-
L'atteinte aux droits de la défense et au droit à un procès équitable.
L'absence de garantie pour le contrôle et le mode de preuve des infractions :
Le dispositif répressif mis en place par la loi vise à assurer le respect des droits de propriété intellectuelle par la lutte contre certains usages des oeuvres et objets protégés.
La réalisation de cet objectif impose une surveillance dans l'espace immatériel constitué des réseaux et des mémoires informatiques dont la volatilité accroît la nécessité, par cohérence avec l'objectif visé, d'un contrôle automatisé, quasi général et constant.
Outre les risques évidents d'atteinte à la vie privée, se pose la question du mode de preuve qui pour l'essentiel ne peut résulter que de dispositifs automatisés et intrusifs, dont le développement a déjà pu être constaté dans l'espace matériel de la circulation routière.
Si le Conseil a admis ce type de contrôle et de preuve de la commission d'une infraction, c'est en rappelant que la détermination de ce mode de preuve relève de la compétence du législateur et que ce dernier doit l'assortir des garanties déterminantes pour sa constitutionnalité.
Or, tel n'est pas le cas en l'espèce. Le législateur n'ayant pas instauré par une disposition législative spéciale ce mode de preuve dans le domaine de la propriété intellectuelle et des réseaux numériques, il n'a pu l'assortir des garanties destinées à s'assurer de sa constitutionnalité.
Ainsi, la loi déférée, une fois encore, mérite la censure constitutionnelle par manque de prévisibilité, d'effectivité et pour ne pas offrir la sécurité juridique nécessaire à la garantie des libertés fondamentales. -
Les manquements au principe d'égalité devant la loi et l'atteinte au droit de propriété des titulaires de droit de propriété intellectuelle (art. 21 de la loi).
4.1. Sur la discrimination des auteurs d'oeuvres exploitées à titre gratuit (art. 21 de la loi).
Le Conseil constitutionnel censure : « [les] limitations directes au droit de disposer, attribut essentiel du droit de propriété (...) [qui] revêtent un caractère de gravité telle que l'atteinte au droit de propriété qui en résulte dénature le sens et la portée de ce droit garanti par l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen » (décision n° 96-373 DC du 9 avril 1996, loi organique portant statut d'autonomie de la Polynésie française).
Le Conseil a également jugé : « qu'il ne peut être apporté de limitations à l'exercice [d'un droit d'usage d'un bien, attribut du droit de propriété] qu'à la double condition que ces limitations obéissent à des fins d'intérêt général et n'aient pas un caractère de gravité tel que le sens et la portée du droit de propriété s'en trouveraient dénaturés » (décision n° 2000-434 DC du 20 juillet 2000, loi relative à la chasse).
De même, il est jugé que : « le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que dans l'un et l'autre cas la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l'objet de la loi qui l'établit » (décision n° 91-304 DC du 15 janvier 1992).
Ainsi :
Outre les précédentes critiques qui entachent la constitutionnalité de l'article 21 (supra I, 1.3), d'autres motifs relatifs au non-respect du principe d'égalité et à l'atteinte au droit de propriété appellent sa censure.
L'article en cause ne fait entrer dans son champ d'application que « l'échange de fichiers soumis à rémunération du droit d'auteur », ce faisant il introduit une discrimination non conforme à la Constitution pour défaut de justification objective et pour être sans objet avec la loi, voire contraire à son objectif.
Car :
a) Le droit de l'auteur ne se limite pas au droit à rémunération, il comprend le droit essentiel d'autoriser ou d'interdire l'usage de son oeuvre, cosubstantiel de la propriété intellectuelle.
La limitation du délit aux seules oeuvres protégées soumises à rémunération est la négation de l'existence et du développement du secteur de la création non marchandisé, qui, bien que n'exigeant pas une rémunération, dans certains cas, n'en revendique pas moins pour autant le respect de la propriété intellectuelle.
En réduisant dans le cas présent la propriété intellectuelle au seul droit à rémunération, le législateur a procédé implicitement à l'expropriation pure et simple d'un des attributs essentiels de cette propriété - le droit d'autoriser ou d'interdire, fondement même du droit exclusif, et donc le droit pour l'auteur de fixer les limites de l'usage de sa création fût-ce à titre gratuit, circonstance qui justifie au contraire pleinement le droit pour le titulaire de pouvoir faire respecter les limites de ce qu'il entend partager.
Celui qui partage devrait-il être discriminé et donc sanctionné par moins de droits que celui qui se fait rémunérer ?
Ce faisant, le législateur a non seulement ignoré la réalité nouvelle de l'environnement de la société de l'information, c'est-à-dire l'émergence d'un secteur de la création non marchand, mais il a opéré une différenciation de traitement dans la protection des catégories d'auteurs discriminatoires car sans motif d'intérêt général précis, justifié et proportionné au regard de l'objet de la disposition - la protection de la propriété intellectuelle - et entraînant ainsi une atteinte au droit de propriété.
En effet, l'objectif du législateur est d'assurer la protection des titulaires de droits de propriété intellectuelle, il est donc injustifié, et même contraire à cet objectif, de distinguer entre le secteur marchand et le secteur non marchand en interdisant l'édition, la mise à disposition ou la communication au public de logiciels d'échange pour le premier et en l'autorisant pour le second, consentant ainsi à livrer le secteur non marchand aux méfaits dont il veut protéger le secteur marchand ;
b) Les droits voisins sont exclus de la disposition. Seules sont visées les oeuvres soumises à rémunération du droit d'auteur, ce qui induit que les droits voisins sont exclus du champ d'application de la disposition protectrice.
Cette discrimination flagrante n'a pas de motif énoncé. Elle est injustifiable.
Des créations et des investissements qui ne sont pas éligibles au droit d'auteur bénéficient du régime de la propriété intellectuelle : l'interprétation des artistes, les producteurs de phonogrammes ou des bases de données... Ces prestations ou objets sont protégés par les droits voisins.
Les écarter du champ d'application de la disposition protectrice de la propriété intellectuelle constitue une différenciation de traitement de caractère discriminatoire non conforme à la Constitution, outre l'atteinte manifeste au droit de propriété des titulaires de droits voisins, dont l'exclusion entraîne dénaturation du sens et de la portée de cette propriété.
4.2. Sur la discrimination des logiciels de « pair à pair » (art. 24 de la loi).
L'article 24 de la loi introduit une différence de traitement pénal entre les reproductions d'un objet protégé non autorisées à des fins personnelles, mis à disposition à partir d'un logiciel de « pair à pair » d'une part, ou d'un autre vecteur de communication d'autre part.
Si le principe d'égalité ne s'oppose pas à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ou à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, il faut que dans l'un et l'autre cas « la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l'objet de la loi qui l'établit et que son motif soit précisé » (décision n° 91-304 DC du 15 janvier 1992)
Outre la violation du principe constitutionnel de la légalité des peines et des délits (le logiciel de « pair à pair » étant juridiquement indéfini et techniquement indéfinissable), cette disposition introduit une différence de traitement entre les vecteurs de communication qui ne repose sur aucune justification objective.
En effet, l'atteinte au droit de la propriété intellectuelle est identique qu'elle résulte d'un logiciel de « pair à pair » ou d'un autre vecteur de communication (forums, « news group », partage de disque dur, messagerie instantanée...).
La différence de traitement pénal fondé sur le vecteur de communication ne repose sur aucun motif précis énoncé et donc justifié ; elle entraîne en conséquence une rupture d'égalité devant la loi non conforme à la Constitution.
4.3. Sur l'atteinte au droit de propriété des artistes-interprètes (art. 44 de la loi).
Si la légitimité de l'objectif de cette disposition visant à permettre à l'Institut national de l'audiovisuel d'assurer ses missions de service public est incontestable, sa mise en oeuvre par la loi porte une atteinte disproportionnée et injustifiée au droit de propriété des artistes-interprètes.
En effet, en conférant aux organisations de salariés représentatives des artistes-interprètes le pouvoir exclusif d'autoriser, d'interdire et de définir les conditions d'exploitation des interprétations des artistes-interprètes, la loi les dépossède d'un attribut essentiel du droit de propriété et par conséquent les cessionnaires ou mandataires choisis par eux, dont les sociétés de perception et de répartition de droits.
Le législateur n'a pas cru devoir justifier du motif précis d'intérêt général de cette atteinte au droit de propriété.
Au surplus, un tel régime d'exception au profit d'une seule institution opère une discrimination au préjudice d'autres établissements poursuivant les mêmes objectifs d'intérêt général de conservation et de diffusion de fonds documentaires.
En outre, cette atteinte n'est assortie d'aucune garantie de transparence, caractérisant ainsi une incompétence négative du législateur.
Le conseil pourra enfin s'interroger sur la conformité d'une telle disposition avec la directive que la loi a pour objet de transposer et qui fixe limitativement les exceptions autorisées aux droits exclusifs notamment des artistes-interprètes.
5. Un nouveau régime de la copie privée incohérent et porteur d'une insécurité juridique.
Plusieurs des dispositions nouvelles de la loi, telles qu'elles se combinent avec le régime antérieur qui est maintenu, aboutissent à un régime de la copie privée qui est désormais à la fois gravement incohérent et porteur d'une insécurité juridique portant une atteinte disproportionnée à la propriété privée en matière d'oeuvres de l'esprit, aux droits des destinataires de ces mêmes oeuvres et à la protection de la vie privée comme principes de portée constitutionnelle.
L'article 16 de la loi, en permettant aux ayants droit d'« assigner pour objectif » aux mesures techniques de protection « de limiter le nombre de copies » établit un pouvoir d'interdire ou d'autoriser la copie privée, sans qu'ait pourtant été réaménagée en conséquence la disposition du code de la propriété intellectuelle qui, dans la définition même de cette exception, pose tout à l'inverse le principe que les titulaires de droits « ne peuvent interdire » les usages y correspondant.
La loi fixe par ailleurs des limites juridiques nouvelles à la copie privée, d'une part, en définissant à son article 24 une nouvelle infraction conventionnelle correspondant aux pratiques personnelles de téléchargement par usage d'un logiciel de pair au pair (pratique que le juge avait antérieurement été souvent conduit à assimiler à la copie privée), d'autre part, en affirmant à son article 16 que les diverses exceptions, dont celle de copie privée, pourront désormais être subordonnées « à un accès licite » à l'oeuvre concernée, condition qui n'était antérieurement incluse ni dans la définition de la copie privée ni dans les critères fondant la fixation de sa rémunération.
Enfin, pour tenter de sauvegarder l'équité du dispositif, l'article 19 de la loi prévoit que la fixation de la rémunération pour copie privée qui jusqu'ici ne dépendait que de la capacité des supports de copie prendra également en compte le « degré d'utilisation » des mesures techniques de protection et « leur incidence sur les usages relevant de l'exception de copie privée », et précise que cette ressource ne peut désormais « porter rémunération des actes de copie privée ayant déjà donné lieu à compensation financière ».
Pour les auteurs comme pour les usagers, la superposition contradictoire de ces dispositions conduit aux plus grandes incertitudes quant aux conditions d'application et effets du régime en découlant :
Dans l'exercice du pouvoir de limiter le nombre des copies autorisées qui leur est désormais reconnu, les titulaires de droits sont en effet soumis à une série de limitations externes qui leur rend impossible d'être raisonnablement assurés de la licéité et des conséquences économiques des décisions qu'ils prendraient. La nouvelle autorité indépendante créée par l'article 17 de la loi est ainsi habilitée à « fixer le nombre minimal de copies autorisées dans le cadre de l'exception pour copie privée », cette fixation pouvant contredire a posteriori la décision initiale de tout ayant droit. En outre, le juge auquel la loi confie à tort d'évaluer chaque exception au regard du « test en trois étapes » pourra également retenir une estimation du nombre de copies devant être autorisées moins restrictive que celle des ayants droit. Ceux-ci sont ainsi exposés à des risques de démentis juridiques par des autorités extérieures qui interdisent un exercice raisonnable et paisible du droit de limitation de la copie privée que la loi entend leur attribuer.
En outre, ils se trouvent désormais exposés au risque que l'exercice de ce même droit induise des conséquences économiques imprévisibles sur la rémunération pour copie privée. Ce droit s'exercera en effet pour chacun dans la méconnaissance totale des incidences qui en seront ultérieurement tirées quant à la fixation du niveau de la rémunération. De plus, en n'ayant introduit ces nouveaux critères qu'au niveau de la fixation des barèmes globaux de perception de la rémunération et non pas également à celui des critères de répartition individuelle de cette ressource, la loi est porteuse d'une rupture d'égalité injustifiable entre ayants droit, ceux ne pratiquant pas de limitation du nombre des copies subissant au même titre que les autres les conséquences à la baisse de la rémunération résultant de l'usage global fait de cette possibilité.
Dans le même temps et à l'inverse, le nouveau régime expose chacun des titulaires ayant pratiqué une telle limitation à une contestation juridique visant à requalifier les copies ainsi autorisées a priori comme des usages intrinsèquement définis et prévus dans le prix initial exigé du consommateur, et à les exclure de ce fait de la rémunération pour copie privée comme « ayant déjà donné lieu à compensation financière ». Le risque est même des plus élevés que des décisions juridictionnelles contradictoires interviennent sur la nature de la rémunération applicable aux copies qui seraient limitativement autorisées a priori par les titulaires de droits : partie implicite du prix de cession ou usage ouvrant droit à la répartition ultérieure de la rémunération pour copie privée. Il en résulte pour les ayants droit une incertitude juridique et économique incompatible avec un exercice paisible de leurs droits de propriété intellectuelle.
Des atteintes non moins injustifiables à l'intimité de la vie privée, à l'équité économique et à leurs droits fondamentaux sont portées à l'encontre des usagers.
En premier lieu, une incertitude majeure est créée pour eux quant à la licéité de pratiques qu'ils peuvent, en toute bonne foi, considérer comme relevant de la copie privée, au regard de l'article 24 définissant ceux des actes de téléchargement qui, tout en faisant exception au délit de contrefaçon, relèvent désormais d'une infraction contraventionnelle. Cette définition laisse en effet gravement indéterminée la qualification des actes de téléchargement réalisés par des procédés autres que de pair à pair, mais aussi de ceux qui répondraient à « un usage privé du copiste » (au sens de la copie privée) sans que cet usage « privé » puisse être considéré comme se limitant « à des fins personnelles » au sens de l'article 24. Dès lors qu'ils sont explicitement exclus du régime d'exception prévu à l'article 24, le juge devra-t-il faire retomber de tels actes dans le droit commun de la contrefaçon ou au contraire admettre qu'à la différence du téléchargement par pair à pair ou à des fins personnelles, ces mêmes actes relèvent simplement du domaine licite de la copie privée ? A l'évidence, l'une ou l'autre de ces solutions alternatives sont absurdes et introduisent, dans un sens ou un autre, une rupture majeure d'égalité entre des pratiques d'une nature et d'une portée très voisines. Il en résulte sans motif justifiable un degré d'incertitude et un trouble de jouissance incompatibles avec l'exercice normal des droits des usagers, destinataires des oeuvres de l'esprit et de la liberté d'expression.
La loi a par ailleurs gravement omis de préciser les critères et les modalités de contrôle et de preuve selon lesquels il pourrait être établi qu'un acte de copie réalisé dans l'espace privé ne se fonde pas sur « un accès licite » à l'oeuvre concernée au sens de l'article 16, ou excède des « fins personnelles » au sens de l'article 24. De ce fait, alors qu'aucune de ces deux vérifications ne saurait à l'évidence être effectuée sans ingérence publique majeure dans l'intimité de la vie privée, le législateur a négligé de définir précisément, comme cela s'imposait à lui, les conditions de la légalité de telles incursions.
Enfin, du point de vue de l'équité économique, les usagers, de manière symétrique aux ayants droit, ne peuvent désormais raisonnablement savoir lors de l'acquisition d'une oeuvre faisant l'objet d'une limitation du nombre de copies, si ces copies relèvent désormais de l'exploitation normale de l'oeuvre telle qu'elle est soumise au pouvoir d'autoriser et d'interdire, ou si elles entrent dans le champ justifiant la rémunération pour copie privée. Plus globalement, la fixation de cette rémunération par une commission souveraine, échappant au pouvoir parlementaire et où les représentants des consommateurs restent très minoritaires, ne leur garantit en rien que les réajustements censés être opérés en fonction de l'incidence des mesures techniques de limitation seront effectivement proportionnés aux restrictions apportées à l'exercice effectif de la copie privée. Un risque majeur d'inéquité économique est ainsi ouvert par la loi.
Pour toutes ces raisons, la censure de ce nouveau régime ne pourra qu'intervenir.
En conséquence,
Au regard des nombreuses insuffisances et irrégularités qui viennent d'être soulignées, les requérants sollicitent que le Conseil constitutionnel se saisisse d'office de la question de la conformité à la Constitution, tant dans la forme que dans le fond, de la loi relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information.
*
* *
Nous vous prions de croire, monsieur le président, mesdames et messieurs les membres du Conseil Constitutionnel, à l'expression de notre haute considération.
(Liste des signataires : voir la décision n° 2006-540 DC.)
1 version