JORF n°0139 du 17 juin 2011

  1. Quant aux articles 44 et 51

Les articles 44 et 51 prévoient tous deux que, dorénavant, le délai d'intervention du juge des libertés et de la détention (JLD) pour autoriser le maintien en rétention administrative d'un étranger sera de cinq jours, et non plus de quarante-huit heures. En d'autres termes, pendant un délai, a minima, de cinq jours, un étranger pourra se retrouver privé de liberté par l'autorité administrative, sans possibilité aucune d'avoir accès à un juge du siège.
Il est pourtant constant que depuis votre décision n° 79-109 DC, la "liberté individuelle ne peut être tenue pour sauvegardée que si le juge intervient dans le plus court délai possible" (9 janvier 1980, cons. 4).
Or ce délai de cinq jours ne peut être considéré comme conforme à cette exigence. A cet égard, et à l'instar de la Commission nationale consultative des droits de l'homme, il convient d'abord de relever que "cet allongement considérable du délai de privation de liberté avant toute intervention du juge judiciaire n'est nullement imposé par la "directive retour”, dont le projet de loi est présenté comme l'application en droit français" (3).
Ensuite et surtout, il ne saurait être regardé comme le plus court délai possible.
Primo, parce que dans de nombreux cas, pour ne pas dire l'essentiel des cas, la décision préfectorale de placement en rétention administrative sera précédée d'une mesure de garde à vue. Dans ces hypothèses, les plus nombreuses, ce n'est donc pas pendant cinq jours que les étrangers concernés seront privés d'accès au juge du siège, mais bien pendant six, voire sept jours. Or, comme vous l'avez expressément indiqué dans votre décision précitée, le maintien "en détention pendant sept jours sans qu'un juge ait à intervenir, de plein droit ou à la demande de l'intéressé (...) n'est pas conforme à la constitution" (cons. 4).
Secundo, que ce soit dans votre décision n° 79-109 DC du 9 janvier 1980 (cons. 4) ou dans celle n° 97-389 DC du 22 avril 1997 (cons. 54), c'est par deux fois en vous fondant sur l'intervention du juge judiciaire dans un délai de quarante-huit heures que vous aviez admis la conformité des dispositifs contestés à l'article 66 de la Constitution. Rappelons d'ailleurs à cet égard que, dans votre décision de 1997, vous aviez validé le passage de vingt-quatre à quarante-huit heures en tenant compte du fait que, dans le même temps, la loi réduisait de six à cinq jours le délai de prorogation du maintien en rétention. De même si, dans votre décision n° 2003-484 DC du 20 novembre 2003, vous aviez validé l'extension du délai maximal de maintien en rétention, c'est uniquement après avoir rappelé que cet allongement ne remettait "pas en cause le contrôle de l'autorité judiciaire (...) au-delà de quarante-huit heures" (cons. 64). Or, en l'espèce, non seulement l'allongement du délai de recours au juge passe de deux à cinq jours, mais il s'accompagne de l'allongement de la durée maximale de rétention qui passe, elle, de trente-deux à quarante-cinq jours. Aucune circonstance, donc, n'appelle à ce que vous renonciez à votre propre jurisprudence. Tout au contraire.
En effet, hormis les décisions précitées spécifiques à la rétention administrative des étrangers, il ressort de manière générale de vos décisions rendues en matière de garde à vue que l'intervention d'un juge du siège au-delà d'un délai de quarante-huit heures a acquis une valeur constitutionnelle. Ainsi, déjà dans votre décision n° 80-127 DC du 20 janvier 1981, aviez-vous jugé qu'au-delà de quarante-huit heures "l'intervention d'un magistrat du siège pour autoriser (...) la prolongation de la garde à vue est nécessaire conformément aux dispositions de l'article 66 de la Constitution" (cons. 25). Et encore tout récemment, comme l'indique le commentaire aux Cahiers de votre décision n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010, vous avez "confirmé qu'au-delà de quarante-huit heures de privation de liberté l'article 66 de la Constitution impose que la privation de liberté soit placée sous le contrôle d'un magistrat du siège". C'est ainsi que vous avez rappelé que la possibilité pour le parquet de retenir pendant une durée de vingt heures un prévenu en attendant sa mise à la disposition de la justice "méconnaîtrait la protection constitutionnelle de la liberté individuelle si la personne retenue n'était pas effectivement présentée à un magistrat du siège avant l'expiration" de ce délai si elle s'appliquait à l'issue d'une garde à vue ayant duré quarante-huit heures (n° 2010-80 QPC du 17 décembre 2010, cons. 11).
Et même quand il s'est agi de vous prononcer sur la constitutionnalité de la prolongation de la garde à vue en matière de terrorisme à six jours, vous ne vous êtes pas contentés de la valider au regard de l'intervention du juge du siège, mais également au regard de l'article 9 de la Déclaration de 1789. Ainsi cette prolongation n'a-t-elle eu grâce à vos yeux, fût-elle prononcée par le juge des libertés, qu'eu égard à son caractère "exceptionnel" qui la rendait conforme au principe de rigueur nécessaire (n° 2010-31 QPC du 22 septembre 2010, cons. 5).
Rien ne justifie qu'il en soit autrement pour les étrangers, puisque si, selon vos propres termes, le législateur peut prendre à leur égard "des dispositions spécifiques", c'est à la condition de "respecter les libertés et droits fondamentaux de valeur constitutionnelle reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République", parmi lesquels figurent en premier lieu "la liberté individuelle et la sûreté" et des "droits de la défense" (n° 93-325 DC du 13 août 1993, cons. 3, 84 et 113).
Or, s'agissant d'étrangers dont il n'est pas démontré qu'ils représentent un danger particulier pour la sauvegarde de l'ordre public, c'est en vain que vous rechercherez une exigence constitutionnelle justifiant pareille rigueur dans l'application de la loi.
Les deux principaux arguments avancés par les promoteurs du nouveau dispositif ne sauraient en effet prospérer.
L'argument qu'il vous appartiendra en premier lieu d'écarter, énoncé dans le rapport initial de la commission des lois de l'Assemblée nationale, indique qu'une libération par le JLD pourra se justifier "par l'existence d'une irrégularité liée à la procédure civile ou pénale", mais que dans ce cas elle aura alors "pour conséquence d'empêcher l'exécution d'une mesure d'éloignement légale". Aussi, toujours selon les termes du même rapport, le "passage du délai de rétention administrative de deux à cinq jours permettra dans certaines circonstances d'exécuter la mesure d'éloignement dès que le juge administratif, juge du fond en matière de droit des étrangers, aura rendu sa décision" (rapport n° 2814, 16 septembre 2010, p. 249).
Si les requérants avaient cherché à démontrer que l'objectif véritable poursuivi par le législateur n'était pas celui de la bonne administration de la justice, mais la marginalisation du juge judiciaire, empêcheur "d'expulser en rond", ils ne l'auraient pas dit autrement ! En effet, il s'agit là ni plus ni moins de l'aveu que c'est l'Etat de droit que l'on cherche à contourner, au nom de l'efficacité des mesures de renvoi.
Or le risque que fait peser pareille disposition sur la liberté individuelle des étrangers est très loin d'être théorique. En effet, selon le rapport annuel 2009 de la CIMADE, ce ne sont pas moins de 4 000 étrangers qui pourraient ainsi être reconduits à la frontière sans avoir pu être à même de bénéficier d'un accès au JLD (4).
L'autre argument, qui manque tout autant de pertinence, réside dans l'idée que l'enchevêtrement des procédures administratives et judiciaires nuirait à l'objectif à valeur constitutionnelle de bonne administration de la justice. Ainsi, toujours selon les termes du rapport de la commission des lois de l'Assemblée nationale, il serait "indispensable de purger au préalable le contentieux sur la décision de rétention par l'administration avant que n'intervienne le juge judiciaire" (p. 249). Avec le nouvel agencement, et conformément à l'article 48 du projet de loi, le juge administratif statuerait ainsi toujours avant le JLD, puisque, saisi dans les quarante-huit heures, il aurait soixante-douze heures pour se prononcer.
A cet égard, s'il va de soi que les requérants ne remettent pas en cause la valeur constitutionnelle de l'objectif de bonne administration de la justice qui découle des articles 12, 15 et 16 de la Déclaration de 1789, ils rappellent néanmoins que, ne pouvant "être invoqué à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité sur le fondement de l'article 61-1 de la Constitution", cet objectif ne fait pas partie des "droits et libertés que la Constitution garantit", contrairement aux exigences inscrites aux articles 9 de la Déclaration et 66 de la Constitution ici en cause (n° 2010-77 QPC du 10 décembre 2010, cons. 3). Il ressort par ailleurs de la jurisprudence de l'Assemblée plénière de la Cour de cassation que "les nécessités d'une bonne administration de la justice ne peuvent être invoquées pour priver un justiciable de son droit à un procès équitable" (5). Autrement dit, dans la conciliation qu'il appartenait au législateur d'assurer entre, d'une part, un simple objectif et, d'autre part, d'impératives exigences, la balance ne pouvait pencher en faveur du premier aux dépens des secondes, sauf impérieuse nécessité avérée.
Or à aucun moment il n'a été ni avancé ni démontré que le recours au JLD dans un délai de quarante-huit heures était devenu intenable et mettait à mal le bon fonctionnement de la justice. Il n'est par exemple fait état d'aucune contrainte matérielle qui exigerait un report de l'intervention du juge du siège comme c'était le cas dans votre décision n° 2010-80 QPC du 17 décembre 2010 (cons. 6). D'une certaine manière, c'est même au contraire son trop bon fonctionnement qui lui est reproché quand le législateur se plaint de ce qu'il aboutisse à des libérations avant que la mesure d'éloignement n'ait pu être exécutée.
D'ailleurs, l'argument selon lequel le dispositif viserait à conjurer le risque de voir le JLD autoriser la prolongation d'une rétention alors même que celle-ci, en tant que mesure administrative, sera ultérieurement annulée par le juge administratif a été battu en brèche par la commission des lois du Sénat elle-même. Selon ses propres termes : "Il convient toutefois de noter que ce cas est relativement peu fréquent et qu'il arrive au contraire souvent que le JLD remette un étranger en liberté du fait d'une irrégularité commise par l'administration alors même que la mesure de placement en rétention est légale, et que l'éloignement aurait été exécuté si le JLD n'était pas intervenu" (rapport n° 239 [2010-2011], p. 34).
Par surcroît, la simultanéité des deux procédures n'est pas, en réalité, contraire à l'objectif de bonne administration de la justice dès lors qu'elle découle du principe fondamental reconnu par les lois de la République de séparation des juridictions administrative et judiciaire, qui impose que chacun des ordres de juridiction se prononce sur la matière qui lui revient : la liberté individuelle pour le juge judiciaire ; la licéité de l'arrêté préfectoral pour la juridiction administrative (n° 89-261 DC du 28 juillet 1989, cons. 19, et n° 2003-484 DC du 20 novembre 2003, cons. 64-65). D'ailleurs, selon vos propres termes, la bonne administration de la justice elle-même "commande que l'exercice d'une voie de recours appropriée assure la garantie effective des droits des intéressés" (n° 89-261 DC, cons. 29). L'intervention préalable du juge administratif ne peut à cet égard être considérée comme une garantie, ce dernier n'étant pas le garant de la liberté individuelle, mission confiée exclusivement au juge de l'ordre judiciaire par l'article 66 de la Constitution. Aussi, le principe selon lequel le délai d'intervention du juge judiciaire doit être le plus court possible s'impose en toutes circonstances, indépendamment de l'intervention du juge administratif (6).
Enfin, le précédent ne saurait être invoqué à bon escient. La commission des lois de l'Assemblée nationale elle-même admet que la possibilité inscrite dans la loi n° 92-625 du 6 juillet 1992 de maintenir un étranger en zone d'attente pendant quatre jours ne saurait en aucun cas servir de justification à l'allongement de la durée de la saisine du juge pour ce qui concerne la rétention administrative (rapport n° 2814, p. 248) (7). D'abord parce que le Conseil constitutionnel n'avait pas été saisi de ce texte, ensuite et surtout parce que vous-même avez jugé que "le maintien d'un étranger en zone de transit (...) n'entraîne pas à l'encontre de l'intéressé un degré de contrainte sur sa personne comparable à celui qui résulterait de son placement dans un centre de rétention" (n° 92-307 DC du 25 février 1992, cons. 14).
Ainsi, en portant une atteinte manifestement excessive au droit au juge et en imposant une rigueur non nécessaire dans l'application de la loi, le législateur a procédé à une conciliation qui n'est pas proportionnée entre l'objectif de valeur constitutionnelle de bonne administration de la justice et les exigences posées aux articles 66 de la Constitution et 9 de la Déclaration de 1789 (n° 2010-62 QPC du 17 décembre 2010, cons. 6). Et, à ce titre, la disposition en cause encourt votre censure.

(3) Avis du 5 juillet 2010, § 10. (4) http//cimade-production.s3.amazonaws.com/publications/documents/43/original/RAPPORTannuel_CIMADE_BD.pdf?1286381622, p. 20. (5) Communiqué de la première présidence relatif aux arrêts 589, 590, 591 et 592 du 15 avril 2011 rendus par l'Assemblée plénière de la Cour de cassation sur la régularité de mesures de garde à vue. (6) Les requérants font leur le constat de la Commission nationale consultative des droits de l'homme selon lequel ce "prétendu enchevêtrement (...) est en réalité une garantie du respect des droits des étrangers faisant l'objet d'une mesure d'éloignement" (avis précité, § 13). La Cour européenne des droits de l'homme elle-même, toujours à propos de l'existence des deux types de recours, a salué "la complémentarité des recours existants pouvant permettre de contrôler l'ensemble des éléments de la légalité d'un acte puis aboutir à la libération de la personne internée" (Baudoin c. France, 18 novembre 2010, n° 35935/03, § 108). (7) Cf. également en ce sens le rapport du Sénat en deuxième lecture, n° 392 (2010-2011), p. 53.


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Version 1

1. Quant aux articles 44 et 51

Les articles 44 et 51 prévoient tous deux que, dorénavant, le délai d'intervention du juge des libertés et de la détention (JLD) pour autoriser le maintien en rétention administrative d'un étranger sera de cinq jours, et non plus de quarante-huit heures. En d'autres termes, pendant un délai, a minima, de cinq jours, un étranger pourra se retrouver privé de liberté par l'autorité administrative, sans possibilité aucune d'avoir accès à un juge du siège.

Il est pourtant constant que depuis votre décision n° 79-109 DC, la "liberté individuelle ne peut être tenue pour sauvegardée que si le juge intervient dans le plus court délai possible" (9 janvier 1980, cons. 4).

Or ce délai de cinq jours ne peut être considéré comme conforme à cette exigence. A cet égard, et à l'instar de la Commission nationale consultative des droits de l'homme, il convient d'abord de relever que "cet allongement considérable du délai de privation de liberté avant toute intervention du juge judiciaire n'est nullement imposé par la "directive retour”, dont le projet de loi est présenté comme l'application en droit français" (3).

Ensuite et surtout, il ne saurait être regardé comme le plus court délai possible.

Primo, parce que dans de nombreux cas, pour ne pas dire l'essentiel des cas, la décision préfectorale de placement en rétention administrative sera précédée d'une mesure de garde à vue. Dans ces hypothèses, les plus nombreuses, ce n'est donc pas pendant cinq jours que les étrangers concernés seront privés d'accès au juge du siège, mais bien pendant six, voire sept jours. Or, comme vous l'avez expressément indiqué dans votre décision précitée, le maintien "en détention pendant sept jours sans qu'un juge ait à intervenir, de plein droit ou à la demande de l'intéressé (...) n'est pas conforme à la constitution" (cons. 4).

Secundo, que ce soit dans votre décision n° 79-109 DC du 9 janvier 1980 (cons. 4) ou dans celle n° 97-389 DC du 22 avril 1997 (cons. 54), c'est par deux fois en vous fondant sur l'intervention du juge judiciaire dans un délai de quarante-huit heures que vous aviez admis la conformité des dispositifs contestés à l'article 66 de la Constitution. Rappelons d'ailleurs à cet égard que, dans votre décision de 1997, vous aviez validé le passage de vingt-quatre à quarante-huit heures en tenant compte du fait que, dans le même temps, la loi réduisait de six à cinq jours le délai de prorogation du maintien en rétention. De même si, dans votre décision n° 2003-484 DC du 20 novembre 2003, vous aviez validé l'extension du délai maximal de maintien en rétention, c'est uniquement après avoir rappelé que cet allongement ne remettait "pas en cause le contrôle de l'autorité judiciaire (...) au-delà de quarante-huit heures" (cons. 64). Or, en l'espèce, non seulement l'allongement du délai de recours au juge passe de deux à cinq jours, mais il s'accompagne de l'allongement de la durée maximale de rétention qui passe, elle, de trente-deux à quarante-cinq jours. Aucune circonstance, donc, n'appelle à ce que vous renonciez à votre propre jurisprudence. Tout au contraire.

En effet, hormis les décisions précitées spécifiques à la rétention administrative des étrangers, il ressort de manière générale de vos décisions rendues en matière de garde à vue que l'intervention d'un juge du siège au-delà d'un délai de quarante-huit heures a acquis une valeur constitutionnelle. Ainsi, déjà dans votre décision n° 80-127 DC du 20 janvier 1981, aviez-vous jugé qu'au-delà de quarante-huit heures "l'intervention d'un magistrat du siège pour autoriser (...) la prolongation de la garde à vue est nécessaire conformément aux dispositions de l'article 66 de la Constitution" (cons. 25). Et encore tout récemment, comme l'indique le commentaire aux Cahiers de votre décision n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010, vous avez "confirmé qu'au-delà de quarante-huit heures de privation de liberté l'article 66 de la Constitution impose que la privation de liberté soit placée sous le contrôle d'un magistrat du siège". C'est ainsi que vous avez rappelé que la possibilité pour le parquet de retenir pendant une durée de vingt heures un prévenu en attendant sa mise à la disposition de la justice "méconnaîtrait la protection constitutionnelle de la liberté individuelle si la personne retenue n'était pas effectivement présentée à un magistrat du siège avant l'expiration" de ce délai si elle s'appliquait à l'issue d'une garde à vue ayant duré quarante-huit heures (n° 2010-80 QPC du 17 décembre 2010, cons. 11).

Et même quand il s'est agi de vous prononcer sur la constitutionnalité de la prolongation de la garde à vue en matière de terrorisme à six jours, vous ne vous êtes pas contentés de la valider au regard de l'intervention du juge du siège, mais également au regard de l'article 9 de la Déclaration de 1789. Ainsi cette prolongation n'a-t-elle eu grâce à vos yeux, fût-elle prononcée par le juge des libertés, qu'eu égard à son caractère "exceptionnel" qui la rendait conforme au principe de rigueur nécessaire (n° 2010-31 QPC du 22 septembre 2010, cons. 5).

Rien ne justifie qu'il en soit autrement pour les étrangers, puisque si, selon vos propres termes, le législateur peut prendre à leur égard "des dispositions spécifiques", c'est à la condition de "respecter les libertés et droits fondamentaux de valeur constitutionnelle reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République", parmi lesquels figurent en premier lieu "la liberté individuelle et la sûreté" et des "droits de la défense" (n° 93-325 DC du 13 août 1993, cons. 3, 84 et 113).

Or, s'agissant d'étrangers dont il n'est pas démontré qu'ils représentent un danger particulier pour la sauvegarde de l'ordre public, c'est en vain que vous rechercherez une exigence constitutionnelle justifiant pareille rigueur dans l'application de la loi.

Les deux principaux arguments avancés par les promoteurs du nouveau dispositif ne sauraient en effet prospérer.

L'argument qu'il vous appartiendra en premier lieu d'écarter, énoncé dans le rapport initial de la commission des lois de l'Assemblée nationale, indique qu'une libération par le JLD pourra se justifier "par l'existence d'une irrégularité liée à la procédure civile ou pénale", mais que dans ce cas elle aura alors "pour conséquence d'empêcher l'exécution d'une mesure d'éloignement légale". Aussi, toujours selon les termes du même rapport, le "passage du délai de rétention administrative de deux à cinq jours permettra dans certaines circonstances d'exécuter la mesure d'éloignement dès que le juge administratif, juge du fond en matière de droit des étrangers, aura rendu sa décision" (rapport n° 2814, 16 septembre 2010, p. 249).

Si les requérants avaient cherché à démontrer que l'objectif véritable poursuivi par le législateur n'était pas celui de la bonne administration de la justice, mais la marginalisation du juge judiciaire, empêcheur "d'expulser en rond", ils ne l'auraient pas dit autrement ! En effet, il s'agit là ni plus ni moins de l'aveu que c'est l'Etat de droit que l'on cherche à contourner, au nom de l'efficacité des mesures de renvoi.

Or le risque que fait peser pareille disposition sur la liberté individuelle des étrangers est très loin d'être théorique. En effet, selon le rapport annuel 2009 de la CIMADE, ce ne sont pas moins de 4 000 étrangers qui pourraient ainsi être reconduits à la frontière sans avoir pu être à même de bénéficier d'un accès au JLD (4).

L'autre argument, qui manque tout autant de pertinence, réside dans l'idée que l'enchevêtrement des procédures administratives et judiciaires nuirait à l'objectif à valeur constitutionnelle de bonne administration de la justice. Ainsi, toujours selon les termes du rapport de la commission des lois de l'Assemblée nationale, il serait "indispensable de purger au préalable le contentieux sur la décision de rétention par l'administration avant que n'intervienne le juge judiciaire" (p. 249). Avec le nouvel agencement, et conformément à l'article 48 du projet de loi, le juge administratif statuerait ainsi toujours avant le JLD, puisque, saisi dans les quarante-huit heures, il aurait soixante-douze heures pour se prononcer.

A cet égard, s'il va de soi que les requérants ne remettent pas en cause la valeur constitutionnelle de l'objectif de bonne administration de la justice qui découle des articles 12, 15 et 16 de la Déclaration de 1789, ils rappellent néanmoins que, ne pouvant "être invoqué à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité sur le fondement de l'article 61-1 de la Constitution", cet objectif ne fait pas partie des "droits et libertés que la Constitution garantit", contrairement aux exigences inscrites aux articles 9 de la Déclaration et 66 de la Constitution ici en cause (n° 2010-77 QPC du 10 décembre 2010, cons. 3). Il ressort par ailleurs de la jurisprudence de l'Assemblée plénière de la Cour de cassation que "les nécessités d'une bonne administration de la justice ne peuvent être invoquées pour priver un justiciable de son droit à un procès équitable" (5). Autrement dit, dans la conciliation qu'il appartenait au législateur d'assurer entre, d'une part, un simple objectif et, d'autre part, d'impératives exigences, la balance ne pouvait pencher en faveur du premier aux dépens des secondes, sauf impérieuse nécessité avérée.

Or à aucun moment il n'a été ni avancé ni démontré que le recours au JLD dans un délai de quarante-huit heures était devenu intenable et mettait à mal le bon fonctionnement de la justice. Il n'est par exemple fait état d'aucune contrainte matérielle qui exigerait un report de l'intervention du juge du siège comme c'était le cas dans votre décision n° 2010-80 QPC du 17 décembre 2010 (cons. 6). D'une certaine manière, c'est même au contraire son trop bon fonctionnement qui lui est reproché quand le législateur se plaint de ce qu'il aboutisse à des libérations avant que la mesure d'éloignement n'ait pu être exécutée.

D'ailleurs, l'argument selon lequel le dispositif viserait à conjurer le risque de voir le JLD autoriser la prolongation d'une rétention alors même que celle-ci, en tant que mesure administrative, sera ultérieurement annulée par le juge administratif a été battu en brèche par la commission des lois du Sénat elle-même. Selon ses propres termes : "Il convient toutefois de noter que ce cas est relativement peu fréquent et qu'il arrive au contraire souvent que le JLD remette un étranger en liberté du fait d'une irrégularité commise par l'administration alors même que la mesure de placement en rétention est légale, et que l'éloignement aurait été exécuté si le JLD n'était pas intervenu" (rapport n° 239 [2010-2011], p. 34).

Par surcroît, la simultanéité des deux procédures n'est pas, en réalité, contraire à l'objectif de bonne administration de la justice dès lors qu'elle découle du principe fondamental reconnu par les lois de la République de séparation des juridictions administrative et judiciaire, qui impose que chacun des ordres de juridiction se prononce sur la matière qui lui revient : la liberté individuelle pour le juge judiciaire ; la licéité de l'arrêté préfectoral pour la juridiction administrative (n° 89-261 DC du 28 juillet 1989, cons. 19, et n° 2003-484 DC du 20 novembre 2003, cons. 64-65). D'ailleurs, selon vos propres termes, la bonne administration de la justice elle-même "commande que l'exercice d'une voie de recours appropriée assure la garantie effective des droits des intéressés" (n° 89-261 DC, cons. 29). L'intervention préalable du juge administratif ne peut à cet égard être considérée comme une garantie, ce dernier n'étant pas le garant de la liberté individuelle, mission confiée exclusivement au juge de l'ordre judiciaire par l'article 66 de la Constitution. Aussi, le principe selon lequel le délai d'intervention du juge judiciaire doit être le plus court possible s'impose en toutes circonstances, indépendamment de l'intervention du juge administratif (6).

Enfin, le précédent ne saurait être invoqué à bon escient. La commission des lois de l'Assemblée nationale elle-même admet que la possibilité inscrite dans la loi n° 92-625 du 6 juillet 1992 de maintenir un étranger en zone d'attente pendant quatre jours ne saurait en aucun cas servir de justification à l'allongement de la durée de la saisine du juge pour ce qui concerne la rétention administrative (rapport n° 2814, p. 248) (7). D'abord parce que le Conseil constitutionnel n'avait pas été saisi de ce texte, ensuite et surtout parce que vous-même avez jugé que "le maintien d'un étranger en zone de transit (...) n'entraîne pas à l'encontre de l'intéressé un degré de contrainte sur sa personne comparable à celui qui résulterait de son placement dans un centre de rétention" (n° 92-307 DC du 25 février 1992, cons. 14).

Ainsi, en portant une atteinte manifestement excessive au droit au juge et en imposant une rigueur non nécessaire dans l'application de la loi, le législateur a procédé à une conciliation qui n'est pas proportionnée entre l'objectif de valeur constitutionnelle de bonne administration de la justice et les exigences posées aux articles 66 de la Constitution et 9 de la Déclaration de 1789 (n° 2010-62 QPC du 17 décembre 2010, cons. 6). Et, à ce titre, la disposition en cause encourt votre censure.

(3) Avis du 5 juillet 2010, § 10. (4) http//cimade-production.s3.amazonaws.com/publications/documents/43/original/RAPPORTannuel_CIMADE_BD.pdf?1286381622, p. 20. (5) Communiqué de la première présidence relatif aux arrêts 589, 590, 591 et 592 du 15 avril 2011 rendus par l'Assemblée plénière de la Cour de cassation sur la régularité de mesures de garde à vue. (6) Les requérants font leur le constat de la Commission nationale consultative des droits de l'homme selon lequel ce "prétendu enchevêtrement (...) est en réalité une garantie du respect des droits des étrangers faisant l'objet d'une mesure d'éloignement" (avis précité, § 13). La Cour européenne des droits de l'homme elle-même, toujours à propos de l'existence des deux types de recours, a salué "la complémentarité des recours existants pouvant permettre de contrôler l'ensemble des éléments de la légalité d'un acte puis aboutir à la libération de la personne internée" (Baudoin c. France, 18 novembre 2010, n° 35935/03, § 108). (7) Cf. également en ce sens le rapport du Sénat en deuxième lecture, n° 392 (2010-2011), p. 53.