JORF n°279 du 1 décembre 2001

I. - Sur l'ensemble de la loi

  1. Sur l'ensemble de la loi et sa conformité

avec l'article 48 de la Constitution

Le troisième alinéa de l'article 48 de la Constitution, issu de la loi constitutionnelle no 95-880 du 4 août 1995, a ouvert une « niche », dans l'ordre du jour des assemblées, aux propositions de loi d'origine parlementaire en énonçant, en son dernier alinéa qu'« une séance par mois est réservée par priorité à l'ordre du jour fixé par chaque assemblée ».

Ainsi que le montrent clairement les travaux préparatoires de cette loi (JO, Débats 1995, p. 11744), l'objectif poursuivi a été de revaloriser la fonction parlementaire et d'assurer au Parlement une possibilité réelle d'expression législative alors que, jusque-là, la fixation de l'ordre du jour prioritaire par le Gouvernement avait pour effet de subordonner l'expression de l'initiative parlementaire à la seule volonté du Gouvernement.

A cet égard, le rapporteur du projet de loi constitutionnelle devant l'Assemblée nationale devait préciser dans son rapport no 2180, au nom de la commission des lois, que l'insertion d'un alinéa 3 au sein de l'article 48 de la Constitution avait été proposée par l'Assemblée nationale « animée par le souci de voir aller de pair l'institution de la session ordinaire unique et l'amélioration réelle des capacités d'initiative des membres du Parlement, que ce soit en matière de contrôle de l'action du Gouvernement ou de discussion des propositions de loi ».

De même, dans le rapport no 398 présenté au nom de la commission des lois, le rapporteur du projet devant le Sénat devait indiquer que cet ordre du jour réservé à l'initiative du Parlement constituait « une conquête décisive du Parlement » et que le nouvel alinéa à l'article 48 de la Constitution représentait « sans conteste un progrès substantiel dans les droits du Parlement. Une fois par mois, chaque assemblée pourra librement déterminer son ordre du jour, lequel pourra comporter notamment des questions, des propositions de loi, ou encore des propositions de résolution européenne dont l'objet est de contrôler la production normative des instances communautaires ».

Ainsi il apparaît clairement que l'objectif poursuivi, lors de l'insertion d'un alinéa 3 au sein de l'article 48 de la Constitution, a été d'assurer la discussion, à l'initiative des parlementaires, de propositions de lois émanant réellement de ces derniers.

Eu égard à l'objectif ainsi recherché, les sénateurs auteurs de la saisine considèrent que cette disposition se trouve détournée lorsque sa mise en oeuvre n'a en réalité pour finalité que de permettre au Gouvernement de placer un de ses projets que l'ordre du jour ordinaire, déjà chargé, ne permettrait pas d'inscrire.

Dans une telle hypothèse, le projet gouvernemental prend, en effet, la place d'une authentique proposition parlementaire puisque l'ordre du jour prioritaire comprend nécessairement un nombre limité de textes. Il en est d'autant plus ainsi lorsque l'urgence est proclamée à propos de la soi-disant proposition présentée.

A la limite, et si le même exercice se trouvait renouvelé, l'article 48 se trouverait entièrement privé de toute portée utile, ne servant en définitive qu'à véhiculer des projets de loi.

En réalité, il y a d'autant plus lieu d'appliquer strictement le troisième alinéa de l'article 48 qu'il ne comprend pas de dispositions symétriques de celles de l'alinéa 1, lequel prévoit, en effet, que - par exception au principe strict de la priorité gouvernementale pour l'ordre du jour ordinaire - le Gouvernement peut faire bénéficier de sa priorité des propositions de loi.

On en tirera comme conséquence que le principe posé du cantonnement strict des ordres du jour est impératif sauf lorsqu'une exception est expressément prévue.

Il n'en est rien au troisième alinéa : aucune disposition spéciale ne prévoit symétriquement que l'ordre du jour « parlementaire » peut comprendre « des projets de loi acceptés » par un ou plusieurs parlementaires.

Cette interprétation stricte du troisième alinéa est d'autant plus indispensable que la « fenêtre » ouverte au Parlement est déjà très limitée.

D'abord parce que la réserve, au profit de chaque assemblée, d'un ordre du jour par mois est modeste. Ensuite parce que les initiatives parlementaires se heurtent à un obstacle aussi redoutable que la priorité gouvernementale sur l'ordre du jour prioritaire : l'irrecevabilité financière de l'article 40.

Il faut rappeler que le Conseil constitutionnel accorde une importance particulière au respect des dispositions constitutionnelles relatives à l'ordre du jour. Ainsi a-t-il censuré, dans les règlements, les dispositions susceptibles de porter atteinte à la priorité gouvernementale (CC 24 et 25 juin 1959, no 59-3 DC : la discussion d'un procès-verbal précédemment rejeté ne peut être inscrite de droit en tête de l'ordre du jour d'une séance ; CC 20 novembre 1969, no 69-37 DC : la disposition réservant à la conférence des présidents de l'Assemblée nationale le pouvoir de modifier la règle réservant la matinée du jeudi aux travaux de commission n'est pas conforme à la Constitution, l'Assemblée nationale ne pouvant siéger pendant la matinée réservée aux commissions). D'autre part, dans certains cas - comme en ce qui concerne l'abus du droit d'amendement - le Conseil censure les cas concrets de détournement, lorsqu'il estime l'enjeu essentiel et le risque manifeste de violation de la volonté formelle du pouvoir constituant. C'est le cas lorsque les risques liés à la méconnaissance d'une règle procédurale sont majeurs, comme dans le cas des amendements présentés et votés en fin de « navette » du texte.

Au cas particulier, le détournement du troisième alinéa de l'article 48 s'est trouvé constitué, de manière patente et lourde de conséquences, ainsi que le met en évidence le rappel de la procédure suivie.

Des dispositions de réforme de l'assurance « accidents du travail » avaient été introduites par le Gouvernement dans son projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2001 mais le Conseil d'Etat, lors de l'examen du projet en formations consultatives, avait prononcé la disjonction, estimant qu'il s'agissait d'un dispositif substantiel, constitutif d'une branche entière d'un régime de sécurité sociale, insusceptible - à raison de son ampleur et de sa portée - de constituer un simple « cavalier » dans une loi du type de celle qui était présentée à son examen.

Puis une proposition de loi a été déposée, très semblable au projet du Gouvernement encourant l'irrecevabilité de l'article 40 de la Constitution. La « proposition-projet » fut retirée en toute hâte afin d'éviter son examen par la Commission des finances. Une nouvelle proposition fut déposée, édulcorée, avec l'intention clairement affichée de permettre au Gouvernement de présenter en séance des amendements permettant de retrouver la physionomie générale du projet initial du Gouvernement.

Par ailleurs, la déclaration d'urgence par le Gouvernement montre bien la part prise par ce dernier dans la défense de ce qui n'était en réalité que « son » projet.

Enfin, et pour achever la description de la procédure, on rappellera les positions prises au cours des débats. Le ministre, tout au long de ceux-ci, a continué à évoquer le « projet » alors que ce dernier se présentait désormais sous la forme d'une « proposition », qui était en réalité un projet gouvernemental glissé, par un abus de l'article 48, dans la « niche » parlementaire. Quant au rapporteur, devant l'évidence de la confusion introduite, il n'a pas cherché à le dissimuler puisqu'il a déclaré pour passer outre la question du détournement de procédure : « Quant à l'origine de cette proposition, peu importe ».

Les sénateurs auteurs de la saisine considèrent donc que la procédure parlementaire a été détournée, et que la Constitution a été violée.


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Version 1

I. - Sur l'ensemble de la loi

1. Sur l'ensemble de la loi et sa conformité

avec l'article 48 de la Constitution

Le troisième alinéa de l'article 48 de la Constitution, issu de la loi constitutionnelle no 95-880 du 4 août 1995, a ouvert une « niche », dans l'ordre du jour des assemblées, aux propositions de loi d'origine parlementaire en énonçant, en son dernier alinéa qu'« une séance par mois est réservée par priorité à l'ordre du jour fixé par chaque assemblée ».

Ainsi que le montrent clairement les travaux préparatoires de cette loi (JO, Débats 1995, p. 11744), l'objectif poursuivi a été de revaloriser la fonction parlementaire et d'assurer au Parlement une possibilité réelle d'expression législative alors que, jusque-là, la fixation de l'ordre du jour prioritaire par le Gouvernement avait pour effet de subordonner l'expression de l'initiative parlementaire à la seule volonté du Gouvernement.

A cet égard, le rapporteur du projet de loi constitutionnelle devant l'Assemblée nationale devait préciser dans son rapport no 2180, au nom de la commission des lois, que l'insertion d'un alinéa 3 au sein de l'article 48 de la Constitution avait été proposée par l'Assemblée nationale « animée par le souci de voir aller de pair l'institution de la session ordinaire unique et l'amélioration réelle des capacités d'initiative des membres du Parlement, que ce soit en matière de contrôle de l'action du Gouvernement ou de discussion des propositions de loi ».

De même, dans le rapport no 398 présenté au nom de la commission des lois, le rapporteur du projet devant le Sénat devait indiquer que cet ordre du jour réservé à l'initiative du Parlement constituait « une conquête décisive du Parlement » et que le nouvel alinéa à l'article 48 de la Constitution représentait « sans conteste un progrès substantiel dans les droits du Parlement. Une fois par mois, chaque assemblée pourra librement déterminer son ordre du jour, lequel pourra comporter notamment des questions, des propositions de loi, ou encore des propositions de résolution européenne dont l'objet est de contrôler la production normative des instances communautaires ».

Ainsi il apparaît clairement que l'objectif poursuivi, lors de l'insertion d'un alinéa 3 au sein de l'article 48 de la Constitution, a été d'assurer la discussion, à l'initiative des parlementaires, de propositions de lois émanant réellement de ces derniers.

Eu égard à l'objectif ainsi recherché, les sénateurs auteurs de la saisine considèrent que cette disposition se trouve détournée lorsque sa mise en oeuvre n'a en réalité pour finalité que de permettre au Gouvernement de placer un de ses projets que l'ordre du jour ordinaire, déjà chargé, ne permettrait pas d'inscrire.

Dans une telle hypothèse, le projet gouvernemental prend, en effet, la place d'une authentique proposition parlementaire puisque l'ordre du jour prioritaire comprend nécessairement un nombre limité de textes. Il en est d'autant plus ainsi lorsque l'urgence est proclamée à propos de la soi-disant proposition présentée.

A la limite, et si le même exercice se trouvait renouvelé, l'article 48 se trouverait entièrement privé de toute portée utile, ne servant en définitive qu'à véhiculer des projets de loi.

En réalité, il y a d'autant plus lieu d'appliquer strictement le troisième alinéa de l'article 48 qu'il ne comprend pas de dispositions symétriques de celles de l'alinéa 1, lequel prévoit, en effet, que - par exception au principe strict de la priorité gouvernementale pour l'ordre du jour ordinaire - le Gouvernement peut faire bénéficier de sa priorité des propositions de loi.

On en tirera comme conséquence que le principe posé du cantonnement strict des ordres du jour est impératif sauf lorsqu'une exception est expressément prévue.

Il n'en est rien au troisième alinéa : aucune disposition spéciale ne prévoit symétriquement que l'ordre du jour « parlementaire » peut comprendre « des projets de loi acceptés » par un ou plusieurs parlementaires.

Cette interprétation stricte du troisième alinéa est d'autant plus indispensable que la « fenêtre » ouverte au Parlement est déjà très limitée.

D'abord parce que la réserve, au profit de chaque assemblée, d'un ordre du jour par mois est modeste. Ensuite parce que les initiatives parlementaires se heurtent à un obstacle aussi redoutable que la priorité gouvernementale sur l'ordre du jour prioritaire : l'irrecevabilité financière de l'article 40.

Il faut rappeler que le Conseil constitutionnel accorde une importance particulière au respect des dispositions constitutionnelles relatives à l'ordre du jour. Ainsi a-t-il censuré, dans les règlements, les dispositions susceptibles de porter atteinte à la priorité gouvernementale (CC 24 et 25 juin 1959, no 59-3 DC : la discussion d'un procès-verbal précédemment rejeté ne peut être inscrite de droit en tête de l'ordre du jour d'une séance ; CC 20 novembre 1969, no 69-37 DC : la disposition réservant à la conférence des présidents de l'Assemblée nationale le pouvoir de modifier la règle réservant la matinée du jeudi aux travaux de commission n'est pas conforme à la Constitution, l'Assemblée nationale ne pouvant siéger pendant la matinée réservée aux commissions). D'autre part, dans certains cas - comme en ce qui concerne l'abus du droit d'amendement - le Conseil censure les cas concrets de détournement, lorsqu'il estime l'enjeu essentiel et le risque manifeste de violation de la volonté formelle du pouvoir constituant. C'est le cas lorsque les risques liés à la méconnaissance d'une règle procédurale sont majeurs, comme dans le cas des amendements présentés et votés en fin de « navette » du texte.

Au cas particulier, le détournement du troisième alinéa de l'article 48 s'est trouvé constitué, de manière patente et lourde de conséquences, ainsi que le met en évidence le rappel de la procédure suivie.

Des dispositions de réforme de l'assurance « accidents du travail » avaient été introduites par le Gouvernement dans son projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2001 mais le Conseil d'Etat, lors de l'examen du projet en formations consultatives, avait prononcé la disjonction, estimant qu'il s'agissait d'un dispositif substantiel, constitutif d'une branche entière d'un régime de sécurité sociale, insusceptible - à raison de son ampleur et de sa portée - de constituer un simple « cavalier » dans une loi du type de celle qui était présentée à son examen.

Puis une proposition de loi a été déposée, très semblable au projet du Gouvernement encourant l'irrecevabilité de l'article 40 de la Constitution. La « proposition-projet » fut retirée en toute hâte afin d'éviter son examen par la Commission des finances. Une nouvelle proposition fut déposée, édulcorée, avec l'intention clairement affichée de permettre au Gouvernement de présenter en séance des amendements permettant de retrouver la physionomie générale du projet initial du Gouvernement.

Par ailleurs, la déclaration d'urgence par le Gouvernement montre bien la part prise par ce dernier dans la défense de ce qui n'était en réalité que « son » projet.

Enfin, et pour achever la description de la procédure, on rappellera les positions prises au cours des débats. Le ministre, tout au long de ceux-ci, a continué à évoquer le « projet » alors que ce dernier se présentait désormais sous la forme d'une « proposition », qui était en réalité un projet gouvernemental glissé, par un abus de l'article 48, dans la « niche » parlementaire. Quant au rapporteur, devant l'évidence de la confusion introduite, il n'a pas cherché à le dissimuler puisqu'il a déclaré pour passer outre la question du détournement de procédure : « Quant à l'origine de cette proposition, peu importe ».

Les sénateurs auteurs de la saisine considèrent donc que la procédure parlementaire a été détournée, et que la Constitution a été violée.