II. - Sur la méconnaissance de certaines des composantes de la liberté proclamée par l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen
A. - Sur la méconnaissance de la liberté d'entreprendre
- Une réduction excessive du temps de travail
Selon une jurisprudence constante, la liberté d'entreprendre est un principe ayant valeur constitutionnelle que la loi ne saurait restreindre arbitrairement ou abusivement.
Toutefois, comme pour tout droit ou liberté ayant valeur constitutionnelle, votre haute juridiction ne manque jamais de rappeler que la liberté d'entreprendre « n'est ni générale ni absolue », qu'elle « s'exerce dans le cadre d'une réglementation instituée par la loi » et « qu'il est loisible au législateur d'y apporter des limitations justifiées par l'intérêt général ou liées à des exigences constitutionnelles à la condition que celles-ci n'aient pas pour conséquence d'en dénaturer la portée ».
En réduisant de plus de 10 % la durée légale du temps de travail dans les entreprises, la présente loi porte atteinte à la liberté des entrepreneurs de gérer leurs affaires au mieux de l'intérêt social de l'entreprise - s'agissant en particulier de la façon d'organiser le travail dans l'entreprise.
En réduisant à 1 600 heures la durée annuelle du travail et à 217 le nombre de jours de travail de la catégorie de cadres visée à l'article L. 212-15-3 nouveau du code du travail, le législateur commet, à l'égard des entreprises, une erreur manifeste d'appréciation.
S'il n'est pas contesté que le législateur peut constitutionnellement réduire la durée effective du travail dans les entreprises, c'est à la condition, dans un système économique libéral et ouvert à la compétition internationale, que l'ampleur de cette réduction ne soit pas si massive, si disproportionnée qu'elle conduirait mécaniquement à obérer la compétitivité des entreprises françaises, surtout si ces dernières - comme c'est le cas - avaient le souci de ne pas abaisser corrélativement les salaires et alors que, dans le même temps, nos principaux partenaires commerciaux, notamment au sein de l'Union européenne, ne suivent pas la même voie en matière de durée de travail.
De ce point de vue, si l'ampleur de la réduction de la durée hebdomadaire du travail de 39 à 35 heures (soit une réduction d'un peu plus de 10 %) apparaît déjà, même étalée dans le temps et même partiellement compensée par des réductions de charges sociales, disproportionnée pour nombre d'entreprises à la santé fragile et/ou soumises à une concurrence internationale forte, deux dispositions du projet de loi sont de nature, par leur ampleur supérieure à ces 10 % et leur effet pervers, à dénaturer la liberté d'entreprendre.
En premier lieu, en fixant à 1 600 heures par an le volume annuel d'heures au-delà duquel se déclenchent les heures supplémentaires en cas d'annualisation de la durée du travail, les articles 8, 9 et 19 de la loi réduisent de façon disproportionnée la capacité productive annuelle de chaque salarié.
De fait, si l'entreprise décide, pour mettre en oeuvre la réduction de la durée légale du travail à 35 heures, de décompter la durée du travail sur l'année - seul moyen pour elle « d'amortir » au mieux une partie du coût de cette réduction -, le nombre maximum d'heures de travail effectif susceptible d'être effectué dans l'année par un salarié sera de 1 667,5 heures : 1 600 heures « normales » plus 90 heures supplémentaires (1) et moins 22,5 heures (2).
Rapportée aux 1 963 heures de travail effectif susceptibles d'être aujourd'hui réalisées par un salarié dans l'année (v. supra), la perte annuelle de capacité productive de l'entreprise sera donc par salarié de 195,5 heures (1 963 heures - 1 667,5 heures).
Or, en calculant sur une base légale de 47 semaines de travail, tenant compte des jours fériés non obligatoirement chômés (cf. supra), cette perte de capacité productive va très largement au-delà de celle qui aurait dû normalement résulter de la réduction de la durée légale du travail à 35 heures. En effet, le nombre d'heures susceptibles d'être effectuées par un salarié dans l'année sur la base d'une durée légale du travail réduite à 35 heures devrait être de 1 745 heures : 47 (semaines) x 35 (heures/semaine) = 1 645 heures + 130 heures supplémentaires.
Ce montant correspond à une diminution de la capacité productive de 188 heures (1 963 heures - 1 745 heures).
En d'autres termes, alors qu'une application « normale » de la réduction du temps de travail de 39 à 35 heures calculée sur l'année aurait entraîné, par rapport à la situation actuelle, une perte annuelle de 9,5 % de la capacité productive de l'entreprise (188 heures : 1 963) en rapport avec le taux « acceptable » de réduction de 10 % de la durée hebdomadaire du travail, l'application du chiffre « anormal » de 1 600 heures entraîne une perte annuelle de 15 % de la capacité productive de chaque salarié dans l'entreprise (295,5 heures : 1 963) totalement disproportionnée par rapport aux capacités techniques et financières des entreprises pour absorber une telle contrainte et non compensée, au surplus, par l'objectif d'intérêt général théorique de création, grâce à ce dispositif, de 600 000 emplois (augmentation de l'emploi salarié de 4 %).
Ainsi, malgré l'objectif d'intérêt général recherché, les articles 8, 9 et 19 de la loi portent une atteinte manifestement excessive à la liberté d'entreprendre et doivent être en conséquence déclarés non conformes à la Constitution.
En second lieu, en fixant à 217 jours maximum le nombre de jours de travail des cadres en cas de décompte en jours de leur durée du travail - ce qui est quasiment substantiel à leur activité -, l'article 11 de la loi réduit lui aussi de façon disproportionnée la capacité productive de cette catégorie de salarié.
En l'état actuel des textes, le nombre de jours susceptibles d'être travaillés dans l'année par un cadre est de 282 jours (cf. supra). Ce nombre de jours n'est nullement théorique dans de nombreuses activités de services, en particulier celles liées à des activités touristiques ou encore dans le commerce.
En limitant à 217 jours au maximum le nombre de jours de travail des cadres, l'article 11 de la loi va largement au-delà d'une réduction de 10 % (correspondant au pourcentage de réduction de la durée légale du travail) du nombre maximum de jours de travail susceptibles d'être travaillés par les cadres qui, dans cette logique. aurait dû être fixé à 254 jours.
Le chiffre de 217 jours maximum de travail s'obtient en retranchant de 365 jours : 30 jours de congés payés, 52 dimanches, un 1er mai, 52 samedis, 10 jours fériés, 3 jours.
En conséquence, la loi interdit aux cadres de travailler les samedis, les dix jours fériés et trois jours supplémentaires, soit une réduction de 23 % par rapport à la situation actuelle, du nombre maximum de jours susceptibles d'être travaillés par les cadres.
A l'évidence, une réduction aussi brutale et aussi massive du nombre de jours maximum de travail des cadres porte une atteinte manifestement excessive à la liberté d'entreprendre des employeurs (et des cadres salariés) et est de nature à rendre l'article 5 de la loi non conforme à la Constitution.
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