi par l'opposition. De ce fait, les députés de la majorité cessent d'y participer de sorte que ces séances, pourtant formellement voulues elles aussi par le constituant, aboutissent à ce que la minorité ne puisse plus débattre qu'avec elle-même et sans que ceci puisse déboucher sur la moindre décision, fût-elle le rejet de ses initiatives.
Si l'on ajoute à cela les très nombreux autres dérèglements dont le Parlement est aujourd'hui le sinistre théâtre, le débat démocratique a largement cessé de s'y dérouler et les moyens d'enrayer cette dégradation impressionnante dépendent presque tous de la seule volonté du Gouvernement et de la majorité, lesquels semblent peu disposés à jouer le jeu des règles qu'ils ont pourtant eux-mêmes définies.
Dans la majeure partie des cas, le Conseil constitutionnel lui-même n'y peut pas grand-chose hélas. Mais il est un aspect sur lequel votre intervention est à la fois possible et nécessaire.
En effet, l'utilisation maligne ― au sens où peut l'être une tumeur ― de la réserve de discussion ou de vote ne résulte nullement de la Constitution, au contraire, mais seulement d'une facilité offerte au Gouvernement par le règlement de l'Assemblée nationale lequel, comme on sait, n'a pas valeur constitutionnelle.
Or, cette utilisation a pour conséquence de vider de toute réalité une notion qui, elle, a bien un caractère constitutionnel, celle de séance. Elle apparaît dans huit articles de la Constitution (2). Or, comme le rappellent deux auteurs éminents, « c'est par la délibération en séance, c'est-à-dire en réunion publique et plénière de chaque assemblée, que le Parlement exerce ses compétences » (3).
Dès lors qu'une faculté ouverte à d'autres fins par le seul règlement permet de saper la notion même de séance, elle peut être considérée comme d'autant plus contraire à la Constitution que c'est l'essence même du Parlement qui s'effondre. La séance ne délibère plus, cesse d'être une réunion plénière pour ne devenir qu'une réunion de groupe élargie, et elle ne permet plus l'exercice des compétences des assemblées.
A cela, il est essentiel de réagir et de le faire au plus vite. Au-delà des vains efforts des parlementaires, vous seuls le pouvez. Il faut, à cette fin, que vous saisissiez l'occasion qui vous est offerte par la présente saisine en rappelant que, sauf à méconnaître la Constitution, et en particulier ceux de ses articles qui reposent sur une conduite normale de la séance, à commencer par l'article 42, l'utilisation de la réserve permise par de simples dispositions réglementaires, d'une part, doit se limiter à ce pour quoi elle peut être légitime ― attendre l'examen d'une disposition ultérieure qui la conditionne, avant de statuer sur la disposition en discussion ― et, d'autre part, ne pas avoir pour objet ou pour effet de dénaturer la délibération parlementaire telle que la Constitution elle-même a prévu qu'elle doit se dérouler, c'est-à-dire avec un objet et un enjeu autour desquels les élus de la Nation délibèrent et votent. Faute de débat, les exigences de clarté et de sincérité qui doivent le caractériser en vertu de votre jurisprudence (décision n° 2005-526 DC) sont purement et simplement occultées.
Ne vaudrait-elle que pour l'avenir qu'une mise en garde appuyée de votre part serait à la fois pleinement justifiée et possiblement efficace.
Troisièmement, à l'issue de la seconde lecture de ce projet à l'Assemblée nationale, le président de séance a clairement refusé aux députés la possibilité d'exercer leur droit de prendre la parole pour une explication de vote personnel de cinq minutes, pourtant consacré par l'article 49, treizième alinéa, du règlement de l'Assemblée. La mise en œuvre de l'article 44, troisième alinéa, de la Constitution ne pouvait servir de prétexte à un tel refus mais impliquait simplement que ce droit soit exercé avant le vote sur l'ensemble du texte. Le refus ainsi opposé à l'exercice de ce droit d'expression individuelle des députés porte manifestement atteinte à l'article 3 de la Constitution ainsi qu'aux exigences de clarté et de sincérité des débats parlementaires.
Si, par une jurisprudence constante, vous estimez que le règlement de l'Assemblée nationale « n'a pas, en lui-même, valeur constitutionnelle » (décision n° 78-97 DC), il n'en demeure pas moins que le respect de certaines dispositions réglementaires conditionne la constitutionnalité de la procédure législative. Cela est inévitable dès lors que certaines dispositions des règlements des assemblées sont le soutien nécessaire de règles et principes ayant valeur constitutionnelle.
Tel est le cas du « droit d'expression et d'amendement des membres du Parlement » au regard duquel vous avez apprécié la constitutionnalité de la procédure impartissant des délais (décision n° 2009-579 DC, considérants n°s 41 et 42). Or, la possibilité pour chaque député de « prendre la parole pour une explication de vote personnelle à l'issue du vote du dernier article » apparaît comme une composante du droit d'expression individuelle des députés, nécessairement indépendante des droits d'expression accordés aux groupes politiques dans le cadre de la procédure impartissant des délais. Telle était au demeurant l'intention du législateur organique lorsqu'il a créé ce droit ainsi, qu'en témoignent les débats lors de la troisième séance du mardi 20 janvier 2009 (4).
Ainsi, le non-respect de ce droit constitue bien, indirectement mais certainement, une atteinte au droit d'expression des représentants de la Nation et porte ce faisant atteinte tout à la fois à l'article 3 de la Constitution et aux exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire.
C'est pourquoi, dans l'immédiat et avant même d'examiner au fond les autres griefs, nous vous demandons de censurer le texte déféré pour avoir été adopté au terme d'une procédure, à plusieurs titres, irrégulière, notamment à raison de l'utilisation inconstitutionnelle de la réserve qui a été faite lors de la séance du 14 janvier à l'Assemblée nationale et des atteintes caractérisées aux exigences de clarté et de sincérité des débats parlementaires.

(2) Articles 26, 28, 33, 42, 44, 47-1, 48 et 51. (3) Pierre Avril, Jean Gicquel, Droit parlementaire, 3e édition, n° 170, p. 122. (4) M. Mariani : C'est bien volontiers que je viens de voter l'amendement n° 4564 car je rejoins le groupe Nouveau Centre quand il explique que les groupes minoritaires doivent avoir un droit d'expression. Mais je vais plus loin en proposant que chaque député ait ce droit. En effet, si chacun de nous est dépositaire d'une partie de la souveraineté nationale, il n'en demeure pas moins, comme le disait tout à l'heure Mme Billard, que nous sommes élus au scrutin uninominal et non à la proportionnelle. Chacun de nous peut avoir une sensibilité personnelle, une problématique particulière, une opinion divergente, par moments, de celle de son propre groupe. Garantir l'expression des groupes, c'est bien, mais je vous propose d'aller un cran au-dessus en créant une explication de vote personnelle. Il s'agit d'instaurer, en dehors du délai prévu pour la discussion, un temps de parole à titre individuel, de cinq minutes par exemple, sur chaque texte. Cette prise de parole prendrait la forme d'une explication de vote personnelle. Elle pourrait intervenir entre le vote du dernier article du texte et le vote sur l'ensemble.


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I. ― Sur la procédure

Le Parlement va mal, plus mal qu'il n'a jamais été. Où l'intention du constituant, en 2008, avait été de le renforcer, les pratiques détestables du Gouvernement et de la majorité à l'Assemblée nationale aboutissent au résultat exactement inverse.

Premièrement, l'usage de la procédure accélérée est devenu quasiment systématique, alors même que rien ne le justifie réellement. D'une part, cela nuit gravement à la qualité des textes adoptés, ce dont les censures que vous êtes amenés à prononcer ne donnent qu'une image partielle. D'autre part, se trouve réduite à néant la volonté constitutionnelle, inscrite au troisième alinéa de l'article 43, de lutter contre la précipitation.

Deuxièmement, l'utilisation abusive qui est faite de l'article 95, quatrième et cinquième alinéas, du règlement de l'Assemblée nationale permet au Gouvernement d'interdire les votes, notamment lors des séances dont l'ordre du jour a pu être choisi par l'opposition. De ce fait, les députés de la majorité cessent d'y participer de sorte que ces séances, pourtant formellement voulues elles aussi par le constituant, aboutissent à ce que la minorité ne puisse plus débattre qu'avec elle-même et sans que ceci puisse déboucher sur la moindre décision, fût-elle le rejet de ses initiatives.

Si l'on ajoute à cela les très nombreux autres dérèglements dont le Parlement est aujourd'hui le sinistre théâtre, le débat démocratique a largement cessé de s'y dérouler et les moyens d'enrayer cette dégradation impressionnante dépendent presque tous de la seule volonté du Gouvernement et de la majorité, lesquels semblent peu disposés à jouer le jeu des règles qu'ils ont pourtant eux-mêmes définies.

Dans la majeure partie des cas, le Conseil constitutionnel lui-même n'y peut pas grand-chose hélas. Mais il est un aspect sur lequel votre intervention est à la fois possible et nécessaire.

En effet, l'utilisation maligne ― au sens où peut l'être une tumeur ― de la réserve de discussion ou de vote ne résulte nullement de la Constitution, au contraire, mais seulement d'une facilité offerte au Gouvernement par le règlement de l'Assemblée nationale lequel, comme on sait, n'a pas valeur constitutionnelle.

Or, cette utilisation a pour conséquence de vider de toute réalité une notion qui, elle, a bien un caractère constitutionnel, celle de séance. Elle apparaît dans huit articles de la Constitution (2). Or, comme le rappellent deux auteurs éminents, « c'est par la délibération en séance, c'est-à-dire en réunion publique et plénière de chaque assemblée, que le Parlement exerce ses compétences » (3).

Dès lors qu'une faculté ouverte à d'autres fins par le seul règlement permet de saper la notion même de séance, elle peut être considérée comme d'autant plus contraire à la Constitution que c'est l'essence même du Parlement qui s'effondre. La séance ne délibère plus, cesse d'être une réunion plénière pour ne devenir qu'une réunion de groupe élargie, et elle ne permet plus l'exercice des compétences des assemblées.

A cela, il est essentiel de réagir et de le faire au plus vite. Au-delà des vains efforts des parlementaires, vous seuls le pouvez. Il faut, à cette fin, que vous saisissiez l'occasion qui vous est offerte par la présente saisine en rappelant que, sauf à méconnaître la Constitution, et en particulier ceux de ses articles qui reposent sur une conduite normale de la séance, à commencer par l'article 42, l'utilisation de la réserve permise par de simples dispositions réglementaires, d'une part, doit se limiter à ce pour quoi elle peut être légitime ― attendre l'examen d'une disposition ultérieure qui la conditionne, avant de statuer sur la disposition en discussion ― et, d'autre part, ne pas avoir pour objet ou pour effet de dénaturer la délibération parlementaire telle que la Constitution elle-même a prévu qu'elle doit se dérouler, c'est-à-dire avec un objet et un enjeu autour desquels les élus de la Nation délibèrent et votent. Faute de débat, les exigences de clarté et de sincérité qui doivent le caractériser en vertu de votre jurisprudence (décision n° 2005-526 DC) sont purement et simplement occultées.

Ne vaudrait-elle que pour l'avenir qu'une mise en garde appuyée de votre part serait à la fois pleinement justifiée et possiblement efficace.

Troisièmement, à l'issue de la seconde lecture de ce projet à l'Assemblée nationale, le président de séance a clairement refusé aux députés la possibilité d'exercer leur droit de prendre la parole pour une explication de vote personnel de cinq minutes, pourtant consacré par l'article 49, treizième alinéa, du règlement de l'Assemblée. La mise en œuvre de l'article 44, troisième alinéa, de la Constitution ne pouvait servir de prétexte à un tel refus mais impliquait simplement que ce droit soit exercé avant le vote sur l'ensemble du texte. Le refus ainsi opposé à l'exercice de ce droit d'expression individuelle des députés porte manifestement atteinte à l'article 3 de la Constitution ainsi qu'aux exigences de clarté et de sincérité des débats parlementaires.

Si, par une jurisprudence constante, vous estimez que le règlement de l'Assemblée nationale « n'a pas, en lui-même, valeur constitutionnelle » (décision n° 78-97 DC), il n'en demeure pas moins que le respect de certaines dispositions réglementaires conditionne la constitutionnalité de la procédure législative. Cela est inévitable dès lors que certaines dispositions des règlements des assemblées sont le soutien nécessaire de règles et principes ayant valeur constitutionnelle.

Tel est le cas du « droit d'expression et d'amendement des membres du Parlement » au regard duquel vous avez apprécié la constitutionnalité de la procédure impartissant des délais (décision n° 2009-579 DC, considérants n°s 41 et 42). Or, la possibilité pour chaque député de « prendre la parole pour une explication de vote personnelle à l'issue du vote du dernier article » apparaît comme une composante du droit d'expression individuelle des députés, nécessairement indépendante des droits d'expression accordés aux groupes politiques dans le cadre de la procédure impartissant des délais. Telle était au demeurant l'intention du législateur organique lorsqu'il a créé ce droit ainsi, qu'en témoignent les débats lors de la troisième séance du mardi 20 janvier 2009 (4).

Ainsi, le non-respect de ce droit constitue bien, indirectement mais certainement, une atteinte au droit d'expression des représentants de la Nation et porte ce faisant atteinte tout à la fois à l'article 3 de la Constitution et aux exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire.

C'est pourquoi, dans l'immédiat et avant même d'examiner au fond les autres griefs, nous vous demandons de censurer le texte déféré pour avoir été adopté au terme d'une procédure, à plusieurs titres, irrégulière, notamment à raison de l'utilisation inconstitutionnelle de la réserve qui a été faite lors de la séance du 14 janvier à l'Assemblée nationale et des atteintes caractérisées aux exigences de clarté et de sincérité des débats parlementaires.

(2) Articles 26, 28, 33, 42, 44, 47-1, 48 et 51. (3) Pierre Avril, Jean Gicquel, Droit parlementaire, 3e édition, n° 170, p. 122. (4) M. Mariani : C'est bien volontiers que je viens de voter l'amendement n° 4564 car je rejoins le groupe Nouveau Centre quand il explique que les groupes minoritaires doivent avoir un droit d'expression. Mais je vais plus loin en proposant que chaque député ait ce droit. En effet, si chacun de nous est dépositaire d'une partie de la souveraineté nationale, il n'en demeure pas moins, comme le disait tout à l'heure Mme Billard, que nous sommes élus au scrutin uninominal et non à la proportionnelle. Chacun de nous peut avoir une sensibilité personnelle, une problématique particulière, une opinion divergente, par moments, de celle de son propre groupe. Garantir l'expression des groupes, c'est bien, mais je vous propose d'aller un cran au-dessus en créant une explication de vote personnelle. Il s'agit d'instaurer, en dehors du délai prévu pour la discussion, un temps de parole à titre individuel, de cinq minutes par exemple, sur chaque texte. Cette prise de parole prendrait la forme d'une explication de vote personnelle. Elle pourrait intervenir entre le vote du dernier article du texte et le vote sur l'ensemble.