JORF n°0174 du 30 juillet 2014

II. - La méconnaissance des exigences de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen

La validation législative opérée par les articles 1er et 2 de la loi déférée ne respecte pas les exigences posées par le Conseil constitutionnel au regard de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
Conformément à une jurisprudence bien assise, le Conseil constitutionnel estime :
« Considérant qu'aux termes de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : “Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution” ; qu'il résulte de cette disposition que si le législateur peut modifier rétroactivement une règle de droit ou valider un acte administratif ou de droit privé, c'est à la condition que cette modification ou cette validation respecte tant les décisions de justice ayant force de chose jugée que le principe de non-rétroactivité des peines et des sanctions et que l'atteinte aux droits des personnes résultant de cette modification ou de cette validation soit justifiée par un motif impérieux d'intérêt général ; qu'en outre, l'acte modifié ou validé ne doit méconnaître aucune règle ni aucun principe de valeur constitutionnelle, sauf à ce que le motif impérieux d'intérêt général soit lui-même de valeur constitutionnelle ; qu'enfin, la portée de la modification ou de la validation doit être strictement définie » (CC, n° 2013-366 QPC du 14 février 2014, cons. 3).
Ainsi, pour ne pas être contraire aux exigences de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, une validation législative doit satisfaire aux conditions suivantes :

- la validation législative doit respecter non seulement les décisions de justice ayant force de chose jugée mais aussi le principe de non-rétroactivité des peines et des sanctions ;
- l'atteinte aux droits des personnes résultant de la validation doit être justifiée par un motif impérieux d'intérêt général ;
- l'acte validé ne doit méconnaître aucune règle ni aucun principe de valeur constitutionnelle, sauf à ce que le motif impérieux d'intérêt général soit lui-même de valeur constitutionnelle ;
- la portée de la validation doit être strictement définie.

Si la première et la troisième condition ne prêtent pas à discussion, il en va différemment des deux autres.

II-1. - L'absence de justification d'un motif impérieux d'intérêt général

L'atteinte portée aux droits des personnes résultant de la validation des contrats litigieux n'est justifiée par aucun motif impérieux d'intérêt général.
En premier lieu, les travaux parlementaires ne permettent pas d'identifier un motif impérieux d'intérêt général justifiant la validation.
Tout d'abord, si un motif financier peut être invoqué au soutien d'une loi de validation, il ne peut à lui seul la justifier (CC, n° 95-369 DC du 28 décembre 1995, cons. 35 ; CC, n° 2013-366 QPC du 14 février 2014, cons. 6) (6).
Or, si l'étude d'impact développe largement, avec les faiblesses qui seront évoquées plus bas, le risque financier, elle est plus que laconique sur les autres risques avancés, tels l'impact sur l'économie ou le risque de perturbation du financement des collectivités.
S'agissant de ces derniers risques, les seuls à pouvoir justifier la validation législative contestée au regard de la jurisprudence du Conseil, les éléments disponibles sont largement insuffisants. Ils ressortent plus de la notion de considération générale que de celle de démonstration. Est ainsi offerte une pétition de principe là où devraient être fournis des éléments justifiés, étayés, de nature à convaincre que la gravité de l'atteinte portée aux droits des personnes morales de droit public, à savoir le transfert d'une charge financière d'au moins 10,6 milliards d'euros (7), est justifiée par un risque avéré et non simplement putatif.
Il en va de même pour les motifs à l'appui de l'inclusion des banques autres que Dexia et la SFIL dans le champ de la loi de validation. Si l'on peut comprendre les liens qui existent entre l'Etat, Dexia et la SFIL ainsi que la mécanique des répercussions qui seraient susceptibles d'en découler sur le budget de l'Etat, il en va différemment pour le reste du secteur bancaire. D'une part, l'inclusion des autres banques dans le champ de la validation serait justifiée, selon les travaux parlementaires, par le fait que « l'impact sur l'économie française serait d'autant plus important que le secteur bancaire dans son ensemble connaîtrait également des pertes significatives » (8). Or, il est affirmé quelques jours plus tard que le « secteur bancaire dans son ensemble (…) ne porte qu'une partie limitée des emprunts toxiques » (9). Ainsi, comment expliquer qu'il existe un risque majeur pour l'économie au motif que le secteur bancaire souffrirait « des pertes significatives » alors que ledit secteur ne porte qu'une part « limitée » des emprunts toxiques et donc du risque y afférent ? D'autre part, aucune précision n'est fournie sur le nombre d'établissements de crédit concernés, sur les montants en jeu (10), sur les échéances, sur les conséquences que pourraient avoir les contentieux en cours sur la viabilité desdits établissements, précisions qui sont autant d'éléments nécessaires à la justification de l'existence d'un motif impérieux d'intérêt général.
De même, les travaux parlementaires sont muets sur les conséquences qu'aura le transfert de cette charge financière sur le budget des personnes morales de droit public, comme si l'intérêt général devait être uniquement apprécié à l'aune de l'intérêt financier de l'Etat au détriment de la capacité des collectivités territoriales à assurer les missions d'intérêt général, nationales comme locales, dont elles sont investies.
Ensuite, si l'on s'inspire de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (« CEDH ») avec laquelle le Conseil constitutionnel a noué un « dialogue des juges » depuis de nombreuses années, « deux catégories de motifs sont admises (…) par la Cour européenne des droits de l'homme : ceux qui traduisent la volonté de garantir d'autres droits protégés par la Convention (comme l'égalité de traitement ou la nécessité de combler un vide juridique) et ceux qui visent à empêcher les effets d'aubaine liés à une imperfection de la loi » (11).
En l'espèce, les travaux parlementaires ne font pas mention d'un quelconque droit protégé par la Constitution ou même par la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« CESDH ») dont la garantie serait recherchée par la loi déférée.
En revanche, l'étude d'impact indique que les « décisions de justice actuelles procurent (…) à l'emprunteur un véritable effet d'aubaine [gras dans le texte] » et qu'il y a « une totale disproportion entre l'avantage retiré par l'emprunteur du fait de la substitution du taux légal au taux contractuel et le préjudice résultant de l'absence de mention du TEG [gras dans le texte] » (12).
Une telle affirmation apparaît pour le moins surprenante.
En effet, si la déchéance du taux d'intérêt conventionnel était vraiment un effet d'aubaine qu'un motif impérieux d'intérêt général commanderait de faire cesser, y compris pour les instances en cours, comment expliquer que la loi déférée n'écarte cette sanction que pour le passé et non pour l'avenir (13) ?
Si la déchéance du taux d'intérêt conventionnel procurait un avantage disproportionné, pourquoi cette sanction n'a-t-elle pas été définitivement écartée à la suite des décisions de la CEDH sanctionnant une validation législative - article 87 de la loi n° 96-314 du 12 avril 1996 portant diverses dispositions d'ordre économique et financier - qui tendait à interdire l'application de cette sanction à des contrats de prêt qui, comme dans la présente espèce, méconnaissaient les prescriptions du code de la consommation (14) ? A cet égard, si l'article 87 précité a pu être considéré comme ne méconnaissant pas les exigences de la Constitution, le contrôle exercé par le Conseil s'est depuis lors très sensiblement accru, un « motif impérieux d'intérêt général » étant désormais requis là où seul un motif d'« intérêt général » suffisait.
Ainsi, la déchéance du taux d'intérêt conventionnel est une sanction voulue, réitérée et pleinement assumée par le législateur et les juridictions de l'ordre judiciaire, qui ne peut nullement être assimilée à un effet d'aubaine aux effets disproportionnés au motif que les prescriptions d'ordre public qu'elle sanctionne auraient été massivement méconnues (15).
En fait, les véritables bénéficiaires d'un effet d'aubaine dans cette espèce sont l'Etat et les établissements de crédit. L'Etat, profitant de l'ampleur des méconnaissances pour tenter de justifier le recours à une loi de validation, évitera ainsi d'avoir à honorer les engagements pris envers la Commission européenne, l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, les agences de notation et le « marché » (16). Les établissements de crédit, quant à eux, profitant de la situation délicate dans laquelle se trouvent Dexia et la SFIL, s'émanciperont de leurs responsabilités en évitant d'avoir à supporter les conséquences financières du défaut d'information dont ont été victimes les personnes morales de droit public emprunteuses.
De plus, pour qu'une validation législative puisse être considérée comme « justifiée » au sens de la jurisprudence de votre Conseil, encore faut-il que l'objectif recherché soit proportionné à la gravité de l'atteinte portée. Or, comme il sera plus amplement développé au point III de la présente requête, cette condition n'est pas remplie en l'espèce.
Enfin, ce n'est pas parce qu'un motif d'intérêt général est constaté qu'est justifié le fait que la loi de validation s'applique aux contentieux en cours (CC, n° 2002-458 DC du 7 février 2002, cons. 5 ; CC, n° 2012-258 QPC du 22 juin 2012, cons. 9).
Or, rien ne justifie en quoi la portée ratione temporis de la loi doive s'étendre aux recours introduits avant sa publication, ni même aux instances introduites avant la décision du tribunal de grande instance de Nanterre du 8 février 2013, décision qui serait à l'origine de l'afflux des recours engagés sur les fondements de l'absence ou de l'erreur de TEG.
En second lieu, les données chiffrées fournies au soutien de la loi sont approximatives et insuffisamment étayées.
Le Conseil constitutionnel considère que si tant est que des motifs financiers puissent être invoqués, à titre complémentaire, à l'appui d'une loi de validation, ils doivent porter sur des sommes dont l'importance du montant est établie (CC, n° 2012-287 QPC du 15 janvier 2013, cons. 6). Exprimé autrement, les éléments avancés doivent être « étayé[s] » et « crédible[s] » (17).
Or, les approximations et incertitudes qui entourent les montants qui figurent dans l'étude d'impact suscitent le doute. A titre d'illustration :

- le montant du risque financier direct pour l'Etat fluctue de 10 milliards d'euros (18) à 17,6 milliards (19) ;
- l'étude d'impact indique que le risque maximal au titre de la déchéance du taux d'intérêt conventionnel et de la rupture des instruments de couverture s'élève à 10,6 milliards d'euros (20), laissant entendre que la totalité du risque est immédiat. Or, la réalisation du risque lié à la déchéance du taux d'intérêt conventionnel s'étalera sur la durée des conventions de prêt, à l'image des intérêts qui auraient dû être versés en vertu des contrats. Ainsi, les requérants s'interrogent sur la réelle nécessité de provisionner 17 à 23 années de manque à gagner (21), et non de perte - ce qui inclurait le principal des prêts, dès l'exercice 2014-2015. Faute de pouvoir être dissipé, ce doute viendra sensiblement relativiser l'argumentaire afférent au risque de recapitalisation ;
- les chiffres mentionnés dans l'étude d'impact ne permettent pas de déterminer s'il existe des recoupements entre les prêts contestés pour défaut de TEG, de taux de période ou de durée de la période avec ceux contestés pour erreur de ces mêmes éléments ou si les délais de prescription ont été pris en compte, qui sont autant d'éléments permettant de s'assurer de la pertinence des chiffres avancés (CC, n° 2002-458 DC du 7 février 2002, cons. 5, s'agissant de la nécessité de prendre en compte les délais de prescription pour apprécier le montant du risque financier).

In fine, la justification de la loi de validation réside dans le risque financier que représenterait pour l'Etat l'absence de validation des contrats de prêt conclus par Dexia et la SFIL. Toutefois, outre qu'un tels motif ne peut à lui seul constituer un motif impérieux d'intérêt général et justifier une telle atteinte aux droits des personnes publiques, les éléments chiffrés fournis à son soutien manquent de crédibilité et de précision. Si d'autres motifs sont invoqués, tels l'impact sur l'économie ou la perturbation du financement des collectivités locales, ils apparaissent plus comme un repoussoir que comme une réalité.
Ainsi, loin d'être justifié par un motif impérieux d'intérêt général, le dispositif mis en œuvre recèle une erreur manifeste dans l'appréciation et la balance qui doivent être faites des différents droits à protéger.

(6) Pour des similarités avec la jurisprudence de la CEDH voir, CEDH, 28 octobre 1999, Zielinski el Pradal et Gonzalez et autres c/ France, § 59. (7) Etude d'impact, p. 4. (8) Etude d'impact, p. 8. (9) Sénat, Compte rendu intégral, séance du mardi 13 mai 2014, p. 3859. (10) Selon l'étude d'impact, « aucun chiffrage précis n'est disponible » s'agissant des établissements de crédit autres que Dexia et la SFIL (p. 11). (11) Conclusions Boulouis sur, C.E., sect. 8, avril 2009, Association Alcaly el autres, Bulletin juridique des contrats publics, n° 65, p. 276. (12) Etude d'impact, p. 7. (13) Etude d'impact, p. 9. (14) CEDH, 12 février 2006, Affaire Lecarpentier et autre c. France, req. n° 67847/01 ; CEDH, 11 avril 2006, Cabourdin c/ France, req. n° 60796/00. (15) Pour un exemple d'effet d'aubaine au sens de la jurisprudence, voir CEDH, 23 octobre 1997, Affaire National & Provincial building society, Leeds permanent building society et Yorkshire building society c. Royaume-Uni, req n° 117/1996/736/933-935, cons. 109, dans une espèce où le Parlement recherchait manifestement en adoptant les mesures dénoncées à remédier à des vices d'ordre technique de la législation. (16) Etude d'impact, pp. 3 et 5. (17) CEDH, 11 avril 2006, Cabourdin c/ France, req. n° 60796/00, § 37. (18) Etude d'impact, p. 5. (19) Soit 10,6 milliards d'euros au titre de la déchéance du taux d'intérêt conventionnel et de la rupture des instruments de couverture (étude d'impact p. 20) et 7 milliards d'euros au titre de la recapitalisation de Dexia et de la SFIL (Etude d'impact, p. 5). (20) Etude d'impact, p. 4. (21) S'agissant de la durée restant à courir de certains des contrats soumis à l'appréciation du tribunal de grande instance de Nanterre et ayant fait l'objet des décisions des 8 février 2013 et 7 mars. 2014.


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Version 1

II. - La méconnaissance des exigences de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen

La validation législative opérée par les articles 1er et 2 de la loi déférée ne respecte pas les exigences posées par le Conseil constitutionnel au regard de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

Conformément à une jurisprudence bien assise, le Conseil constitutionnel estime :

« Considérant qu'aux termes de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : “Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution” ; qu'il résulte de cette disposition que si le législateur peut modifier rétroactivement une règle de droit ou valider un acte administratif ou de droit privé, c'est à la condition que cette modification ou cette validation respecte tant les décisions de justice ayant force de chose jugée que le principe de non-rétroactivité des peines et des sanctions et que l'atteinte aux droits des personnes résultant de cette modification ou de cette validation soit justifiée par un motif impérieux d'intérêt général ; qu'en outre, l'acte modifié ou validé ne doit méconnaître aucune règle ni aucun principe de valeur constitutionnelle, sauf à ce que le motif impérieux d'intérêt général soit lui-même de valeur constitutionnelle ; qu'enfin, la portée de la modification ou de la validation doit être strictement définie » (CC, n° 2013-366 QPC du 14 février 2014, cons. 3).

Ainsi, pour ne pas être contraire aux exigences de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, une validation législative doit satisfaire aux conditions suivantes :

- la validation législative doit respecter non seulement les décisions de justice ayant force de chose jugée mais aussi le principe de non-rétroactivité des peines et des sanctions ;

- l'atteinte aux droits des personnes résultant de la validation doit être justifiée par un motif impérieux d'intérêt général ;

- l'acte validé ne doit méconnaître aucune règle ni aucun principe de valeur constitutionnelle, sauf à ce que le motif impérieux d'intérêt général soit lui-même de valeur constitutionnelle ;

- la portée de la validation doit être strictement définie.

Si la première et la troisième condition ne prêtent pas à discussion, il en va différemment des deux autres.

II-1. - L'absence de justification d'un motif impérieux d'intérêt général

L'atteinte portée aux droits des personnes résultant de la validation des contrats litigieux n'est justifiée par aucun motif impérieux d'intérêt général.

En premier lieu, les travaux parlementaires ne permettent pas d'identifier un motif impérieux d'intérêt général justifiant la validation.

Tout d'abord, si un motif financier peut être invoqué au soutien d'une loi de validation, il ne peut à lui seul la justifier (CC, n° 95-369 DC du 28 décembre 1995, cons. 35 ; CC, n° 2013-366 QPC du 14 février 2014, cons. 6) (6).

Or, si l'étude d'impact développe largement, avec les faiblesses qui seront évoquées plus bas, le risque financier, elle est plus que laconique sur les autres risques avancés, tels l'impact sur l'économie ou le risque de perturbation du financement des collectivités.

S'agissant de ces derniers risques, les seuls à pouvoir justifier la validation législative contestée au regard de la jurisprudence du Conseil, les éléments disponibles sont largement insuffisants. Ils ressortent plus de la notion de considération générale que de celle de démonstration. Est ainsi offerte une pétition de principe là où devraient être fournis des éléments justifiés, étayés, de nature à convaincre que la gravité de l'atteinte portée aux droits des personnes morales de droit public, à savoir le transfert d'une charge financière d'au moins 10,6 milliards d'euros (7), est justifiée par un risque avéré et non simplement putatif.

Il en va de même pour les motifs à l'appui de l'inclusion des banques autres que Dexia et la SFIL dans le champ de la loi de validation. Si l'on peut comprendre les liens qui existent entre l'Etat, Dexia et la SFIL ainsi que la mécanique des répercussions qui seraient susceptibles d'en découler sur le budget de l'Etat, il en va différemment pour le reste du secteur bancaire. D'une part, l'inclusion des autres banques dans le champ de la validation serait justifiée, selon les travaux parlementaires, par le fait que « l'impact sur l'économie française serait d'autant plus important que le secteur bancaire dans son ensemble connaîtrait également des pertes significatives » (8). Or, il est affirmé quelques jours plus tard que le « secteur bancaire dans son ensemble (…) ne porte qu'une partie limitée des emprunts toxiques » (9). Ainsi, comment expliquer qu'il existe un risque majeur pour l'économie au motif que le secteur bancaire souffrirait « des pertes significatives » alors que ledit secteur ne porte qu'une part « limitée » des emprunts toxiques et donc du risque y afférent ? D'autre part, aucune précision n'est fournie sur le nombre d'établissements de crédit concernés, sur les montants en jeu (10), sur les échéances, sur les conséquences que pourraient avoir les contentieux en cours sur la viabilité desdits établissements, précisions qui sont autant d'éléments nécessaires à la justification de l'existence d'un motif impérieux d'intérêt général.

De même, les travaux parlementaires sont muets sur les conséquences qu'aura le transfert de cette charge financière sur le budget des personnes morales de droit public, comme si l'intérêt général devait être uniquement apprécié à l'aune de l'intérêt financier de l'Etat au détriment de la capacité des collectivités territoriales à assurer les missions d'intérêt général, nationales comme locales, dont elles sont investies.

Ensuite, si l'on s'inspire de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (« CEDH ») avec laquelle le Conseil constitutionnel a noué un « dialogue des juges » depuis de nombreuses années, « deux catégories de motifs sont admises (…) par la Cour européenne des droits de l'homme : ceux qui traduisent la volonté de garantir d'autres droits protégés par la Convention (comme l'égalité de traitement ou la nécessité de combler un vide juridique) et ceux qui visent à empêcher les effets d'aubaine liés à une imperfection de la loi » (11).

En l'espèce, les travaux parlementaires ne font pas mention d'un quelconque droit protégé par la Constitution ou même par la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« CESDH ») dont la garantie serait recherchée par la loi déférée.

En revanche, l'étude d'impact indique que les « décisions de justice actuelles procurent (…) à l'emprunteur un véritable effet d'aubaine [gras dans le texte] » et qu'il y a « une totale disproportion entre l'avantage retiré par l'emprunteur du fait de la substitution du taux légal au taux contractuel et le préjudice résultant de l'absence de mention du TEG [gras dans le texte] » (12).

Une telle affirmation apparaît pour le moins surprenante.

En effet, si la déchéance du taux d'intérêt conventionnel était vraiment un effet d'aubaine qu'un motif impérieux d'intérêt général commanderait de faire cesser, y compris pour les instances en cours, comment expliquer que la loi déférée n'écarte cette sanction que pour le passé et non pour l'avenir (13) ?

Si la déchéance du taux d'intérêt conventionnel procurait un avantage disproportionné, pourquoi cette sanction n'a-t-elle pas été définitivement écartée à la suite des décisions de la CEDH sanctionnant une validation législative - article 87 de la loi n° 96-314 du 12 avril 1996 portant diverses dispositions d'ordre économique et financier - qui tendait à interdire l'application de cette sanction à des contrats de prêt qui, comme dans la présente espèce, méconnaissaient les prescriptions du code de la consommation (14) ? A cet égard, si l'article 87 précité a pu être considéré comme ne méconnaissant pas les exigences de la Constitution, le contrôle exercé par le Conseil s'est depuis lors très sensiblement accru, un « motif impérieux d'intérêt général » étant désormais requis là où seul un motif d'« intérêt général » suffisait.

Ainsi, la déchéance du taux d'intérêt conventionnel est une sanction voulue, réitérée et pleinement assumée par le législateur et les juridictions de l'ordre judiciaire, qui ne peut nullement être assimilée à un effet d'aubaine aux effets disproportionnés au motif que les prescriptions d'ordre public qu'elle sanctionne auraient été massivement méconnues (15).

En fait, les véritables bénéficiaires d'un effet d'aubaine dans cette espèce sont l'Etat et les établissements de crédit. L'Etat, profitant de l'ampleur des méconnaissances pour tenter de justifier le recours à une loi de validation, évitera ainsi d'avoir à honorer les engagements pris envers la Commission européenne, l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, les agences de notation et le « marché » (16). Les établissements de crédit, quant à eux, profitant de la situation délicate dans laquelle se trouvent Dexia et la SFIL, s'émanciperont de leurs responsabilités en évitant d'avoir à supporter les conséquences financières du défaut d'information dont ont été victimes les personnes morales de droit public emprunteuses.

De plus, pour qu'une validation législative puisse être considérée comme « justifiée » au sens de la jurisprudence de votre Conseil, encore faut-il que l'objectif recherché soit proportionné à la gravité de l'atteinte portée. Or, comme il sera plus amplement développé au point III de la présente requête, cette condition n'est pas remplie en l'espèce.

Enfin, ce n'est pas parce qu'un motif d'intérêt général est constaté qu'est justifié le fait que la loi de validation s'applique aux contentieux en cours (CC, n° 2002-458 DC du 7 février 2002, cons. 5 ; CC, n° 2012-258 QPC du 22 juin 2012, cons. 9).

Or, rien ne justifie en quoi la portée ratione temporis de la loi doive s'étendre aux recours introduits avant sa publication, ni même aux instances introduites avant la décision du tribunal de grande instance de Nanterre du 8 février 2013, décision qui serait à l'origine de l'afflux des recours engagés sur les fondements de l'absence ou de l'erreur de TEG.

En second lieu, les données chiffrées fournies au soutien de la loi sont approximatives et insuffisamment étayées.

Le Conseil constitutionnel considère que si tant est que des motifs financiers puissent être invoqués, à titre complémentaire, à l'appui d'une loi de validation, ils doivent porter sur des sommes dont l'importance du montant est établie (CC, n° 2012-287 QPC du 15 janvier 2013, cons. 6). Exprimé autrement, les éléments avancés doivent être « étayé[s] » et « crédible[s] » (17).

Or, les approximations et incertitudes qui entourent les montants qui figurent dans l'étude d'impact suscitent le doute. A titre d'illustration :

- le montant du risque financier direct pour l'Etat fluctue de 10 milliards d'euros (18) à 17,6 milliards (19) ;

- l'étude d'impact indique que le risque maximal au titre de la déchéance du taux d'intérêt conventionnel et de la rupture des instruments de couverture s'élève à 10,6 milliards d'euros (20), laissant entendre que la totalité du risque est immédiat. Or, la réalisation du risque lié à la déchéance du taux d'intérêt conventionnel s'étalera sur la durée des conventions de prêt, à l'image des intérêts qui auraient dû être versés en vertu des contrats. Ainsi, les requérants s'interrogent sur la réelle nécessité de provisionner 17 à 23 années de manque à gagner (21), et non de perte - ce qui inclurait le principal des prêts, dès l'exercice 2014-2015. Faute de pouvoir être dissipé, ce doute viendra sensiblement relativiser l'argumentaire afférent au risque de recapitalisation ;

- les chiffres mentionnés dans l'étude d'impact ne permettent pas de déterminer s'il existe des recoupements entre les prêts contestés pour défaut de TEG, de taux de période ou de durée de la période avec ceux contestés pour erreur de ces mêmes éléments ou si les délais de prescription ont été pris en compte, qui sont autant d'éléments permettant de s'assurer de la pertinence des chiffres avancés (CC, n° 2002-458 DC du 7 février 2002, cons. 5, s'agissant de la nécessité de prendre en compte les délais de prescription pour apprécier le montant du risque financier).

In fine, la justification de la loi de validation réside dans le risque financier que représenterait pour l'Etat l'absence de validation des contrats de prêt conclus par Dexia et la SFIL. Toutefois, outre qu'un tels motif ne peut à lui seul constituer un motif impérieux d'intérêt général et justifier une telle atteinte aux droits des personnes publiques, les éléments chiffrés fournis à son soutien manquent de crédibilité et de précision. Si d'autres motifs sont invoqués, tels l'impact sur l'économie ou la perturbation du financement des collectivités locales, ils apparaissent plus comme un repoussoir que comme une réalité.

Ainsi, loin d'être justifié par un motif impérieux d'intérêt général, le dispositif mis en œuvre recèle une erreur manifeste dans l'appréciation et la balance qui doivent être faites des différents droits à protéger.

(6) Pour des similarités avec la jurisprudence de la CEDH voir, CEDH, 28 octobre 1999, Zielinski el Pradal et Gonzalez et autres c/ France, § 59. (7) Etude d'impact, p. 4. (8) Etude d'impact, p. 8. (9) Sénat, Compte rendu intégral, séance du mardi 13 mai 2014, p. 3859. (10) Selon l'étude d'impact, « aucun chiffrage précis n'est disponible » s'agissant des établissements de crédit autres que Dexia et la SFIL (p. 11). (11) Conclusions Boulouis sur, C.E., sect. 8, avril 2009, Association Alcaly el autres, Bulletin juridique des contrats publics, n° 65, p. 276. (12) Etude d'impact, p. 7. (13) Etude d'impact, p. 9. (14) CEDH, 12 février 2006, Affaire Lecarpentier et autre c. France, req. n° 67847/01 ; CEDH, 11 avril 2006, Cabourdin c/ France, req. n° 60796/00. (15) Pour un exemple d'effet d'aubaine au sens de la jurisprudence, voir CEDH, 23 octobre 1997, Affaire National & Provincial building society, Leeds permanent building society et Yorkshire building society c. Royaume-Uni, req n° 117/1996/736/933-935, cons. 109, dans une espèce où le Parlement recherchait manifestement en adoptant les mesures dénoncées à remédier à des vices d'ordre technique de la législation. (16) Etude d'impact, pp. 3 et 5. (17) CEDH, 11 avril 2006, Cabourdin c/ France, req. n° 60796/00, § 37. (18) Etude d'impact, p. 5. (19) Soit 10,6 milliards d'euros au titre de la déchéance du taux d'intérêt conventionnel et de la rupture des instruments de couverture (étude d'impact p. 20) et 7 milliards d'euros au titre de la recapitalisation de Dexia et de la SFIL (Etude d'impact, p. 5). (20) Etude d'impact, p. 4. (21) S'agissant de la durée restant à courir de certains des contrats soumis à l'appréciation du tribunal de grande instance de Nanterre et ayant fait l'objet des décisions des 8 février 2013 et 7 mars. 2014.