- Sur l'imprécision et le caractère non normatif
de l'objectif de « mixité sociale »
L'objectif de « mixité sociale » est apparu dans la loi d'orientation pour la ville no 91-662 du 13 juillet 1991. Il est inscrit dans le code de la construction et de l'habitation (CCH), dans le chapitre consacré au « programme local de l'habitat », en particulier à l'article L. 302-1, lequel dans son deuxième alinéa, issu partiellement de la loi no 96-987 du 14 novembre 1996 (pacte de relance pour la ville), énonce que « le programme local de l'habitat définit, pour une durée au moins égale à cinq ans, les objectifs et les principes d'une politique visant à répondre aux besoins en logements et à favoriser la mixité sociale en assurant entre les communes et entre les quartiers d'une même commune une répartition équilibrée et diversifiée de l'offre de logements ». On peut voir dans cet énoncé un élément de définition de la mixité sociale. Toutefois, ce concept demeure très flou et mériterait de faire l'objet d'une définition précise, compte tenu de ses conséquences pratiques et juridiques.
Dans le texte déféré, la notion de « mixité sociale » est employée à plusieurs reprises pour répondre à une « exigence de solidarité ». Ainsi, l'exposé des motifs énonce, dans un paragraphe intitulé « réussir la mixité urbaine », qu'« il n'y aura pas de mixité sociale et urbaine et d'équilibre social de l'habitat sans réalisation de logements sociaux là où il y en a peu ou pas du tout. Il faut revenir à la logique initiale affirmée par la loi no 91-662 du 13 juillet 1991 d'orientation pour la ville et sortir d'un système dans lequel certaines communes peuvent continuer à refuser la construction de logements sociaux ». Les concepts de « mixité urbaine » et de « mixité sociale dans l'habitat » se retrouvent dans le corps même du dispositif législatif. Ainsi, l'article 1er du texte intègre ces deux notions au sein de l'article L. 121-1 du code de l'urbanisme.
Les articles 55 et suivants, sans il est vrai employer explicitement les termes de « mixité sociale » ou de « mixité urbaine », mettent concrètement en oeuvre ces notions. Le seul emploi du terme « mixité sociale » concerne la nouvelle rédaction proposée de l'article L. 302-9 du code de la construction et de l'habitation, dont la première phrase énonce que « la collectivité ou l'établissement public de coopération intercommunale ayant approuvé le programme local de l'habitat établit, au terme de chaque période triennale, un bilan d'exécution du contrat d'objectifs portant en particulier sur le respect des engagements en matière de mixité sociale ». Cependant, pour l'analyse de la constitutionnalité de ces dispositions, il n'importe guère que le terme de « mixité sociale » soit inscrit explicitement dans le texte même de l'article 55, dès lors que le contenu de cet article procède bien à la réalisation de cet objectif. Dès lors, l'inconstitutionnalité de l'article 55 procède de l'impossibilité de définir précisément ce que le terme de « mixité sociale » recouvre au sens juridique du terme.
La décision du Conseil constitutionnel no 98-403 DC du 29 juillet 1998, rendue à propos de la loi d'orientation relative à la lutte contre les exclusions, a certes fait référence à « la mise en oeuvre de politiques spécifiques, liées notamment à des opérations d'urbanisme ou à la recherche de la mixité sociale des villes et des quartiers » à propos des motifs légitimes d'inoccupation temporaire. Toutefois, cette référence à la « mixité sociale » ne vaut pas pour autant reconnaissance de la constitutionnalité de ce concept. En jugeant que l'exonération des logements détenus par les organismes du secteur social est justifiée notamment par « la recherche de la mixité sociale des villes et des quartiers », le Conseil a seulement jugé que cet objectif, dans le cas d'espèce, compte tenu des modalités d'encadrement et de contrôle précisément définies par la loi d'orientation relative à la lutte contre les exclusions, n'était en lui-même contraire à aucun principe ni à aucune règle de valeur constitutionnelle. Or, alors que l'appréciation à laquelle s'est livré le Conseil dans cette décision du 29 juillet 1998 a pu se fonder sur l'analyse de faits objectifs, à savoir les motifs d'inhabitation dans les logements de certains organismes publics, il en va tout autrement dans le texte qui est aujourd'hui soumis à son examen. L'objectif de « mixité sociale » y constitue bien le fondement d'un véritable arsenal juridique avec des effets normatifs précis qui pèsent sur les collectivités territoriales. Et la différence est ici majeure. En 1998, la référence à la « mixité sociale » pour justifier l'inhabitation était très indirecte et ne constituait qu'un critère parmi beaucoup d'autres. Dans le texte déféré, au contraire, la mixité sociale est énoncée, tant dans l'exposé des motifs que dans le contenu du dispositif législatif, comme le fondement exclusif de dispositions normatives et impératives. Cet objectif doit ainsi fonder des appréciations, des décisions administratives et même des sanctions en cas d'inobservation.
Or, si l'on cherche à cerner la signification de la « mixité sociale », laquelle n'est pas précisément définie dans le dispositif même du texte déféré, il s'avère qu'elle relève d'une pétition de principe politique ou idéologique, fruit d'une observation sociologique des classes sociales, c'est-à-dire fondée sur une construction non juridique et sujette à des interprétations fort diverses et à des analyses très subjectives. Autrement dit, le dispositif très contraignant élaboré à l'article 55 du texte repose entièrement sur une notion qui ne peut faire, par essence, l'objet d'aucune définition juridique précise pour en tirer pourtant des conséquences extrêmement précises en termes de développement de l'habitat, de contrôle de ce développement ainsi qu'en termes de mesures financières et fiscales imposées aux collectivités territoriales concernées.
Autrement dit, les dispositions de l'article 55 fondent des règles juridiques impératives et contraignantes sur un concept dépourvu de toute valeur normative et d'ordre purement déclaratoire. En quelque sorte, le dispositif prévu par l'article 55 se révèle ainsi dépourvu de base légale et de fondement normatif. Concrètement, sa mise en oeuvre pratique se heurterait d'ailleurs inévitablement à des problèmes insolubles en droit. Elle reviendrait, en effet, à imposer aux collectivités territoriales le respect des règles fondées sur un concept indéfinissable. Dès lors, on ne voit pas comment, et selon quels critères, les autorités administratives chargées éventuellement de se substituer aux communes en cas de « mixité sociale » insuffisante pourraient apprécier cette insuffisance.
C'est pourquoi, les requérants demandent au Conseil constitutionnel de constater le caractère non normatif des dispositions inscrites à l'article 55 et de déclarer également dépourvues d'effet juridique contraignant toutes les dispositions du texte déféré fondées sur la notion de « mixité sociale » en recourant à la technique de l'interprétation neutralisante.
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