LOI RELATIVE AU DROIT D'AUTEUR ET AUX DROITS VOISINS
DANS LA SOCIÉTÉ DE L'INFORMATION
Monsieur le président du Conseil constitutionnel, mesdames et messieurs les membres du Conseil constitutionnel, nous avons l'honneur de vous déférer, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, la loi relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information.
Les requérants estiment nécessaire que soit soulevée la question de la constitutionnalité de l'ensemble de la loi déférée.
Considérant les principes fondamentaux, souvent d'égale valeur constitutionnelle, qu'embrasse la question de la propriété intellectuelle, le travail législatif se doit d'être exemplaire, tant en amont qu'en aval. Sauf à réduire la culture à un simple produit marchand, aucune loi n'a fait le choix de pénaliser l'accès à la culture. Ce n'est ni notre tradition, ni notre histoire.
Depuis 1957, Gouvernement et législateur, guidés par des motifs d'intérêt général, ont toujours su réussir l'adaptation consensuelle de notre droit de la propriété intellectuelle afin de faire en sorte que la modernisation des modes de diffusion et de reproduction ne se fasse pas au détriment de la création culturelle et de sa diffusion. Chaque fois, les débats parlementaires ont permis de faire émerger un équilibre entre des intérêts opposant l'ensemble des acteurs du marché : les auteurs, les intermédiaires économiques qui produisent et diffusent les oeuvres, le public. Qui se souvient que la loi du 11 mars 1957 a été votée après treize ans d'études approfondies par une commission spécialisée ? Qui peut nier que la loi du 3 juillet 1985 comme celle du 3 janvier 1995 sont le fruit d'un réel travail gouvernemental passé au tamis d'une procédure parlementaire approfondie, excluant le recours à l'urgence ?
Or, le Gouvernement a choisi de procéder autrement, niant la complexité en se réfugiant derrière l'argument de la nécessaire transposition d'une directive européenne.
Il en résulte un texte inintelligible, rompant l'égalité des citoyens devant la loi alors que vous avez jugé, encore récemment, que « l'égalité devant la loi énoncée par l'article 6 de la Déclaration de 1789 et "la garantie des droits requise par son article 16 ne seraient pas effectives si les citoyens ne disposaient pas d'une connaissance suffisante des règles qui leur sont applicables et si ces règles présentaient une complexité excessive au regard de l'aptitude de leurs destinataires à en mesurer utilement la portée ; qu'en particulier, le droit au recours pourrait en être affecté ; que cette complexité restreindrait l'exercice des droits et libertés garantis tant par l'article 4 de la Déclaration, en vertu duquel cet exercice n'a de bornes que celles qui sont déterminées par la loi, que par son article 5, aux termes duquel "tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas » (décision n° 2005-530 DC du 29 décembre 2005).
Pourtant, vous n'avez jamais accepté que l'avènement de la société de l'information justifie en soi l'abandon de principes constitutionnellement garantis. Vous avez refusé « un régime spécifique de responsabilité pénale des "hébergeurs distinct de celui applicable aux auteurs et aux éditeurs de messages » ne respectant pas « le principe de la légalité des délits et des peines et les dispositions de l'article 34 de la Constitution aux termes desquelles : "La loi fixe les règles concernant : ... la détermination des crimes et délits ainsi que les peines qui leur sont applicables... » (décision n° 2000-433 DC du 27 juillet 2000). Vous avez exigé que « la possibilité d'organiser des audiences dans des salles spéciales ou par des moyens de télécommunication audiovisuelle [...] garantissent de façon suffisante la tenue d'un procès juste et équitable » (décision n° 2003-484 DC du 20 novembre 2003). Vous avez considéré que « la différence de régime instaurée, en matière de droit de réponse et de prescription, par les dispositions critiquées dépasse manifestement ce qui serait nécessaire pour prendre en compte la situation particulière des messages exclusivement disponibles sur un support informatique » (décision n° 2004-496 DC du 10 juin 2004). Vous avez enfin refusé « une procédure de réquisition administrative de données techniques de connexion » méconnaissant « le principe de la séparation des pouvoirs » (décision n° 2005-532 DC du 19 janvier 2006).
L'avènement de la société de l'information ne doit pas être un alibi pour remettre en cause la liberté fondamentale consacrée par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, qui veut que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ».
Cette loi dont on mesure les défauts constitutionnels a, comme si cela ne suffisait pas, été votée dans des conditions marquées par la violation du principe de sincérité et de clarté de la procédure législative consacré, notamment, par les articles 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et 3 de la Constitution de 1958.
I. - Sur la procédure législative
Il ressort des conditions du débat parlementaire qu'ont été méconnus les principes de clarté, de lisibilité et de sincérité des débats parlementaires tels que vous les avez formulés à travers votre jurisprudence.
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Le Gouvernement a d'abord cru possible de retirer l'article 1er du projet de loi lors de sa discussion à l'Assemblée nationale.
Ce retrait a eu lieu alors même que des amendements à cet article avaient été adoptés par l'Assemblée nationale et que ces amendements, instaurant la licence globale, portaient sur une disposition substantielle du texte. Le Gouvernement a donc créé une nouvelle voie, en dehors de celles prévues par la Constitution et le règlement, lui permettant de s'opposer à des amendements non souhaités après leur adoption.
Une telle pratique porte une atteinte substantielle à l'exercice du droit d'amendement des parlementaires et constitue une remise en cause des décisions de l'Assemblée. Elle sera censurée par le Conseil constitutionnel. -
La réintroduction de l'article 1er n'a pas purgé cette irrégularité. Au contraire, elle l'a aggravée.
En effet, le 7 mars 2006, le Gouvernement a déposé un amendement n° 272 se substituant à l'article 1er. La discussion de cet amendement s'est poursuivie après le retrait de l'article 1er par le Gouvernement, en violation de l'article 98 (4°) du règlement de l'Assemblée nationale, et les sous-amendements à l'amendement n° 272 ont été examinés après la réintroduction de l'article 1er !
La réintroduction de l'article 1er par le Gouvernement a eu lieu en dehors de tout fondement constitutionnel ou réglementaire. -
Enfin, la discussion du projet de loi par la commission mixte paritaire a renforcé ces atteintes graves aux principes de la procédure parlementaire.
Les rapporteurs du projet de loi ont présenté, à l'ouverture des travaux de la commission mixte paritaire, le 22 juin 2006, 55 nouveaux amendements réécrivant des dispositions essentielles du projet.
Or, vous avez considéré qu'il ressort « de l'économie de l'article 45 de la Constitution et notamment de son premier alinéa aux termes duquel "tout projet ou proposition de loi est examiné successivement dans les deux assemblées du Parlement en vue de l'adoption d'un texte identique que, comme le rappellent d'ailleurs les règlements de l'Assemblée et du Sénat, les adjonctions ou modifications qui peuvent être apportées après la première lecture par les membres du Parlement et par le Gouvernement doivent être en relation directe avec une disposition restant en discussion ; que, toutefois, ne sont pas soumis à cette dernière obligation les amendements destinés à assurer le respect de la Constitution, à opérer une coordination avec des textes en cours d'examen ou à corriger une erreur matérielle » (décision n° 2005-532 DC du 19 janvier 2006).
En ajoutant au dernier moment, en commission mixte paritaire, des éléments qui modifient substantiellement le projet sans que les assemblées aient eu le temps de l'analyse et de la réflexion, et alors même qu'une seconde lecture a été refusée par le Gouvernement, les assemblées ont eu à statuer sur des dispositions dont elles n'ont pas débattu lors de la première et unique lecture avant la commission mixte paritaire.
L'absence de clarté et de sincérité du débat parlementaire a incontestablement rejailli sur le fond du droit, en conduisant le Parlement à adopter une loi dont les principales dispositions sont inconstitutionnelles.
II. - Sur le fond
- Les garanties d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi, de la légalité des délits et des peines sont méconnues.
Le Conseil constitutionnel considère comme constant que : « il incombe au législateur d'exercer pleinement la compétence que lui confie la Constitution et, en particulier, son article 34 ; qu'à cet égard, le principe de clarté de la loi, qui découle du même article de la Constitution, et l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi, qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, lui imposent d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques afin de prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution » (notamment décision n° 2004-503 DC du 12 août 2004, loi relative aux libertés et responsabilités locales).
Le Conseil constitutionnel considère également : « que le législateur tient de l'article 34 de la Constitution, ainsi que du principe de légalité des délits et des peines, l'obligation de fixer lui-même le champ d'application de la loi pénale et de définir les crimes et délits en termes suffisamment clairs et précis ; que cette exigence s'impose non seulement pour exclure l'arbitraire dans le prononcé des peines, mais encore pour éviter une rigueur non nécessaire lors de la recherche des auteurs d'infractions » (notamment décision n° 2004-492 DC du 2 mars 2004, loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité).
Or :
1.1. Il est exigé de toute personne voulant bénéficier des exceptions au droit d'auteur et aux droits voisins le respect d'une obligation légale indéterminée et impossible : le respect du « test en trois étapes », au risque de la priver de cette faculté essentielle à la liberté de communication et de l'exposer par méconnaissance légitime à une condamnation pénale (art. 1er, I, avant-dernier alinéa ; art. 2, I, dernier alinéa ; art. 3, I, 2°, de la loi).
L'exercice du bénéfice des exceptions est soumis à une épreuve insurmontable pour toute « honnête personne ».
La loi place même les plus avertis dans l'ignorance des conséquences civiles et pénales de leurs actes légitimes et accomplis de bonne foi.
En effet, le législateur impose à celui qui invoque une exception légalement prévue au droit d'auteur et aux droits voisins de justifier qu'il respecte le test en trois étapes, à savoir de devoir démontrer et justifier l'absence d'atteinte à l'exploitation normale de l'oeuvre et l'absence d'un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l'auteur.
Chaque utilisateur doit savoir s'il demeure dans la légalité avant de jouir du bénéfice des exceptions prévues par la loi. Sa sécurité juridique, sous peine de sanction pénale, en dépend.
Or, la loi ne met pas le citoyen en mesure de respecter la loi.
Très simplement, le conseil constatera qu'il n'est permis à aucune personne de savoir raisonnablement si les conditions techniques ou économiques de l'exploitation de telle oeuvre en particulier, en fonction de la stratégie des opérateurs, selon les marchés, portent ou non atteinte à l'exploitation normale de l'oeuvre et causent ou non un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l'auteur.
La loi, en imposant une obligation impossible à ses citoyens, place les justiciables dans une situation passible de peines délictuelles, d'amende et de prison (art. L. 335-2 et suivants du code de la propriété intellectuelle), par imprévisibilité de la loi.
En outre, l'imprécision de la loi est susceptible d'entraîner des comportements d'autorestriction des utilisateurs faisant obstacle à l'existence d'une société de l'information, aujourd'hui matrice de l'exercice de la liberté d'expression et de la diffusion des idées ; la liberté de l'information, entendue comme la connaissance pour la formation de l'esprit des citoyens, ayant été reconnue par vous comme la mère des libertés ; et qui ne peut manquer d'être consacrée, de façon effective, à présent dans l'environnement numérique.
La censure permettra de prévenir de telles atteintes aux principes et aux droits fondamentaux, dont la continuité et donc le respect sont plus que jamais nécessaires dans la société de l'information.
1.2. Des coupables et des complices incertains, en masse : le délit relatif à l'édition, la mise à disposition, la communication au public de « logiciel manifestement destiné à la mise à disposition du public non autorisée d'oeuvres ou d'objets protégés » (art. 21 de la loi).
L'édition, la mise à disposition ou la communication, sciemment, de tels logiciels est punie de trois ans d'emprisonnement et de 300 000 euros d'amende. Leurs complices ou receleurs aussi, quand bien même le texte spécial ne le précise pas, sont passibles des mêmes sanctions (art. 121-6 et 321-1 et suivants du code pénal).
Or, la définition de l'infraction est manifestement imprécise, malgré une apparence rassurante.
Bon nombre des logiciels et les logiciels les plus utilitaires pour le public comportent la fonctionnalité incriminée (logiciels de messagerie, « news group », messageries instantanées...). La fonctionnalité d'échange de fichiers en cause est l'une des plus essentielles de la révolution numérique en réseau.
L'exigence du caractère « manifeste » de la destination coupable du logiciel n'a pas pour effet de lever l'imprévisibilité de la loi mais d'imposer un peu d'habileté pour en contourner l'application.
L'imprécision de la loi présente donc le risque d'une double paralysie, celle des outils essentiels de la société numérique en réseau et celle de la loi - par l'impossibilité d'une application effective.
La loi ne répond donc pas aux exigences constitutionnelles d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi, résultant des articles 34 de la Constitution et 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, et au principe de la légalité des délits et des peines prévus à l'article 34.
1.3. Des causes d'exonération incertaines : innocents, ou coupables, sans pouvoir le savoir (art. 21, dernier alinéa, de la loi).
Les dispositions de l'article 21 de la loi sont doublement imprécises : d'une part, en raison de l'insuffisance de définition des éléments constitutifs de l'infraction qu'elle institue (supra I, 1.2), et, d'autre part, en raison de l'imprécision des limitations des actes autorisés.
En effet, le délit d'édition, de mise à disposition, de communication au public de logiciels manifestement destinés à la mise à disposition du public non autorisée d'oeuvres ou d'objets protégés n'est pas constitué lorsque ces logiciels sont « destinés au travail collaboratif, à la recherche ou à l'échange de fichiers ou d'objets non soumis à la rémunération du droit d'auteur ».
Or, cette cause d'exonération de la responsabilité pénale n'est pas définie par le législateur. Ce qui accroît l'insécurité résultant de l'imprécision des éléments constitutifs du délit.
De plus, le public n'est pas en mesure de savoir si le fichier concerné est soumis ou non à rémunération du droit d'auteur, le législateur n'ayant pas pris soin d'apporter cette garantie essentielle à la prévisibilité du délit par l'exigence d'une information du public.
Le citoyen n'étant pas en mesure de déterminer s'il bénéficie de l'exonération et donc s'il commet ou non un délit, c'est donc une fois encore le principe de clarté et l'exigence d'intelligibilité de la loi qui sont en cause, outre la méconnaissance du principe de légalité des délits et peines.
1.4. L'absence de définition de la notion d'interopérabilité, pourtant cause exonératoire de responsabilité pénale (art. 21, dernier alinéa, de la loi).
La notion d'interopérabilité n'est pas définie dans la loi. C'est avec inquiétude que l'ont reconnu MM. le rapporteur pour le Sénat et le président de la CMP, en s'interrogeant sur le risque ainsi créé (page 16, § 3 à 6, du rapport de la CMP).
Cette carence de la loi met en cause plusieurs principes constitutionnels et menace tout l'équilibre des droits et obligations, tant des entreprises que des consommateurs, ainsi que la réalisation des objectifs législatifs visés, donc l'effectivité même de la loi.
Cette carence méconnaît en outre le principe de la légalité des délits et des peines dès lors que le contournement de mesures techniques de protection à des fins d'interopérabilité peut constituer une cause exonératoire de responsabilité pénale (art. 22, 8e alinéa, art. 22, dernier alinéa, art. 23, 8e alinéa, art. 23, dernier alinéa).
La préexistence de la notion d'interopérabilité dans le code de la propriété intellectuelle, dès lors qu'elle n'y est pas définie, ne saurait couvrir la méconnaissance des exigences et des principes constitutionnels précités.
2. Les bénéficiaires de l'interopérabilité sont privés d'un droit à un recours effectif pour en assurer le respect qu'il s'agisse des titulaires de droits ou des consommateurs (art. 14, 3e alinéa, de la loi).
Selon les termes mêmes du Conseil constitutionnel : « aux termes de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : "Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ; qu'il résulte de cette disposition qu'en principe il ne doit pas être porté d'atteintes substantielles au droit des personnes intéressées d'exercer un recours effectif devant une juridiction » (décision n° 96-373 DC du 9 avril 1996, loi organique portant statut d'autonomie de la Polynésie française).
Or :
Les mesures techniques de protection peuvent être mises en oeuvre pour rendre les utilisateurs captifs de matériels et de services particuliers. L'exigence d'interopérabilité des mesures techniques de protection s'est donc imposée au regard de l'objectif d'intérêt public de la convergence des techniques et de l'accessibilité du public au contenu, et donc de la circulation des idées et des connaissances.
L'utilisateur est le destinataire de ce droit essentiel dans la société de l'information.
Si la loi reconnaît à l'utilisateur ce droit à l'interopérabilité, elle le prive aussitôt de son exercice effectif en lui refusant le droit de recours effectif pour le faire respecter (art. 14, 3e alinéa, de la loi).
Il est en effet interdit au public, le consommateur, de saisir l'Autorité indépendante de régulation, de compétence exclusive, la loi réservant cette faculté aux seuls « industriels » et exploitants de services (art. 14, 3e alinéa, de la loi). Ce faisant, le législateur prive le consommateur de la qualité à agir, condition de tout recours, pour obtenir le respect et l'effectivité du bénéfice de l'interopérabilité, alors qu'il en est le destinataire, et laisse curieusement ce soin aux entrepreneurs (1).
Le législateur ne craint pas d'accroître son incohérence en privant les titulaires de droits de propriété intellectuelle du droit de saisir l'Autorité, alors que les mesures techniques ont pour objet de protéger leurs droits et que leur mise en oeuvre doit recevoir leur accord préalable.
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