C. - Sur la méconnaissance de la liberté contractuelle
Selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel dégagée à l'occasion de l'examen de la loi du 13 juin 1998 d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail, « le législateur ne saurait porter à l'économie des conventions et contrats légalement conclus une atteinte d'une gravité telle qu'elle méconnaisse manifestement la liberté découlant de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 » (no 98-401 DC du 10 juin 1998).
La loi actuelle est de nature à porter atteinte à cette exigence constitutionnelle, s'agissant des accords collectifs de branche à ce jour conclus.
L'exposé des motifs de la loi du 13 juin 1998 précitée indiquait que :
« ... La voie qu'il (le Gouvernement) entend privilégier est celle de la négociation sociale de branche ou d'entreprise, qui permet de s'adapter à la diversité des situations et de construire l'équilibre des intérêts.
« Les négociations auront à fixer l'ampleur et le rythme des réductions d'horaires et à prévoir les modalités d'organisation de la production et du temps de travail répondant aux besoins économiques spécifiques des entreprises et aux souhaits de leurs salariés.
« ... Le Gouvernement proposera alors au Parlement un second texte de loi, ..., en tirant les leçons des accords intervenus ... ».
Se fondant sur ces éléments, la grande majorité des branches professionnelles a engagé des négociations qui, à ce jour, ont abouti à la conclusion de plus de 130 accords collectifs de branche couvrant 11,5 millions de salariés (dont 90 ont été étendus par arrêté ministériel sous réserve de certaines exclusions).
L'objectif de tous ces accords était, en tenant compte de la spécificité propre à chaque profession (les problèmes d'organisation du travail et du temps du travail étant fondamentalement différents dans l'industrie, le commerce ou les services), de préserver au maximum la compétitivité des entreprises confrontées à la durée légale du travail à 35 heures tout en accordant aux salariés, en contrepartie, un certain nombre de garanties.
Dans bon nombre de cas, se fiant à l'exposé des motifs de la loi du 13 juin 1998, ces accords ont anticipé le contenu de la seconde loi en adoptant des solutions innovantes destinées à guider le législateur.
A la lecture de la loi ici en cause, ces expériences contractuelles - résultant de négociations longues mais, pour la plupart, acceptables par les partenaires sociaux - semblent davantage avoir servi à élaborer la liste des expériences innovantes que le Gouvernement ne souhaite pas voir se répéter. De ce point de vue, le Gouvernement a effectivement « tiré les leçons des accords intervenus », mais pas dans le sens que les parties à ces accords pouvaient imaginer.
Et, de fait, l'article 28-II dispose qu'un an après la publication de la loi les dispositions non conformes des accords cesseront de produire effet, à l'exception :
- des dispositions conventionnelles relatives aux heures supplémentaires qui seront immédiatement dépourvues d'effet si elles sont non conformes :
- et des dispositions relatives à l'annualisation des horaires qui demeureront en vigueur mais dans la limite de 1 600 heures par an, quel que soit le volume d'heures annuel fixé par l'accord en fonction du mode de décompte sur l'année des 35 heures de travail hebdomadaire retenu par les négociateurs (art. 8-V).
Par ses incidences, cet article 28-II porte à l'économie des accords légalement conclus une atteinte d'une gravité telle qu'il méconnaît manifestement la liberté contractuelle, et ce d'une triple façon :
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En premier lieu, en rompant l'équilibre des accords conclus, puisque le dispositif de « sécurisation juridique », qui invalide les dispositions conventionnelles non conformes à la loi, laisse subsister les autres dispositions des accords, c'est-à-dire, dans la plupart des cas, les avantages accordés aux salariés (réduction d'horaires, maintien des salaires, embauches...) en contrepartie d'éléments de flexibilité ou de maintien de la capacité productive invalidés. Seules ces dispositions continueront donc, sauf à dénoncer l'accord dans les conditions d'extrêmes difficultés techniques et temporelles, à produire effet ;
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En second lieu, en ne respectant pas l'accord national interprofessionnel du 31 octobre 1995 sur les négociations collectives (« légalisé » par la loi du 16 novembre 1996) renouvelé le 8 avril 1999. Cet accord prévoit, en effet, que, dans les entreprises dépourvues de délégués syndicaux, quel que soit leur effectif, des accords peuvent être valablement conclus, soit avec un salarié de l'entreprise mandaté à cet effet par une organisation syndicale, soit avec le comité d'entreprise ou les délégués du personnel, l'accord n'étant valable dans ce dernier cas que s'il est validé par une commission paritaire mise en place au niveau de la branche professionnelle. Or, la loi ignore l'équilibre de cet accord en ne retenant que le mandatement (art. 19-VI) et une possibilité de négociation avec les seuls délégués du personnel, uniquement dans les entreprises de moins de 50 salariés et lorsque aucun mandatement n'aura été possible ;
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Enfin et surtout, en troisième lieu, en ne respectant pas l'esprit de la quasi-totalité des accords conclus sur les points les plus importants que les partenaires sociaux avaient imaginés pour, « raisonnablement » et de façon adaptée à chaque situation, mettre en oeuvre les 35 heures dans les entreprises.
Sur l'annualisation de la durée du travail :
La quasi-totalité des accords de branche ont mis en place des dispositifs d'annualisation de la durée du travail, dont l'objectif est de permettre que les heures effectuées certaines semaines au-delà de 35 heures en période de forte activité soient compensées par des heures non effectuées en deçà de 35 heures en période de sous-activité. Ce n'est que lorsque la durée moyenne du travail effectif sur l'année est supérieure à 35 heures que les heures effectuées au-delà de cette moyenne acquièrent le caractère d'heures supplémentaires.
Se fondant sur les dispositions du code du travail applicables (cf. supra), les accords de branche ont défini le volume annuel d'heures correspondant à une moyenne de 35 heures hebdomadaires sur l'année. Suivant le nombre de jours de congés conventionnels ou de jours fériés qu'elles ont entendu imputer sur la réduction de la durée du travail, elles ont fixé le seuil de la durée annuelle au-delà duquel commence le décompte des heures supplémentaires entre 1 610 et 1 645 heures.
En fixant ce seuil à 1 600 heures par an, les articles 8, 9 et 19 de la loi ne respectent pas les accords et rompent leur équilibre dans la mesure où l'importance du nombre de jours fériés ou de congés conventionnels imputés sur la réduction de la durée du travail était fonction des autres éléments de chaque accord.
On observera que la fixation d'un seuil annuel légal ne se justifiait pas techniquement puisque, tant pour les trois objectifs de modulation/annualisation des horaires existant depuis 1982 que pour la durée du travail des salariés en continu qui, également depuis 1982, ne peut excéder 35 heures calculées en moyenne sur l'année, le législateur n'avait fixé aucun volume d'heures annuel.
Le but réel des pouvoirs publics en agissant ainsi est bien de contrecarrer les accords en empêchant l'imputation d'un certain nombre de temps non productifs existants (tels que les jours fériés) pour augmenter au maximum la réduction de la durée effective du travail.
Sur les heures supplémentaires :
La grande majorité des accords de branche ont porté leur contingent conventionnel annuel d'heures supplémentaires au-delà de 130 heures de façon à permettre aux entreprises qui ne pourraient mettre en place de nouvelles formes d'organisation du travail de maintenir à un niveau économiquement acceptable leur capacité productive une fois la durée légale réduite à 35 heures.
Ces contingents conventionnels varient entre 140 et 210 heures par an et sont en moyenne de 188 heures, ce qui permet de garder sur un an une capacité productive de 39 heures par semaine.
La réalisation d'un tel objectif, en augmentant les contingents conventionnels d'heures supplémentaires, ne peut évidemment être atteinte que si les heures supplémentaires effectuées au-delà du contingent légal de 130 heures n'ouvrent plus droit à un repos compensateur de 100 %.
En maintenant le repos compensateur à 100 % pour les heures supplémentaires effectuées au-delà du contingent légal de 130 heures (ou de 90 heures en cas d'annualisation), la loi va directement à l'encontre de la volonté des signataires des accords, toujours dans le même objectif de réduire au maximum la durée effective du travail.
Certains accords ont prévu des taux de majoration pour les heures supplémentaires effectuées entre 35 et 39 heures variant entre 5 et 25 %.
En instituant un dispositif qui distingue, dans les entreprises qui n'auront pas réduit leur durée collective du travail à 35 heures, une bonification de 15 % affectée au salarié et une contribution de 10 % affectée à un fonds, l'article 5 de la loi remet en cause ces accords.
Sauf à ce qu'ils soient dénoncés, il est à craindre que les entreprises concernées ne soient conduites à verser aux salariés soit la bonification de 15 % si elle est supérieure au taux de majoration prévu par l'accord, soit le taux de majoration conventionnel s'il est supérieur à la bonification, augmenté dans les deux cas de la contribution. Quelle que soit l'hypothèse retenue, le coût pour l'entreprise sera supérieur à celui qu'avaient entendu fixer les négociateurs de l'accord.
Sur la formation professionnelle :
La perte de capacité productive résultant de la réduction de la durée du travail nécessite que la formation professionnelle des salariés puisse être en tout ou partie organisée sur le temps libéré par la réduction des horaires. C'est ce qu'a prévu la majorité des accords de branche.
Sur ce point également, l'article 17 de la loi tend à rendre ces accords inopérants.
En exigeant l'accord du salarié pour qu'il suive une formation en dehors de son temps de travail, il pose une condition non prévue par la plupart des accords, dont il réduit ainsi la portée.
Par ailleurs, en définissant les formations seules susceptibles d'être suivies en dehors du temps de travail comme celles ayant pour objet « le développement des compétences du salarié » à l'exclusion de celles destinées « à assurer l'adaptation (des) salariés à l'évolution de leurs emplois », il ne tient pas compte des formations retenues par les accords en fonction des besoins de la profession et de l'évolution prévisible de ses métiers et dont certaines, en dépit de l'accord des partenaires sociaux, ne pourront de ce fait être réalisées hors du temps de travail.
Enfin, par sa distinction particulièrement imprécise et floue entre le contenu des formations décomptées comme temps de travail et celui des formations susceptibles d'être effectuées hors du temps de travail, il confère une marge d'appréciation exorbitante à l'administration (lors de l'extension des conventions collectives) ou au juge (à l'occasion d'un conflit portant sur de telles dispositions d'une convention non étendue) pour décider, à la place des partenaires sociaux signataires de l'accord mettant en oeuvre un tel dispositif, si telle ou telle formation peut ou non être réalisée en dehors du temps de travail.
Sur le temps de travail des cadres :
Tous les accords ont abordé cette question dans la mesure où, d'une part, le rôle joué par cette catégorie de salariés est fondamental pour le fonctionnement des entreprises et où, d'autre part, la notion même de durée du travail est devenue un concept inopérationnel pour un nombre croissant de salariés, cadres ou non cadres, pour lesquels cette durée n'est ni mesurable ni contrôlable.
L'article 11 de la loi réduit à néant la quasi-totalité des accords :
- en limitant la portée des dispositions qu'il prévoit aux seuls cadres, alors que les accords de branche les étendent à différentes catégories de salariés en fonction des spécificités propres à chaque profession ;
- en restreignant aux seuls cadres dirigeants la possibilité d'établir des forfaits sans référence horaire (nouvel art. L. 212-15-1 du code du travail), ce qui consiste à « légaliser » la jurisprudence la plus restrictive de la Cour de cassation, alors que les accords de branche ont ouvert l'accès de ce type de forfait à un nombre beaucoup plus large de collaborateurs en fonction des caractéristiques des activités qu'ils exercent ;
- en limitant à 217 jours par an le nombre maximum de jours de travail susceptibles d'être accomplis par un cadre dont la durée du travail est décomptée en jours, alors que les accords de branche ont généralement prévu, en contrepartie d'un décompte en jours de la durée du travail, l'octroi de jours de repos supplémentaires de l'ordre d'une dizaine de jours en moyenne.
Sur les salaires :
Les garanties salariales prévues par les accords de branche varient en fonction de différents paramètres. Soit les accords laissent toute liberté aux entreprises pour compenser, en tout ou partie ou non, la réduction de la durée du travail, soit ils prévoient une compensation dont la quotité dépend de l'ampleur des éléments de souplesse en matière d'organisation du travail actés par l'accord.
L'article 32 de la loi ne respecte pas cet équilibre des accords en instituant une compensation financière intégrale de la réduction de la durée du travail pour les salariés au SMIC qui, de surcroît, s'appliquera aux nouveaux embauchés. La nécessité de rétablir une hiérarchie des salaires dans l'entreprise conduira en effet à répercuter cette compensation sur les salariés dont la rémunération est supérieure au SMIC.
Enfin, cette compensation au niveau du SMIC rendra totalement inopérant l'ensemble des barèmes de rémunérations minima garantis actuellement en vigueur dans les professions.
Le principe de liberté de fixation des salaires se trouve de facto annihilé par cette mesure.
Dès lors, au total, parce que les articles 5, 8, 9, 11, 17, 19, 28-II et 32 du projet de loi portent à l'économie des accords collectifs de branche et à l'accord national interprofessionnel des atteintes d'une gravité telle qu'elles méconnaissent la liberté proclamée à l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, ces articles doivent être déclarés non conformes à la Constitution.
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