- Procédure de sanction
Vu le code de l'énergie, notamment ses articles L. 134-25 à L. 134-34 et R. 134-29 à R. 134-37 ;
Vu la décision du 13 février 2019, portant adoption du règlement intérieur du comité de règlement des différends et des sanctions de la Commission de régulation de l'énergie ;
Vu la décision du 23 décembre 2021 du président du comité de règlement des différends et des sanctions de la Commission de régulation de l'énergie, relative à la désignation d'un rapporteur pour l'instruction de la demande de sanction enregistrée sous le numéro 01-40-20 ;
Par courrier en date du 14 mars 2022, la société Engie a été informée que la séance publique se tiendrait le 25 mars 2022 à 9 heures.
Par courrier en date du 24 mars 2022, la société Engie a été informée du report de la séance publique au 11 avril 2022 à 9 heures.
Par courrier électronique en date du 24 mars 2022, la société Engie a demandé le report de la séance publique en raison de l'indisponibilité de la directrice du département d'optimisation et de trading court terme électricité pour l'Europe centrale aux date et heure initialement arrêtées.
Le 25 mars 2022, la société Engie a été informée de l'annulation de la séance publique du 11 avril 2022.
La société Engie ayant été régulièrement convoquée à la séance publique, qui s'est tenue le lundi 9 mai 2022, du comité de règlement des différends et des sanctions, composé de M. Thierry Tuot, président, M. Henri de Larosière de Champfeu et M. Nicolas Maziau, membres, en présence de :
M. Laurent-Xavier Simonel, membre désigné par le président du comité de règlement des différends et des sanctions ;
M. Emmanuel Rodriguez, directeur adjoint des affaires juridiques et représentant le directeur général empêché ;
Mme Agnès Leduc, rapporteur ;
Les représentants de la société Engie, assistés de Me Michel Guénaire et Me Jean-Philippe Pons-Henry.
A l'ouverture de la séance publique, interrogé par le président du comité de règlement des différends et des sanctions, le conseil de la société Engie a confirmé sa demande tendant à ce que la séance se déroule hors de la présence du public.
Dans ces conditions, le comité de règlement des différends et des sanctions a décidé que la séance se déroulerait, portes fermées, hors de la présence du public. Outre les représentants de la société Engie dûment identifiés, ont assistés à la séance, sur autorisation du président du comité, des agents des services de la Commission de régulation de l'énergie qui sont tenus au secret professionnel.
Après avoir entendu :
- le rapport de Mme Agnès Leduc, présentant les faits, la saisine du comité de règlement des différends et des sanctions le président de la Commission de régulation de l'énergie, les griefs notifiés et les observations écrites en réponse aux griefs ;
- les observations de M. Laurent-Xavier Simonel, présentant les motifs l'ayant conduit à notifier des griefs et précisant la nature pécuniaire ainsi que la fourchette dans laquelle devrait s'inscrire le montant de la sanction proposée ;
- les observations de Me Michel Guénaire, de Me Jean-Philippe Pons-Henry, de Mme T et de M. V pour la société Engie, cette dernière persiste dans ses moyens et ses conclusions.
La parole ayant été donnée en dernier à Me Michel Guénaire et aux représentants de la société Engie.
Le comité de règlement des différends et des sanctions en ayant délibéré, après que le membre désigné, le rapporteur, la partie mise en cause, le public et les agents des services se sont retirés.
-
Motifs de la décision du comité de règlement des différends et des sanctions
5.1. Présentation du marché considéré -
Le marché de gros de l'électricité, qui permet d'assurer l'essentiel de l'équilibre du bilan physique entre l'offre (partie amont) et la demande (partie aval) d'électricité, tient une place centrale dans le fonctionnement du système électrique français. RTE assure, à proximité du temps réel, l'équilibre final du système.
-
A l'exception de certains cas particulier (entreprises intégrées, contrat direct entre un producteur et un consommateur ou fournisseur), la production et la fourniture d'électricité sont négociées sur les marchés de gros, donnant lieu à plusieurs types d'opérations :
- les échanges peuvent se faire sur des bourses, de gré à gré intermédié (c'est-à-dire via un courtier) ou directement de gré à gré (bilatéral pur) ;
- les transactions peuvent être purement financières (si le produit induit uniquement un échange financier) ou déboucher sur une livraison physique sur le réseau français.
- Différents acteurs interviennent sur le marché de gros, et sont principalement :
- les producteurs d'électricité qui négocient et vendent la production de leurs centrales électriques ;
- les fournisseurs d'électricité qui négocient et s'approvisionnent en électricité et la vendent ensuite aux clients finals pour leur consommation ;
- les négociants qui, en vue de dégager une plus-value entre les prix de réalisation de leurs opérations successives, achètent pour revendre (ou vendent pour ensuite acheter) et favorisent ainsi la liquidité du marché aux différentes échéances temporelles ;
- les opérateurs d'effacement qui valorisent les effacements de consommation de leurs clients (un MWh effacé revient à un MWh produit).
- Sur les marchés à court terme, les produits sont :
- à échéance journalière, pour une livraison le lendemain (« Day-ahead »), des produits « horaires » ou par « blocs » de plusieurs heures, caractérisés par une livraison en « base » (24h/24, 7j/7) ou en « pointe » (de 08 heures à 20 heures) ;
- à échéance infra-journalière pour livraison le jour même, des produits « demi-horaires », « horaires » ou par « blocs » de plusieurs heures, échangeables sur le marché infra-journalier.
- Le marché considéré est le marché infra-journalier.
- Sur le marché infra-journalier avec livraison sur le réseau français, la négociation est continue 7j/7 et 24h/24. L'électricité est négociée pour livraison le même jour ou le lendemain, sur des tranches horaires ou sur des blocs. Chaque heure ou chaque bloc d'heures peut être négocié jusqu'à 5 minutes avant le début de la période de livraison. Les heures pour le lendemain peuvent être négociées à partir de 15 heures. La plage des prix autorisée de ce marché infra-journalier est de - 3 000 €/MWh à 3 000 €/MWh.
5.2. Présentation de la société Engie
- La société Engie (anciennement « GDF Suez ») est un groupe industriel énergétique français qui propose de la fourniture d'énergie (gaz et électricité) et des services relatifs à l'énergie. Elle exploite également plusieurs centrales de production électrique (centrales hydrauliques, au gaz, au charbon, au fioul, à énergie renouvelable), avec une capacité installée d'environ 10 GW en France à fin 2016. Son principal actionnaire est l'Etat à hauteur de 23,64 %.
- Les transactions sur le marché considéré ont été effectuées en utilisant le compte EPEX SPOT de la société Engie, à laquelle est rattaché le périmètre d'équilibre regroupant les actifs de production d'électricité qu'elle exploite, qui incluent les centrales « Cycofos » et « Combigolfe ».
- En 2021, elle a réalisé un chiffre d'affaires de 57,9 milliards d'euros.
5.3. Activités de la société Engie sur le marché infra-journalier EPEX SPOT le 23 janvier 2017
- Le lundi 23 janvier 2017, Engie a rendu public le fait que ses deux centrales de production d'électricité Combigolfe et Cycofos étaient fortuitement rendues indisponibles (« indisponibilités non planifiées »), entraînant une importante perte de production de plus de 840 MW :
- à 4 h 20, publication de l'indisponibilité de 420 MW pour Combigolfe, allant de 4h19 à 8 heures ;
- à 5 h 11, publication de l'indisponibilité de 423 MW pour Cycofos, allant de 5h10 à 12 heures.
- Des mises à jour portant sur le retour en service de ces deux centrales ont été publiées par Engie au cours de cette même journée :
- à 6 h 01, annonce publique indiquant que le retour à la production de Combigolfe était repoussé de 8 heures à 12 heures ;
- à 10 h 39, annonce publique indiquant que le retour à la production de Combigolfe était avancé à 10h39 au lieu de 12 heures ;
- à 12 h 14, annonce publique indiquant que le retour à la production de Cycofos est repoussé de 12 heures à 13 h 15.
- La notification des griefs a fait état de l'enquête au cours de laquelle a été analysée de manière détaillée l'activité d'Engie sur le marché infra-journalier d'EPEX SPOT pendant la journée du 23 janvier 2017, activité qui a été rapprochée des annonces publiques des indisponibilités qui affectaient les moyens de production Cycofos et Combigolfe.
- Les ordres et transactions suspects portaient notamment sur les produits suivants :
- Produit H11 : Engie effectue des transactions à l'achat sur le produit H11 à 06:01:08, 45 MW à 188 €/MWh. L'information concernant l'indisponibilité de la centrale Combigolfe est rendue publique à 06:01:24 ;
- Produit H12 : Engie effectue des transactions à l'achat sur le produit H12, soit à 06:01:17, 50 MW à 140,8 €/MWh et 5 MW à 141 €/MWh. L'information concernant l'indisponibilité de la centrale Combigolfe est rendue publique à 06:01:24.
- S'agissant de ces deux produits, la notification des griefs a relevé, sur la base de l'analyse réalisée par l'enquête, que :
- à 05:58:30, les équipes Generation appellent les équipes Dispatch pour les informer que l'arrêt de la centrale Combigolfe sera prolongé jusqu'à 12 heures au lieu de 8 heures. L'équipe Dispatch tient alors une conversation simultanée avec l'équipe Short Term Trading et l'informe du prolongement de l'arrêt de cette centrale ;
- A 06:00:00, l'équipe Dispatch envoie à l'équipe Short Term Trading un signal « stop trading ! ». Ce signal oral est envoyé lorsqu'une information privilégiée est en cours de publication afin que l'équipe Short Term Trading n'effectue pas de transactions ;
- entre 06:01:08 et 06:01:17, l'équipe Short Term Trading effectue pourtant 5 transactions sur les produits H11 et H12 ;
- à 06:01:24, l'information concernant le décalage à 12 heures de l'heure de retour prévue pour la centrale Combigolfe est publiée sur le site de transparence d'Engie.
5.4. Cadre juridique applicable
- En application des dispositions du troisième alinéa de l'article L. 134-25 du code de l'énergie, « Le comité de règlement des différends et des sanctions peut […] sanctionner les manquements aux règles définies aux articles 3, 4, 5, 8, 9 et 15 du règlement (UE) n° 1227/2011 du Parlement européen et du Conseil du 25 octobre 2011 concernant l'intégrité et la transparence du marché de gros de l'énergie ou tout autre manquement de nature à porter gravement atteinte au fonctionnement du marché de l'énergie, […] qu'il constate de la part de toute personne concernée, dans les conditions fixées aux articles L. 134-26 à L. 134-34 sans qu'il y ait lieu de la mettre préalablement en demeure ».
- En application de l'article 16 du règlement REMIT et afin de permettre son application coordonnée et uniforme dans toute l'Union européenne, l'Agence de coopération de régulateurs de l'énergie (l'« ACER »), publie des orientations non contraignantes sur la mise en œuvre des définitions énoncées dans ce règlement.
- Une information privilégiée est définie à l'article 2(1) du Règlement REMIT comme « une information de nature précise qui n'a pas été rendue publique, qui concerne, directement ou indirectement, un ou plusieurs produits énergétiques de gros et qui, si elle était rendue publique, serait susceptible d'influencer de façon sensible les prix de ces produits énergétiques de gros ».
- Ces mêmes dispositions prévoient encore qu'« on entend par « information » : / a) une information qui doit être rendue publique conformément aux règlements (CE) n° 714/2009 et (CE) n° 715/2009, notamment les orientations et les codes de réseau adoptés en vertu desdits règlements ; / b) une information concernant la capacité et l'utilisation des installations de production, de stockage, de consommation ou de transport d'électricité ou de gaz naturel ou une information relative à la capacité et à l'utilisation des installations de GNL, y compris l'indisponibilité prévue ou imprévue desdites installations ; / c) une information qui doit être diffusée conformément aux dispositions juridiques ou réglementaires au niveau de l'Union ou national, aux règles du marché et aux contrats ou aux coutumes en vigueur sur le marché de gros de l'énergie en question ; dans la mesure où, si elle était rendue publique, cette information serait susceptible d'influencer de façon sensible les prix des produits énergétiques de gros ; et / d) toute autre information qu'un acteur du marché raisonnable serait susceptible d'utiliser pour fonder sa décision d'effectuer une transaction ou d'émettre un ordre portant sur un produit énergétique de gros ».
- Il s'infère par ailleurs de cet article que : « l'information est réputée "de nature précise" si elle fait mention d'un ensemble de circonstances qui existe ou dont on peut raisonnablement penser qu'il existera, ou d'un événement qui s'est produit ou dont on peut raisonnablement penser qu'il se produira, et si elle est suffisamment précise pour que l'on puisse en tirer une conclusion quant à l'effet possible de cet ensemble de circonstances ou de cet événement sur les cours des produits énergétiques de gros ».
- Le règlement REMIT impose i) la publication des informations privilégiées, ii) et prohibe les opérations d'initiés, iii) à l'exception de certaines situations.
L'obligation de publication de l'information privilégiée - Les acteurs du marché sont tenus, en vertu de l'article 4, paragraphe 1, du règlement REMIT, de rendre publiques les informations privilégiées qu'ils détiennent : « les acteurs du marché divulguent publiquement, effectivement et en temps utile, une information privilégiée qu'ils détiennent concernant une entreprise ou des installations que l'acteur du marché concerné, ou son entreprise mère ou une entreprise liée, possède ou dirige ou dont ledit acteur ou ladite entreprise, est responsable, pour ce qui est des questions opérationnelles, en tout ou en partie. Cette divulgation contient des éléments concernant la capacité et l'utilisation des installations de production, de stockage, de consommation ou de transport d'électricité ou de gaz naturel ou des informations relatives à la capacité et à l'utilisation des installations de GNL, y compris l'indisponibilité prévue ou imprévue desdites installations ».
- Cette divulgation doit par ailleurs être faite en temps utile, de manière simultanée et intégrale, conformément aux dispositions de l'article 4, paragraphe 3 du règlement REMIT (4).
L'interdiction des opérations d'initiés - L'article 3 du Règlement REMIT dispose notamment qu'« il est interdit aux personnes qui détiennent une information privilégiée en rapport avec un produit énergétique de gros :
« a) D'utiliser cette information en acquérant ou en cédant, ou en tentant d'acquérir ou de céder, pour leur compte propre ou pour le compte d'un tiers, soit directement, soit indirectement, des produits énergétiques de gros auxquels se rapporte cette information ;
« b) De communiquer cette information à une autre personne, si ce n'est dans le cadre normal de l'exercice de leur travail, de leur profession ou de leurs fonctions ».
Rappel des dispositions figurant au paragraphe 4 de l'article 3 du règlement REMIT - Certaines situations sont placées par l'article 3, paragraphes 3 et 4, du règlement REMIT, en dehors du champ de l'interdiction des opérations d'initiés.
- L'article 3, paragraphe 4, sous a, du règlement REMIT dispose ainsi que l'interdiction des opérations d'initiés ne s'applique pas : « aux transactions effectuées pour assurer l'exécution d'une obligation d'acquisition ou de cession de produits énergétiques de gros devenue exigible, lorsque cette obligation résulte d'une convention conclue ou d'un ordre émis avant que la personne concernée ne détienne une information privilégiée ».
- L'article 3, paragraphe 4, sous b, du règlement REMIT prévoit pour sa part que l'interdiction des opérations d'initiés ne s'applique pas : « aux transactions conclues par les producteurs d'électricité et de gaz naturel, les opérateurs d'installations de stockage de gaz naturel ou les opérateurs d'installations d'importation de GNL dans le seul but de couvrir des pertes physiques immédiates résultant d'indisponibilités imprévues, chaque fois que le fait de ne pas agir de la sorte aurait pour résultat d'empêcher l'acteur du marché de respecter les obligations contractuelles existantes ou lorsque cette action est engagée avec l'accord du gestionnaire de réseau de transport concerné afin de garantir le fonctionnement sûr et fiable du réseau. Dans ce cas, les informations pertinentes relatives à ces transactions sont communiquées à l'agence ainsi qu'à l'autorité de régulation nationale. Cette obligation de communication est sans préjudice des obligations visées à l'article 4, paragraphe 1. »
- Le chapitre 8 des orientations de l'ACER apporte des précisions quant à l'exemption de l'article 3, paragraphe 4, sous b du règlement REMIT. Il en ressort que l'ACER considère qu'un acteur du marché n'est pas en mesure de respecter ses obligations contractuelles existantes uniquement s'il n'a pas d'autres actifs disponibles et si la perte physique ne peut être couverte par aucun cadre existant tel que les marchés infrajournaliers/journaliers ou d'équilibrage. S'agissant de la période autorisée à couvrir au titre de l'exemption, le chapitre 8 précise encore que l'exemption de l'article 3, paragraphe 4, point b, ne peut être appliquée que pendant la durée pendant laquelle l'acteur du marché n'est pas en mesure de respecter les obligations contractuelles existantes ou lorsqu'une telle action est entreprise en accord avec le ou les gestionnaires de réseau de transport concernés afin de pouvoir assurer un fonctionnement sûr et sécurisé du système.
- Enfin, l'article 3, paragraphe 4, sous c, du règlement REMIT dispose que l'interdiction des opérations d'initiés ne s'applique pas : « aux acteurs du marché agissant dans le respect des règles nationales d'urgence, lorsque les autorités nationales sont intervenues pour garantir la fourniture d'électricité ou de gaz naturel et que les mécanismes de marché sont suspendus dans un Etat membre ou dans une partie de celui-ci. Dans ce cas, l'autorité compétente pour la planification des mesures d'urgence assure la publication conformément à l'article 4 ».
(4) « 3. Chaque fois qu'un acteur du marché ou une personne employée ou agissant au nom d'un acteur du marché divulgue des informations privilégiées en relation avec un produit énergétique de gros dans l'exercice normal de son travail, de sa profession ou de ses fonctions, conformément à l'article 3, paragraphe 1, point b), ledit acteur ou ladite personne veille à ce que cette divulgation publique s'effectue d'une manière simultanée, intégrale et efficace ».
1 version