JORF n°159 du 11 juillet 2000

I. - Sur l'élargissement du corps électoral des sénateurs

A. - La première série de critiques vise essentiellement l'article 2 de la loi qui tend à mieux tenir compte de la population des communes dans la détermination du nombre de leurs délégués au sein du collège électoral qui élit les sénateurs.

En vertu de l'article L. 280 du code électoral, ces délégués forment, avec les députés, les conseillers régionaux et conseillers à l'Assemblée de Corse rattachés au département et les conseillers généraux, le corps électroral qui, dans chaque département, élit les sénateurs. Le nombre des délégués des conseils municipaux dépend, pour chaque commune, non pas de la population de celle-ci, mais de l'effectif de son conseil municipal.

La loi déférée met fin à ce système pour lui substituer une règle nouvelle permettant à chaque commune d'avoir un nombre de délégués déterminé en fonction de sa population. Le choix fait par le législateur consiste, comme le précise la nouvelle rédaction que l'article 2 donne à l'article L. 282 du code électoral, à élire un délégué par tranche de 300 habitants ou fraction de ce nombre.

Pour critiquer cette disposition, ainsi que les articles 18, 19 et 21 qui en adaptent les règles pour les collectivités d'outre-mer, les sénateurs requérants invoquent deux séries de moyens.

Ils soutiennent d'abord que la représentation des collectivités territoriales de la République n'est plus correctement assurée. Selon eux, les régions et les départements n'ont plus qu'une représentation résiduelle et les petites communes sont « écrasées » au profit des communes très peuplées. Ils estiment que la proportion d'un délégué par tranche de 300 habitants présente un caractère arbitraire.

Les auteurs de la saisine font ensuite valoir que les modalités retenues pour l'élargissement du collège électoral font que la loi n'assure plus l'élection des sénateurs au suffrage indirect, dans la mesure où les élus du suffrage universel seront minoritaires dans les collèges électoraux. En outre, la loi, selon eux, va amplifier la sur-représentation des majorités municipales au sein de l'électorat des sénateurs.

B. - Pour sa part, le Gouvernement considère que ces dispositions sont conformes à la Constitution.

Comme le soulignent MM. Favoreu et Philip dans leur commentaire de la décision no 86-208 DC des 1er et 2 juillet 1986 (Les Grandes Décisions du Conseil constitutionnel, 10e édition, p. 710), les principes essentiels de la jurisprudence issue de cette décision « s'appliquent à toutes les élections qui, directement ou indirectement, contribuent à la désignation des organes exerçant la souveraineté nationale ». C'est notamment le cas du principe d'équilibre démographique. Mais, comme le relèvent les mêmes auteurs, l'extension de cette jurisprudence à l'élection des membres du Sénat doit sans doute se faire « de manière moins stricte que pour les élections législatives car il représente aussi les collectivités territoriales en tant que telles ».

C'est précisément ce souci de mieux concilier la prise en compte des considérations démographiques et la mission particulière de représentation de ces collectivités que l'article 24 de la Constitution assigne au Sénat qui est à l'origine de la réforme que le Gouvernement a proposée au Parlement et que celui-ci a adoptée, tout en y apportant des modifications. En renonçant au mécanisme qui faisait dépendre le nombre des délégués de l'effectif du conseil municipal, lequel n'est lui-même pas proportionnel à la population, le texte adopté atténue la sur-représentation des communes les moins peuplées tout en leur maintenant une place significative et en leur garantissant, en tout état de cause, le droit de participer, par leurs délégués, à l'élection des sénateurs.

Ce faisant, le législateur ne s'expose à aucune des deux critiques formulées par les auteurs de la saisine.

  1. En premier lieu, et contrairement à ce que soutiennent les requérants, l'accroissement du nombre des délégués des conseils municipaux n'affecte pas la représentation des autres collectivités territoriales, qui étaient déjà très minoritaires.

A cet égard, le système actuel, qui donne une forte prépondérance aux délégués des conseils municipaux, montre que le Sénat demeure, comme au temps de Gambetta, « le grand conseil des communes de France ».

Sauf à interpréter l'article 24 de la Constitution comme ayant entendu revenir sur cette caractéristique traditionnelle de la seconde chambre, et à en déduire que l'état actuel du droit est contraire à la Constitution, on peut donc difficilement soutenir que chaque catégorie de collectivité territoriale doit avoir un poids propre au sein des collèges électoraux.

Or, l'accroissement du nombre de délégués des conseils municipaux qui résultera de l'article 2 ne modifie que de manière très marginale la situation qui résulte de cet état du droit, en faisant passer de 95,7 à 97,1 % leur poids au sein des collèges électoraux de métropole. La loi ne remet nullement en cause la présence, ni le nombre des autres membres de ces collèges, et notamment de ceux qui représentent les autres collectivités territoriales.

  1. De même est-ce à tort, en second lieu, que les requérants reprochent à la loi contestée de remettre en cause le principe suivant lequel les sénateurs sont élus au suffrage indirect.

L'article 24 de la Constitution, qui énonce ce principe, ne prescrit nullement que tous les membres du collège électoral soient eux-mêmes des élus du suffrage universel direct. Il ne l'implique pas non plus, sauf à considérer, là aussi, que le système actuel, dont les requérants critiquent la modification, était d'ores et déjà contraire à la Constitution. En effet, il résulte actuellement des articles L. 284 et L. 285 du code électoral que l'effectif du conseil municipal ne coïncide avec celui des délégués que dans les communes de 9 000 à 30 000 habitants : dans celles de moins de 9 000 habitants, qui sont de très loin les plus nombreuses, les conseils municipaux élisent des délégués, dont rien n'impose qu'ils soient issus du conseil ; dans les communes de plus de 30 000 habitants, des délégués élus hors du conseil municipal coexistent avec les membres de celui-ci pour représenter la commune dans le collège électoral.

Il importe d'ailleurs de souligner que, depuis 1875, le droit positif n'a jamais consacré la règle suivant laquelle les conseillers municipaux sont délégués de droit. Le principe, au contraire, a constamment été que les conseils municipaux désignent des délégués pour élire les sénateurs, sans que ces délégués soient nécessairement membres du conseil municipal. Ce mécanisme de « délégués sénatoriaux » a toujours existé à côté de « délégués de droit », seuls ces derniers étant eux-mêmes des élus. C'est ce que mettent en évidence les travaux préparatoires de l'article 4 de la loi du 28 février 1875 relative à l'organisation du Sénat, et notamment l'intervention de M. Wallon qui souligne que le mode d'élection de cette assemblée « repose entièrement sur le suffrage universel au second degré et au troisième pour les délégués » (Rec. Duvergier 1875, p. 60). Ainsi le régime qui s'appliquait à l'élection du Sénat de la IIIe République a-t-il pu être résumé comme un système dans lequel « les sénateurs sont élus par un collège comprenant les élus ou des représentants des élus au suffrage universel » (Barthélemy et Duez, Traité de droit constitutionnel, 1933, p. 475).

Autrement dit, et même si le mode d'élection des sénateurs est parfois présenté comme « à deux degrés », il est plus exact de le décrire, comme le fait le professeur Pactet (Droit constitutionnel, 17e édition, p. 378), comme un suffrage universel « à deux et trois degrés ». En tout cas, le droit positif n'a jamais posé en principe que les collèges électoraux devraient être composés exclusivement, ni même principalement, d'élus du suffrage universel.

Or, il ne résulte ni des termes de l'article 24 de la Constitution, ni d'ailleurs des discussions qui ont précédé son adoption, que le constituant ait entendu imposer une telle règle pour l'élection du Sénat.

En réalité, la notion de suffrage indirect, appliquée à l'élection d'une assemblée chargée de représenter les collectivités territoriales, implique que chacune de ces collectivités, y compris la moins peuplée, ait au moins un représentant élu par elle au sein du collège chargé d'élire les membres de cette assemblée. Cette règle n'est pas remise en cause par la loi déférée. Mais, sauf à donner à l'article 24 une portée qui ne s'en déduit pas, l'on ne saurait exiger que seuls des élus du suffrage universel direct puissent faire partie de ce collège, ni que leur nombre soit prépondérant au sein de ce collège.


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I. - Sur l'élargissement du corps électoral des sénateurs

A. - La première série de critiques vise essentiellement l'article 2 de la loi qui tend à mieux tenir compte de la population des communes dans la détermination du nombre de leurs délégués au sein du collège électoral qui élit les sénateurs.

En vertu de l'article L. 280 du code électoral, ces délégués forment, avec les députés, les conseillers régionaux et conseillers à l'Assemblée de Corse rattachés au département et les conseillers généraux, le corps électroral qui, dans chaque département, élit les sénateurs. Le nombre des délégués des conseils municipaux dépend, pour chaque commune, non pas de la population de celle-ci, mais de l'effectif de son conseil municipal.

La loi déférée met fin à ce système pour lui substituer une règle nouvelle permettant à chaque commune d'avoir un nombre de délégués déterminé en fonction de sa population. Le choix fait par le législateur consiste, comme le précise la nouvelle rédaction que l'article 2 donne à l'article L. 282 du code électoral, à élire un délégué par tranche de 300 habitants ou fraction de ce nombre.

Pour critiquer cette disposition, ainsi que les articles 18, 19 et 21 qui en adaptent les règles pour les collectivités d'outre-mer, les sénateurs requérants invoquent deux séries de moyens.

Ils soutiennent d'abord que la représentation des collectivités territoriales de la République n'est plus correctement assurée. Selon eux, les régions et les départements n'ont plus qu'une représentation résiduelle et les petites communes sont « écrasées » au profit des communes très peuplées. Ils estiment que la proportion d'un délégué par tranche de 300 habitants présente un caractère arbitraire.

Les auteurs de la saisine font ensuite valoir que les modalités retenues pour l'élargissement du collège électoral font que la loi n'assure plus l'élection des sénateurs au suffrage indirect, dans la mesure où les élus du suffrage universel seront minoritaires dans les collèges électoraux. En outre, la loi, selon eux, va amplifier la sur-représentation des majorités municipales au sein de l'électorat des sénateurs.

B. - Pour sa part, le Gouvernement considère que ces dispositions sont conformes à la Constitution.

Comme le soulignent MM. Favoreu et Philip dans leur commentaire de la décision no 86-208 DC des 1er et 2 juillet 1986 (Les Grandes Décisions du Conseil constitutionnel, 10e édition, p. 710), les principes essentiels de la jurisprudence issue de cette décision « s'appliquent à toutes les élections qui, directement ou indirectement, contribuent à la désignation des organes exerçant la souveraineté nationale ». C'est notamment le cas du principe d'équilibre démographique. Mais, comme le relèvent les mêmes auteurs, l'extension de cette jurisprudence à l'élection des membres du Sénat doit sans doute se faire « de manière moins stricte que pour les élections législatives car il représente aussi les collectivités territoriales en tant que telles ».

C'est précisément ce souci de mieux concilier la prise en compte des considérations démographiques et la mission particulière de représentation de ces collectivités que l'article 24 de la Constitution assigne au Sénat qui est à l'origine de la réforme que le Gouvernement a proposée au Parlement et que celui-ci a adoptée, tout en y apportant des modifications. En renonçant au mécanisme qui faisait dépendre le nombre des délégués de l'effectif du conseil municipal, lequel n'est lui-même pas proportionnel à la population, le texte adopté atténue la sur-représentation des communes les moins peuplées tout en leur maintenant une place significative et en leur garantissant, en tout état de cause, le droit de participer, par leurs délégués, à l'élection des sénateurs.

Ce faisant, le législateur ne s'expose à aucune des deux critiques formulées par les auteurs de la saisine.

1. En premier lieu, et contrairement à ce que soutiennent les requérants, l'accroissement du nombre des délégués des conseils municipaux n'affecte pas la représentation des autres collectivités territoriales, qui étaient déjà très minoritaires.

A cet égard, le système actuel, qui donne une forte prépondérance aux délégués des conseils municipaux, montre que le Sénat demeure, comme au temps de Gambetta, « le grand conseil des communes de France ».

Sauf à interpréter l'article 24 de la Constitution comme ayant entendu revenir sur cette caractéristique traditionnelle de la seconde chambre, et à en déduire que l'état actuel du droit est contraire à la Constitution, on peut donc difficilement soutenir que chaque catégorie de collectivité territoriale doit avoir un poids propre au sein des collèges électoraux.

Or, l'accroissement du nombre de délégués des conseils municipaux qui résultera de l'article 2 ne modifie que de manière très marginale la situation qui résulte de cet état du droit, en faisant passer de 95,7 à 97,1 % leur poids au sein des collèges électoraux de métropole. La loi ne remet nullement en cause la présence, ni le nombre des autres membres de ces collèges, et notamment de ceux qui représentent les autres collectivités territoriales.

2. De même est-ce à tort, en second lieu, que les requérants reprochent à la loi contestée de remettre en cause le principe suivant lequel les sénateurs sont élus au suffrage indirect.

L'article 24 de la Constitution, qui énonce ce principe, ne prescrit nullement que tous les membres du collège électoral soient eux-mêmes des élus du suffrage universel direct. Il ne l'implique pas non plus, sauf à considérer, là aussi, que le système actuel, dont les requérants critiquent la modification, était d'ores et déjà contraire à la Constitution. En effet, il résulte actuellement des articles L. 284 et L. 285 du code électoral que l'effectif du conseil municipal ne coïncide avec celui des délégués que dans les communes de 9 000 à 30 000 habitants : dans celles de moins de 9 000 habitants, qui sont de très loin les plus nombreuses, les conseils municipaux élisent des délégués, dont rien n'impose qu'ils soient issus du conseil ; dans les communes de plus de 30 000 habitants, des délégués élus hors du conseil municipal coexistent avec les membres de celui-ci pour représenter la commune dans le collège électoral.

Il importe d'ailleurs de souligner que, depuis 1875, le droit positif n'a jamais consacré la règle suivant laquelle les conseillers municipaux sont délégués de droit. Le principe, au contraire, a constamment été que les conseils municipaux désignent des délégués pour élire les sénateurs, sans que ces délégués soient nécessairement membres du conseil municipal. Ce mécanisme de « délégués sénatoriaux » a toujours existé à côté de « délégués de droit », seuls ces derniers étant eux-mêmes des élus. C'est ce que mettent en évidence les travaux préparatoires de l'article 4 de la loi du 28 février 1875 relative à l'organisation du Sénat, et notamment l'intervention de M. Wallon qui souligne que le mode d'élection de cette assemblée « repose entièrement sur le suffrage universel au second degré et au troisième pour les délégués » (Rec. Duvergier 1875, p. 60). Ainsi le régime qui s'appliquait à l'élection du Sénat de la IIIe République a-t-il pu être résumé comme un système dans lequel « les sénateurs sont élus par un collège comprenant les élus ou des représentants des élus au suffrage universel » (Barthélemy et Duez, Traité de droit constitutionnel, 1933, p. 475).

Autrement dit, et même si le mode d'élection des sénateurs est parfois présenté comme « à deux degrés », il est plus exact de le décrire, comme le fait le professeur Pactet (Droit constitutionnel, 17e édition, p. 378), comme un suffrage universel « à deux et trois degrés ». En tout cas, le droit positif n'a jamais posé en principe que les collèges électoraux devraient être composés exclusivement, ni même principalement, d'élus du suffrage universel.

Or, il ne résulte ni des termes de l'article 24 de la Constitution, ni d'ailleurs des discussions qui ont précédé son adoption, que le constituant ait entendu imposer une telle règle pour l'élection du Sénat.

En réalité, la notion de suffrage indirect, appliquée à l'élection d'une assemblée chargée de représenter les collectivités territoriales, implique que chacune de ces collectivités, y compris la moins peuplée, ait au moins un représentant élu par elle au sein du collège chargé d'élire les membres de cette assemblée. Cette règle n'est pas remise en cause par la loi déférée. Mais, sauf à donner à l'article 24 une portée qui ne s'en déduit pas, l'on ne saurait exiger que seuls des élus du suffrage universel direct puissent faire partie de ce collège, ni que leur nombre soit prépondérant au sein de ce collège.