- Sur l'ensemble de la loi et sa conformité avec le principe de la liberté d'entreprendre, consacré dans l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen
Si le principe de la liberté d'entreprendre, reconnu par le Conseil constitutionnel, n'est ni général ni absolu, les limitations qui lui sont apportées pour des motifs « d'intérêt général » sont subordonnées « à la condition que celles-ci n'aient pas pour conséquence de dénaturer la portée de cette liberté » (Cons. const. du 20 janvier 1993, no 92-316 DC).
Le Conseil constitutionnel a rappelé encore récemment que les atteintes à la liberté d'entreprendre, qui découle de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, ne sont possibles que si « le législateur n'a pas porté à la liberté d'entreprendre une atteinte disproportionnée au regard de l'objectif constitutionnel » poursuivi. Dans une autre décision, il n'a accepté les exceptions qu'« à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi » (Cons. const. 16 janvier 2001, no 2000-439 DC ; Cons. const. 27 juillet 2000, no 2000-433 DC).
Dans le cas d'espèce, la condition fixée par le Conseil constitutionnel ne se trouve pas remplie.
L'objectif avancé est d'améliorer la protection sociale des exploitants agricoles complétant les prestations, en rendant effective l'obligation de garantie contre les accidents du travail et en développant la prévention. Le moyen choisi est la suppression de la prise en charge de ce risque par le secteur concurrentiel de l'assurance pour le faire assumer désormais par la sécurité sociale agricole (MSA) avec un recours désormais très limité, subordonné, et encore à ce jour largement indéterminé, au secteur privé :
- très limité, puisque le rôle des assureurs sera restreint au recueil des bulletins d'adhésion, les assureurs ayant ensuite l'obligation de déléguer la gestion de l'AAEXA à un groupement d'assureurs spécialement constitué, les modalités de gestion étant fixées par une convention CCMSA/groupement d'assureurs soumise à l'approbation du ministère de l'agriculture et, à défaut d'accord avant une date limite, par un arrêté ministériel ;
- subordonné, le recours aux assureurs le sera également puisque la MSA est le pivot du système. En effet, en tant que caisse pivot, la MSA est notamment chargée de recueillir l'ensemble des informations nécessaires au fonctionnement du régime, d'en centraliser et répartir les ressources ; elle est également investie du contrôle médical, du contrôle de l'obligation d'assurance et de la prévention ;
- indéterminé, en grande partie, le rôle des assureurs le sera aussi de même que celui de leur groupement dans la gestion du régime, ce rôle devant être fixé par la convention précitée dont la loi ne fixe aucun élément directeur.
Le système doit, en outre, être autofinancé puisque les seules cotisations des assujettis sont réputées couvrir la totalité des dépenses, le recours aux fonds publics étant « a priori » exclu.
Ces préoccupations faisaient suite notamment à un rapport parlementaire de l'Assemblée nationale de 2000 qui estimait que le système d'assurance actuel :
- apportait des prestations trop faibles ;
- avait un coût trop élevé ;
- ne garantissait pas le respect de l'obligation d'assurance ;
- ni une prévention suffisante.
L'idée était donc apparue d'une substitution, au système d'assurance actuel, d'« un régime de sécurité sociale fondé sur un barème légal de cotisations et de prestations ».
C'est au regard de cet objectif que doivent être appréciées l'existence d'un intérêt général suffisant et la proportionnalité des atteintes portées à la liberté d'entreprendre.
a) S'agissant tout d'abord de l'intérêt général, les sénateurs auteurs de la saisine considèrent que les termes de la loi elle-même et les travaux préparatoires ne permettent pas de justifier l'atteinte qui est ainsi portée au principe de liberté d'entreprendre.
Les entreprises d'assurances qui opèrent en matière d'assurance sociale agricole sont présentes sur ce marché depuis près d'un siècle. En tout état de cause, le système d'assurance existant avait fait lui-même, dans le passé récent, l'objet de propositions de réformes substantielles établies d'un commun accord entre la profession agricole et les assureurs ainsi qu'il a été rappelé au cours des débats parlementaires (JO, Débats AN, 26 avril 2001, p. 2347, JO, Débats AN, 3 mai 2001, p. 2628).
En premier lieu, il avait été convenu que les prestations seraient revalorisées (notamment en matière de pensions d'inaptitude totale ou partielle, d'indemnités journalières et de capital-décès), en contrepartie de primes modérées garantissant mieux les assujettis pour une cotisation moins élevée.
En deuxième lieu, un renforcement du contrôle de l'obligation d'assurance avait été prévu grâce au rapprochement des fichiers de l'assurance maladie des exploitants agricoles (AMEXA) et des fichiers de l'assurance accidents du travail des exploitants agricoles (AAEXA).
En troisième lieu, il avait été convenu que la prévention serait renforcée en raison de l'obligation faite à tous les assureurs AAEXA de mener des actions de prévention au niveau départemental, en concertation avec la profession.
b) Certes le Conseil constitutionnel a eu l'occasion d'énoncer que le contrôle de proportionnalité qu'il exerce en ce domaine est un contrôle d'erreur manifeste (CC, 27 juillet 2000, no 2000-433 DC).
Mais, en l'occurrence, les sénateurs de la saisine considèrent que le système retenu comporte des carences manifestes et recèle des risques également évidents de sorte que, pour reprendre les termes de la décision précitée, « les modalités retenues par la loi » sont manifestement inappropriées à l'objectif visé.
Ceci est vrai d'abord quant aux agriculteurs concernés.
Loin d'être mieux assurée, la couverture d'une partie du groupe familial, écartée de l'AAEXA, et de tous les assujettis AAEXA victimes d'un accident de la vie privée se trouvera dégradée par suite du transfert de ces personnes et de ce risque en AMEXA dont les prestations sont inférieures à celles du futur régime AAEXA :
S'agissant des frais de soins, ils ne sont pas totalement remboursés en AMEXA par le régime social, un ticket modérateur de 30 % à 65 % restant à la charge de l'assuré social - élément non négligeable pour les exploitants agricoles dont le revenu moyen annuel s'établit à 70 000 F -, alors que l'AAEXA prend en charge l'intégralité des frais de soins sans application du ticket modérateur ;
S'agissant des pensions, servies au titre de l'AMEXA, elles s'élèvent à 17 633 F par an (en cas d'inaptitude partielle) et de 22 728 F par an (en cas d'inaptitude totale) et elles sont temporaires (cessation du service des rentes à soixante ans) alors que les pensions de l'actuelle AAEXA s'établissent à 18 021 F par an (inaptitude partielle) et à 23 344 F par an (inaptitude totale) et qu'elles sont viagères, donc servies jusqu'au décès du crédirentier. Dans la future AAEXA, les pensions d'incapacité totale s'élèveront à 70 000 F par an.
Il est juste d'observer, en outre, qu'il a été expressément exclu (Rép. ministér, no 32248, JO Sénat, 23 août 2001) - contrairement à ce qui avait été envisagé au cours des débats parlementaires - que la parité AMEXA-AAEXA soit assurée dans un avenir proche en matière de pension ;
S'agissant des indemnités journalières et des prestations décès (capital ou rentes d'ayants droit) il convient de souligner que l'AMEXA, contrairement à la future AAEXA, n'en comporte pas.
Loin d'être stabilisées et même promises à une diminution, les cotisations AAEXA fixées par les pouvoirs publics ne pourront qu'être rapidement majorées - ainsi qu'il a été souligné au cours des débats parlementaires (JO, Débats Sénat, 20 juin 2001, p. 3231 ; Rapport no 23, Sénat, p. 7) pour deux raisons complémentaires.
D'une part, le ministère de l'agriculture a pris pour base d'évaluation la tarification des accidents du travail des salariés agricoles, lesquels pour la plupart ne travaillent pas sur une exploitation et sont, de ce fait, moins exposés aux risques d'accidents du travail que les agriculteurs. Il résulte de cette sous-évaluation une majoration inévitable des cotisations d'AAEXA pour éviter un déficit du régime.
D'autre part, le principe a été retenu d'un régime par répartition. Or, ce régime est particulièrement inapproprié à la situation de déclin démographique des exploitants agricoles et porte, par suite, en lui un déséquilibre à terme. Au demeurant, les dispositions relatives à un fonds de réserve destiné à financer les rentes ne comportent à ce stade aucune indication remettant en cause ce principe.
Loin de demeurer étrangères au nouveau système, les cotisations d'AMEXA augmenteront nécessairement dans un premier temps - ainsi qu'il a été souligné au cours des travaux parlementaires (Rapport no 23, Sénat p. 8). Ceci est imputable aux charges nouvelles imposées au régime maladie, consécutivement aux transferts de personnes et de risques, puis ultérieurement si les prestations de l'AMEXA sont alignées sur celles de l'AAEXA.
Le caractère manifestement inapproprié à l'objectif poursuivi se vérifie ensuite du point de vue des finances publiques.
Alors que l'objectif est de créer un système qui s'autofinance, le transfert de 300 000 personnes et du risque « accidents de la vie privée » en AMEXA augmentera sensiblement les dépenses du régime maladie des exploitants, financé d'ores et déjà très largement par une subvention budgétaire. Le transfert conduira ainsi inéluctablement à une aggravation des charges publiques sans d'ailleurs que le montant en ait été évalué, le détournement de procédure ayant permis au gouvernement de se dispenser de produire l'étude d'impact dont doit être assorti tout projet de loi.
A cette aggravation certaine des dépenses publiques consécutive au transfert de risques et de personnes en AMEXA, s'ajoute un risque complémentaire d'aggravation substantielle.
En effet, face à un régime de l'AAEXA amené à être structurellement déficitaire, le retour à l'équilibre devrait se traduire par un ajustement à la hausse des cotisations si le principe de l'autofinancement était respecté. Mais, précisément, des majorations successives de cotisations seraient impossibles dans le contexte de crise que traverse l'agriculture et se heurteraient à l'insuffisance substantielle des capacités des exploitants, lesquelles sont globalement limitées. En ce cas, le déficit du régime serait nécessairement compensé par le BAPSA.
Le caractère manifestement inapproprié se constate également du point de vue des règles de concurrence :
Par suite de la communication - par les assureurs AAEXA à la MSA - des fichiers d'assurés pour permettre à celle-ci de contrôler le respect de l'obligation d'assurance, la MSA disposera d'informations privilégiées qui lui permettront d'être plus agressive sur le terrain de l'assurance complémentaire en disposant d'informations essentielles au démarchage. Les sénateurs auteurs de la saisine craignent que le nouveau système ait donc pour effet de fausser la concurrence alors que le seul objectif avancé est d'améliorer la protection des exploitants agricoles contre les accidents du travail.
Le jeu normal de la concurrence sur le terrain de l'assurance complémentaire sera même faussé - et donc le principe d'égalité méconnu - dès la mise en place du régime si la MSA obtient d'adresser les bulletins d'adhésion au nouveau régime à l'ensemble des assujettis potentiels à l'AAEXA comme le permet le silence de la loi sur la question posée.
Enfin, le caractère inapproprié se marque dans le mécanisme de participation des entreprises d'assurance au fonctionnement du système.
Cette participation n'interviendra que sur autorisation alors que les entreprises sont d'ores et déjà soumises à l'agrément préalable du ministre de l'économie et des finances en tant qu'entreprises d'assurance et qu'ainsi, en pratique, existera un double agrément délivré par deux autorités distinctes. Ceci aura pour effet d'entraver la liberté d'entreprendre des entreprises d'assurances, sans qu'une telle mesure soit justifiée, de quelque manière que ce soit, par un motif d'intérêt général.
Les sénateurs auteurs de la saisine considèrent que ces risques et inconvénients nombreux et substantiels démontrent que les atteintes à la liberté d'entreprendre, non justifiées par un intérêt suffisant eu égard à la situation réelle actuelle, sont disproportionnées par rapport aux objectifs poursuivis, lesquels auraient très bien pu être atteints dans le cadre du système concurrentiel rénové sans aggravation pour les charges publiques.
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