IV. - Sur le respect de la liberté d'entreprendre
A. - Le 3o de l'article 66 de la loi déférée ajoute un alinéa à l'article 41 de la loi du 30 septembre 1986 qui déroge à la règle selon laquelle « nul ne peut être titulaire de deux autorisations relatives chacune à un service national de télévision diffusé par voie hertzienne terrestre, ni être simultanément titulaire d'une autorisation relative à un service de même nature autre que national ».
L'alinéa nouveau, ajouté par la loi déférée, prévoit qu'« une même personne, éventuellement titulaire d'une autorisation pour un service national de télévision diffusé par voie hertzienne terrestre en mode analogique, peut placer sous son contrôle jusqu'à cinq sociétés titulaires d'autorisations relatives chacune à un service national de télévision diffusé par voie hertzienne terrestre en mode numérique pourvu que ces services restent édités par des sociétés distinctes ».
Pour contester cette disposition, les auteurs de la saisine font valoir qu'elle porte atteinte à la liberté d'entreprendre en tant qu'elle ne déroge pas au I de l'article 39 de la loi du 30 septembre 1986 qui interdit à une même personne, physique ou morale, agissant seule ou de concert, de détenir, directement ou indirectement, plus de 49 % du capital ou des droits de vote d'une société titulaire d'une autorisation relative à un service national de télévision par voie hertzienne terrestre. Selon les saisissants, cette restriction, qui interdit à une chaîne de télévision diffusée en mode analogique de détenir plus de 49 % du capital de ses filiales éditant des programmes diffusés en mode numérique, est disproportionnée par rapport à l'objectif poursuivi par le législateur, à savoir la préservation du pluralisme, dans la mesure où la loi impose déjà que le capital de la société mère ne puisse être détenu à plus de 49 % par une même personne.
En outre, les requérants estiment que cette disposition introduit une discrimination non justifiée entre les chaînes publiques, qui pourront détenir 100 % du capital de leurs filiales chargées d'éditer des programmes diffusés en mode numérique, et les chaînes privées.
B. - Ces moyens ne peuvent être accueillis.
- A titre liminaire, on rappellera que les dispositions des articles 39 à 41-3 de la loi relative à la liberté de communication ont été introduites dans celle-ci par la loi no 86-1210 du 27 novembre 1986, après que le Conseil constitutionnel eut déclaré non conforme à la Constitution les articles 39 à 41 figurant initialement dans la loi du 30 septembre 1986 parce qu'ils ne satisfaisaient pas, à eux seuls, à l'exigence de préservation du pluralisme dans le secteur de la communication.
a) La loi du 27 novembre 1986 précitée a donc édicté un ensemble d'interdictions visant à garantir le pluralisme dans le secteur privé de la communication audiovisuelle. Ces interdictions ne se sont jamais appliquées dans le secteur public de la communication audiovisuelle car, pour ce dernier, la préservation du pluralisme est assurée par des règles concernant l'organisation et le fonctionnement des chaînes (modalités de nomination des présidents, composition des conseils d'administration, cahiers des missions et des charges, etc.) et non par des mécanismes mettant en jeu la détention du capital des sociétés (le capital des sociétés nationales de programme doit, selon la loi, être possédé à 100 % par l'Etat) ou le nombre d'autorisations obtenues (les chaînes publiques n'ayant d'ailleurs pas à solliciter d'autorisation de diffuser de la part du CSA).
S'agissant des chaînes diffusées par voie hertzienne terrestre, le dispositif issu de la loi du 27 septembre 1986 précitée se résumait comme suit :
- aucune personne ne peut détenir, directement ou indirectement, plus de 25 % du capital ou des droits de vote d'une société éditant un service national de télévision (I de l'article 39 de la loi du 30 septembre 1986) ;
- aucune personne ne peut détenir, directement ou indirectement, plus de la moitié du capital ou des droits de vote d'une société éditant un service local de télévision, c'est-à-dire desservant un bassin de population compris entre 200 000 et 6 000 000 d'habitants (III de l'article 39) ;
- aucune personne ne peut détenir, de manière directe ou indirecte, plus de 15 % du capital ou des droits de vote dans deux sociétés éditant un service national de télévision, ni plus de 5 % du capital ou des droits de vote dans trois sociétés de même nature (I de l'article 39) ;
- aucune personne ne peut détenir plus d'une autorisation d'éditer un service national de télévision, ni détenir simultanément une telle autorisation et une autorisation d'éditer un service local de télévision, ni détenir deux autorisations d'éditer un service local de télévision portant sur une même zone géographique, ni enfin détenir un nombre d'autorisations d'éditer un service local de télévision si le bassin de population desservi dépasse 6 millions d'habitants (art. 41).
Enfin, selon le 2o de l'article 41-3, toute personne qui contrôle, au regard des critères figurant à l'article 355-1 de la loi no 66-537 du 24 juillet 1966, une société titulaire d'une autorisation ou qui a placé cette société sous son autorité ou sa dépendance doit être regardée comme étant elle-même titulaire de l'autorisation en cause.
b) En 1994, le législateur a partiellement assoupli ce dispositif en portant de 25 % à 49 % la fraction du capital ou des droits de vote qu'une même personne pouvait détenir dans une société titulaire d'une autorisation relative à un service national de télévision diffusé par voie hertzienne terrestre. Le Conseil constitutionnel, auquel cette disposition a été déférée, ne l'a pas estimée contraire à la Constitution en relevant que, si la loi rehaussait le plafond fixé antérieurement à 25 %, elle renforçait par ailleurs la portée du contrôle des concentrations en soumettant explicitement au nouveau seuil tout « concert » d'actionnaire et qu'en outre elle ne dérogeait pas aux nombreuses autres règles édictées en 1986 afin de préserver le pluralisme.
- En introduisant dans la loi relative à la liberté de communication un régime juridique propre aux services diffusés en mode numérique par voie hertzienne terrestre, le législateur se devait d'apporter des aménagements aux dispositions qui viennent d'être rappelées ci-dessus. En effet, la diffusion en mode numérique et celle en mode numérique vont coexister pendant une période assez longue, le temps que tous les téléspectateurs s'équipent en postes de télévision susceptibles de recevoir des signaux numériques. Durant cette période de transition, il faut que les chaînes actuellement diffusées en mode analogique puissent aussi être captées en mode numérique. Cela implique qu'une même chaîne puisse détenir deux autorisations d'éditer des services nationaux (l'une en mode numérique, l'autre en mode analogique).
C'est pour cette raison que le III de l'article 30-1 nouveau de la loi du 30 septembre 1986 (dans sa rédaction issue de l'article 45 de la loi déférée) prévoit que les services de télévision ayant obtenu, avant l'entrée en vigueur de la loi, une autorisation de diffuser par voie hertzienne terrestre (en mode analogique) devront bénéficier de droit, s'ils en font la demande, d'une autorisation de diffuser en mode numérique.
En plus de cet aménagement du dispositif anticoncentration qui était commandé par des considérations techniques, il est apparu que l'augmentation du nombre de chaînes diffusées par voie hertzienne terrestre, rendue possible par la technologie numérique, permettait d'assouplir certaines des règles édictées en 1986 pour un paysage audiovisuel beaucoup plus marqué par la rareté des ressources hertziennes. En effet, alors que, en raison de la rareté des fréquences disponibles, il n'a été possible jusqu'à maintenant de délivrer que trois autorisations pour des services de télévision diffusés en mode analogique sur l'ensemble du territoire, la numérisation du signal, qui autorisera la transmission de six programmes différents sur une même bande de fréquences, devrait aboutir à une multiplication des chaînes disponibles par voie hertzienne terrestre. Selon les études techniques réalisées dans le cadre de la préparation des arbitrages gouvernementaux sur le régime juridique de la télévision numérique, il serait possible, en l'état actuel du spectre hertzien, de dégager six bandes de fréquences de diffusion en mode numérique. Quatre de ces réseaux auraient une couverture géographique permettant de desservir 80 % de la population métropolitaine, les deux derniers ayant une couverture moindre et ne desservant que 60 % de la population. Ainsi, dans quelques années, une majorité de téléspectateurs pourra avoir accès (à condition de disposer d'une récepteur adapté à la diffusion en mode numérique) à une trentaine de chaînes publiques ou privées au lieu des six actuellement diffusées en mode analogique par voie hertzienne terrestre.
Compte tenu de cette évolution, il n'apparaissait plus indispensable, pour préserver le pluralisme, d'interdire l'apparition de groupes contrôlant plusieurs chaînes diffusées en mode numérique sur la plus grande partie du territoire national. Cependant, comme les fréquences hertziennes demeurent une ressource rare et que le nombre de chaînes diffusées en mode numérique restera limité, il convenait de maintenir un ensemble de règles ayant pour objet d'interdire à une même personne physique ou morale de maîtriser une part trop importante du paysage audiovisuel.
Le législateur a donc procédé, à l'invite du Gouvernement, à un assouplissement proportionné des règles posées par la loi du 30 septembre 1986, qui tire les conséquences de l'accroissement du nombre des chaînes disponibles, tout en tenant compte de l'existence d'opérateurs puissants.
C'est ainsi que l'article 65 de la loi déférée a complété les deuxième et troisième alinéas du I de l'article 39 de la loi du 30 septembre 1986 pour limiter aux seules chaînes diffusées en mode analogique l'interdiction faite à une même personne de détenir plus de 15 % du capital ou des droits de vote dans deux sociétés et celle de détenir plus de 5 % du capital ou des droits de vote dans trois sociétés.
C'est ainsi également que la disposition contestée par les saisissants a permis à une même personne physique ou morale de contrôler, notamment au sens de l'article 355-1 de la loi de 1966, jusqu'à cinq sociétés titulaires d'autorisation de diffusion en mode numérique. Dans un paysage audiovisuel composé d'une trentaine de chaînes, une même personne pourra donc contrôler un sixième des canaux.
Le législateur a en revanche fait le choix, afin de conserver un corps de règles visant, comme l'impose la jurisprudence du Conseil constitutionnel, à préserver le pluralisme, de maintenir pour la diffusion numérique les autres interdictions qui s'appliquent à la diffusion analogique. En particulier, il lui a paru nécessaire de garder la disposition interdisant à une même personne de posséder plus de 49 % du capital ou des droits de vote d'une société éditant un service de télévision à vocation nationale. Ce faisant, le législateur a procédé, comme il lui appartenait de le faire, à une conciliation entre les exigences constitutionnelles tenant à la préservation du pluralisme et celles relatives à la liberté d'entreprendre, sans porter aucune atteinte excessive à cette dernière.
Cette interdiction, qui s'appliquera aussi bien aux chaînes hertziennes actuellement existantes qu'aux nouveaux opérateurs qui vont se porter candidats à l'attribution d'autorisations de diffusion en mode numérique, évitera l'apparition de structures éditoriales trop fortement intégrées, dont le fonctionnement pourrait nuire à la diversité des programmes.
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