JORF n°0062 du 15 mars 2011

  1. Quant à l'incompétence négative du législateur

Comme vous avez eu l'occasion de l'indiquer : « aux termes de l'article 34 de la Constitution, la loi fixe les règles concernant les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques ; qu'il appartient au législateur d'assurer la sauvegarde des droits et des libertés constitutionnellement garantis ; que s'il peut déléguer la mise en œuvre de cette sauvegarde au pouvoir réglementaire, il doit toutefois déterminer lui-même la nature des garanties nécessaires ; que, s'agissant de la liberté de communication, il lui revient de concilier, en l'état actuel des techniques et de leur maîtrise, l'exercice de cette liberté telle qu'elle résulte de l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, avec, d'une part, les contraintes techniques inhérentes aux moyens de communication concernés et, d'autre part, les objectifs de valeur constitutionnelle que sont la sauvegarde de l'ordre public, le respect de la liberté d'autrui et la préservation du caractère pluraliste des courants d'expression socioculturels » (96-378 DC du 23 juillet 1996, cons. 27).
Or vous avez justement estimé que l'accès à internet fait aujourd'hui partie intégrante de la liberté de communication. Selon vos propre termes, « en l'état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu'à l'importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l'expression des idées et des opinions, ce droit implique la liberté d'accéder à ces services » (2009-580 DC du 10 juin 2009, cons. 12).
Il n'est bien évidemment pas dans l'intention des requérants de prétendre que l'accès à des sites pédopornographiques relèverait de ladite liberté de communication. En revanche, ils ne sauraient admettre que, faute de garanties suffisantes prévues par le législateur, la liberté de communication via internet subisse des immixtions arbitraires de la part des autorités administratives sous couvert de lutte conte la pédopornographie.
Or ce risque existe bien. En premier lieu du fait que le blocage d'un contenu peut entraîner le blocage d'un site dans son ensemble. Comme l'admet l'étude d'impact annexée au projet de loi initial, « le risque de bloquer l'accès à des contenus qui ne sont pas illicites existe du fait, d'une part, de la volatilité des contenus sur internet et, d'autre part, de la technique de blocage utilisée (blocage de l'accès à la totalité d'un domaine alors qu'un seul contenu est illicite) ». Or il n'existe aucune technique qui permette d'éviter à coup sûr ce phénomène de surblocage. A titre d'exemple, c'est l'intégralité du site Wikipedia qui en Angleterre s'est retrouvé bloqué pendant trois jours en décembre 2008 suite à la tentative de blocage de l'une des pages du site qui contenait l'illustration d'une pochette de disque représentant une mineure nue. C'est dire la disproportion entre le but recherché et le résultat atteint.
Mais le risque d'immixtion arbitraire existe surtout dans la mesure où l'ensemble du dispositif de filtrage reposera exclusivement sur des autorités administratives sans qu'aucun contrôle indépendant ne soit prévu quant à la qualification du caractère pornographique des images ou représentations des mineurs en question tel que défini à l'article 227-23 du code pénal.
Pour éviter ce risque, l'Assemblée nationale avait prévu en première lecture que ce filtrage ne pourrait se faire qu'« après accord de l'autorité judiciaire ».
En première lecture, le Sénat avait supprimé le contrôle de l'autorité judiciaire, mais exigé en échange que les images ou représentations des mineurs devaient avoir un « caractère manifestement pornographique », et, que si tel n'était pas le cas, il appartiendrait à l'autorité administrative de saisir l'autorité judiciaire.
Dans la version finalement retenue, le texte ne contient plus aucune référence au caractère manifestement pornographique des images en cause, ni d'intervention de l'autorité judiciaire. Lors du débat en première lecture au Sénat, le rapporteur de la commission des lois avait justifié la suppression de la mention relative à l'autorité judicaire, au motif que « la disposition proposée présente une portée beaucoup plus restreinte [que la loi HADOPI], puisqu'elle tend non à interdire l'accès à internet, mais à empêcher l'accès à un site déterminé en raison de son caractère illicite » (compte rendu intégral de la séance du 8 septembre 2010).
Les requérants veulent bien admettre que la disposition est plus « restreinte » que dans la loi HADOPI. Pour autant, ils ne sauraient se rendre à l'analyse que fait le rapporteur de votre décision n° 2009-580 DC du 10 juin 2009. Qu'en effet, ce qui importe n'est pas l'ampleur de la restriction, mais, selon vos propres termes, « la nature de la liberté garantie par l'article 11 de la Déclaration de 1789 » (cons. 16), liberté à propos de laquelle vous aviez déclaré qu'il s'agissait d'une « liberté fondamentale, d'autant plus précieuse que son existence est une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés » (94-345 DC du 29 juillet 1994, cons. 5).
Comme l'indique le commentaire aux cahiers n° 27 de la décision HADOPI 1, cette liberté doit être préservée aussi bien dans sa dimension « passive », le citoyen étant alors récepteur de l'information, que dans sa dimension « active », le citoyen étant alors émetteur de l'information.
De surcroît, la possibilité de filtrage ne peut s'analyser en une simple mesure de police administrative dès lors que, comme il ressort clairement des débats devant les deux Assemblées, elle implique une appréciation préalable du caractère illicite des images ou représentations en cause, telles qu'elles sont définies à l'article 227-23 du code pénal.
Que l'on songe par exemple à la dernière exposition de Larry Clark qui s'est tenue au musée d'art moderne de la ville de Paris dont le contenu de certaines photos représentant de jeunes adolescents a donné lieu à une importante polémique. Il est bien évident que, selon les sensibilités de chacun, d'aucuns y verront des images manifestement pédopornographiques, là où d'autres n'y verront que le libre exercice d'expression de l'artiste photographe.
Aussi, du fait de l'appréciation qu'appelle le filtrage envisagé sur la nature des images et des représentations en cause, ainsi que des conséquences que cette appréciation pourra avoir sur la liberté de communication dont vous êtes les gardiens, le dispositif envisagé ne pouvait être laissé à la seule appréciation de l'autorité administrative, sans encourir votre censure.

Sur l'article 11

L'article 11 pour une partie codifie les dispositions des articles 21, 21-1 et le I de l'article 23 de la loi n° 2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure relatives aux fichiers d'antécédents (STIC et JUDEX) et d'analyse sérielle.
Pour une autre partie, il étend le champ de ces différents fichiers : aux personnes qui font l'objet d'une enquête ou d'une instruction pour recherche des causes de mort ou de disparition de mineurs pour les fichiers d'antécédents ; à celles qui font l'objet d'une enquête concernant « toute infraction » punie de cinq ans d'emprisonnement pour les fichiers d'analyse sérielle.
Il apporte ensuite certaines précisions concernant l'effacement et la rectification des données inscrites sur les fichiers d'antécédents.
Enfin, il instaure un magistrat référent chargé, concomitamment avec le procureur de la République, du suivi et de la mise à jour de ces deux catégories de fichiers.
Les requérants n'ignorent pas que vous avez validé les dispositions équivalentes de la loi n° 2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure concernant les fichiers d'antécédents dans votre décision n° 2003-467 DC du 13 mars 2003 de manière explicite, tout comme vous avez validé celles de la loi n° 2005-1549 du 12 décembre 2005 relative au traitement de la récidive des infractions pénales concernant les fichiers d'analyse sérielle dans votre décision n° 2005-527 DC du 8 décembre 2005, mais de manière implicite.
Qu'ainsi, dans votre décision n° 2003-467 DC, vous avez jugé que le législateur n'avait pas méconnu les exigences constitutionnelles relatives au « respect de la vie privée » (cons. 21-27), à « l'utilisation des traitements à des fins administratives » (cons. 28-35), au « droit pénal des mineurs » (cons. 36-38), au « respect de la présomption d'innocence » (cons. 39-43), au « principe d'égalité » (cons. 44) et à la « compétence du législateur » (cons. 45).
Vous aviez néanmoins émis cinq réserves à la constitutionnalité de ce dispositif (cons. 46) :
― que la loi du 6 janvier 1978 s'appliquera aux traitements en cause (cons. 26) ;
― que les données recueillies dans les fichiers ne constitueront, dans chaque cas, qu'un élément de la décision prise, sous le contrôle du juge, par l'autorité administrative (cons. 34), et qu'elles ne sauraient être entendues comme remettant en cause l'acquisition de la nationalité française lorsque celle-ci est, en vertu de la loi, de plein droit, ni le renouvellement d'un titre de séjour lorsque celui-ci est, en vertu de la loi, de plein droit ou lorsqu'il est commandé par le respect du droit de chacun à mener une vie familiale normale (cons. 35) ;
― qu'il appartiendra au décret prévu par la loi déférée de déterminer une durée de conservation conciliant, d'une part, la nécessité d'identifier les auteurs d'infractions et, d'autre part, celle de rechercher le relèvement éducatif et moral des mineurs délinquants (cons. 38) ;
― que toute personne inscrite dans le fichier devra pouvoir exercer son droit d'accès et de rectification des données la concernant dans les conditions prévues par l'article 39 de la loi du 6 janvier 1978 (cons. 43).
S'agissant des dispositions identiques de la loi qui vous est ici déférée, elles appellent donc nécessairement, et a minima, les mêmes réserves de votre haute juridiction.
Elles appellent un examen d'autant plus approfondi que, depuis vos décisions de 2003 et de 2005, s'est produit un « changement de circonstances » au sens de l'article 23-2 de l'ordonnance révisée n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel qui permet de vous soumettre une question prioritaire de constitutionnalité, quand bien même la disposition en cause eut été préalablement déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision antérieure (2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010). Rien ne s'oppose en effet à ce que dans le cadre d'une saisine, a priori, votre haute juridiction tienne compte d'un tel changement de circonstances lorsqu'elle procède à l'examen de dispositions qui sont pour partie identiques à des dispositions qu'elle a auparavant déclarées conformes à la Constitution.
Or, en l'espèce, dans un rapport remis au Premier ministre le 20 janvier 2009 relatif au contrôle du STIC (2), la Commission nationale de l'informatique et des libertés a constaté que « seules 17 % des fiches de personnes mises en cause étaient exactes » (3). D'une manière générale, le rapport met en évidence que les dispositions de la loi de 2003 relatives au suivi et aux rectifications du STIC étaient manifestement ineffectives. Pourtant, en 2009, ce n'est pas moins de 5,58 millions de personnes physiques mises en cause qui figuraient dans ce fichier, chiffre en augmentation de 41 % par rapport à 2001 (4).
Or il est un principe fondamental inscrit au 4° de l'article 6 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés ― loi dont, le rappelait Joël Boyer, le « statut particulier » au regard de votre jurisprudence « est incontestable » (5) ― et selon lequel les données inscrites dans un fichier doivent être « exactes, complètes et, si nécessaire, mises à jour ».
C'est ainsi à l'aune de cette circonstance nouvelle, et alarmante, que les requérants vous demandent de considérer à nouveau les dispositions identiques de la loi ici déférée à la loi de 2003 que vous aviez, sous réserve, déclarées conformes à la Constitution.
Par ailleurs, certaines des dispositions nouvelles de la loi appellent, sinon la censure, du moins des réserves de votre haute juridiction au regard de l'incompétence négative dont a fait preuve le législateur et de « l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi » qui « lui impose d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques » (2004-499 DC du 29 juillet 2004, cons. 29).
Il en va ainsi de l'article 230-8 du code de procédure pénale tel qu'il résulte de l'article 11 de la loi et qui distingue selon que les décisions de classement sans suite sont « motivées par une insuffisance de charges », et les autres décisions de classement sans suite.
Il est prévu que les premières fassent l'objet d'une « mention, sauf si le procureur de la République ordonne l'effacement des données personnelles », tandis que les secondes « font l'objet d'une mention », mais sans possibilité pour le procureur de la République d'ordonner l'effacement des données personnelles.
Cette différence de régime est parfaitement injustifiée, et par voie de conséquence totalement inintelligible. Elle aboutirait en effet à ce résultat, on ne peut plus paradoxal, qu'une personne qui a bénéficié d'un classement sans suite pour défaut d'infraction se verrait maintenue sur un fichier de police ou de gendarmerie sans possibilité d'en être rayé, tandis que celle sur laquelle continue à peser des soupçons pourrait, elle, bénéficier d'un retrait de ces fichiers.
Par ailleurs, la portée de la dernière phrase de cette disposition n'est pas non plus d'une grande clarté. Elle prévoit que : « Lorsqu'une décision fait l'objet d'une mention, les données relatives à la personne concernée ne peuvent faire l'objet d'une consultation dans le cadre des enquêtes administratives prévues à l'article 17-1 de le loi n° 95-73 du 21 janvier 1995 d'orientation et de programmation relative à la sécurité ».
Or rien n'indique si cette précision n'est valable que pour les décisions de classement sans suite visées à l'avant-dernière phrase de l'article 230-8, ou si elle concerne toutes les décisions innocentant une personne donnant lieu à mention visées dans l'article. Selon les requérants, c'est cette seconde interprétation qui doit être retenue, sans quoi, « par son caractère excessif », l'utilisation administrative des fichiers porterait une « atteinte aux droits ou aux intérêts légitimes des personnes concernées » (2003-467 DC du 13 mars 2003, cons. 32).

(2) http://www.cnil.fr/fileadinin/documents/approfondir/dossier/Controles_Sanctions/Conclusions20des20controles20STIC20CNIL202009.pdf. (3) Page 26 du rapport. (4) Rapport d'information n° 1548 de l'Assemblée nationale, Fichiers de police. Les défis de la République. (5) « Fichiers de police judiciaire et normes constitutionnelles : quel ordre juridictionnel ? », Petites affiches, 22 mai 2003, n° 102.


Historique des versions

Version 1

2. Quant à l'incompétence négative du législateur

Comme vous avez eu l'occasion de l'indiquer : « aux termes de l'article 34 de la Constitution, la loi fixe les règles concernant les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques ; qu'il appartient au législateur d'assurer la sauvegarde des droits et des libertés constitutionnellement garantis ; que s'il peut déléguer la mise en œuvre de cette sauvegarde au pouvoir réglementaire, il doit toutefois déterminer lui-même la nature des garanties nécessaires ; que, s'agissant de la liberté de communication, il lui revient de concilier, en l'état actuel des techniques et de leur maîtrise, l'exercice de cette liberté telle qu'elle résulte de l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, avec, d'une part, les contraintes techniques inhérentes aux moyens de communication concernés et, d'autre part, les objectifs de valeur constitutionnelle que sont la sauvegarde de l'ordre public, le respect de la liberté d'autrui et la préservation du caractère pluraliste des courants d'expression socioculturels » (96-378 DC du 23 juillet 1996, cons. 27).

Or vous avez justement estimé que l'accès à internet fait aujourd'hui partie intégrante de la liberté de communication. Selon vos propre termes, « en l'état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu'à l'importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l'expression des idées et des opinions, ce droit implique la liberté d'accéder à ces services » (2009-580 DC du 10 juin 2009, cons. 12).

Il n'est bien évidemment pas dans l'intention des requérants de prétendre que l'accès à des sites pédopornographiques relèverait de ladite liberté de communication. En revanche, ils ne sauraient admettre que, faute de garanties suffisantes prévues par le législateur, la liberté de communication via internet subisse des immixtions arbitraires de la part des autorités administratives sous couvert de lutte conte la pédopornographie.

Or ce risque existe bien. En premier lieu du fait que le blocage d'un contenu peut entraîner le blocage d'un site dans son ensemble. Comme l'admet l'étude d'impact annexée au projet de loi initial, « le risque de bloquer l'accès à des contenus qui ne sont pas illicites existe du fait, d'une part, de la volatilité des contenus sur internet et, d'autre part, de la technique de blocage utilisée (blocage de l'accès à la totalité d'un domaine alors qu'un seul contenu est illicite) ». Or il n'existe aucune technique qui permette d'éviter à coup sûr ce phénomène de surblocage. A titre d'exemple, c'est l'intégralité du site Wikipedia qui en Angleterre s'est retrouvé bloqué pendant trois jours en décembre 2008 suite à la tentative de blocage de l'une des pages du site qui contenait l'illustration d'une pochette de disque représentant une mineure nue. C'est dire la disproportion entre le but recherché et le résultat atteint.

Mais le risque d'immixtion arbitraire existe surtout dans la mesure où l'ensemble du dispositif de filtrage reposera exclusivement sur des autorités administratives sans qu'aucun contrôle indépendant ne soit prévu quant à la qualification du caractère pornographique des images ou représentations des mineurs en question tel que défini à l'article 227-23 du code pénal.

Pour éviter ce risque, l'Assemblée nationale avait prévu en première lecture que ce filtrage ne pourrait se faire qu'« après accord de l'autorité judiciaire ».

En première lecture, le Sénat avait supprimé le contrôle de l'autorité judiciaire, mais exigé en échange que les images ou représentations des mineurs devaient avoir un « caractère manifestement pornographique », et, que si tel n'était pas le cas, il appartiendrait à l'autorité administrative de saisir l'autorité judiciaire.

Dans la version finalement retenue, le texte ne contient plus aucune référence au caractère manifestement pornographique des images en cause, ni d'intervention de l'autorité judiciaire. Lors du débat en première lecture au Sénat, le rapporteur de la commission des lois avait justifié la suppression de la mention relative à l'autorité judicaire, au motif que « la disposition proposée présente une portée beaucoup plus restreinte [que la loi HADOPI], puisqu'elle tend non à interdire l'accès à internet, mais à empêcher l'accès à un site déterminé en raison de son caractère illicite » (compte rendu intégral de la séance du 8 septembre 2010).

Les requérants veulent bien admettre que la disposition est plus « restreinte » que dans la loi HADOPI. Pour autant, ils ne sauraient se rendre à l'analyse que fait le rapporteur de votre décision n° 2009-580 DC du 10 juin 2009. Qu'en effet, ce qui importe n'est pas l'ampleur de la restriction, mais, selon vos propres termes, « la nature de la liberté garantie par l'article 11 de la Déclaration de 1789 » (cons. 16), liberté à propos de laquelle vous aviez déclaré qu'il s'agissait d'une « liberté fondamentale, d'autant plus précieuse que son existence est une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés » (94-345 DC du 29 juillet 1994, cons. 5).

Comme l'indique le commentaire aux cahiers n° 27 de la décision HADOPI 1, cette liberté doit être préservée aussi bien dans sa dimension « passive », le citoyen étant alors récepteur de l'information, que dans sa dimension « active », le citoyen étant alors émetteur de l'information.

De surcroît, la possibilité de filtrage ne peut s'analyser en une simple mesure de police administrative dès lors que, comme il ressort clairement des débats devant les deux Assemblées, elle implique une appréciation préalable du caractère illicite des images ou représentations en cause, telles qu'elles sont définies à l'article 227-23 du code pénal.

Que l'on songe par exemple à la dernière exposition de Larry Clark qui s'est tenue au musée d'art moderne de la ville de Paris dont le contenu de certaines photos représentant de jeunes adolescents a donné lieu à une importante polémique. Il est bien évident que, selon les sensibilités de chacun, d'aucuns y verront des images manifestement pédopornographiques, là où d'autres n'y verront que le libre exercice d'expression de l'artiste photographe.

Aussi, du fait de l'appréciation qu'appelle le filtrage envisagé sur la nature des images et des représentations en cause, ainsi que des conséquences que cette appréciation pourra avoir sur la liberté de communication dont vous êtes les gardiens, le dispositif envisagé ne pouvait être laissé à la seule appréciation de l'autorité administrative, sans encourir votre censure.

Sur l'article 11

L'article 11 pour une partie codifie les dispositions des articles 21, 21-1 et le I de l'article 23 de la loi n° 2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure relatives aux fichiers d'antécédents (STIC et JUDEX) et d'analyse sérielle.

Pour une autre partie, il étend le champ de ces différents fichiers : aux personnes qui font l'objet d'une enquête ou d'une instruction pour recherche des causes de mort ou de disparition de mineurs pour les fichiers d'antécédents ; à celles qui font l'objet d'une enquête concernant « toute infraction » punie de cinq ans d'emprisonnement pour les fichiers d'analyse sérielle.

Il apporte ensuite certaines précisions concernant l'effacement et la rectification des données inscrites sur les fichiers d'antécédents.

Enfin, il instaure un magistrat référent chargé, concomitamment avec le procureur de la République, du suivi et de la mise à jour de ces deux catégories de fichiers.

Les requérants n'ignorent pas que vous avez validé les dispositions équivalentes de la loi n° 2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure concernant les fichiers d'antécédents dans votre décision n° 2003-467 DC du 13 mars 2003 de manière explicite, tout comme vous avez validé celles de la loi n° 2005-1549 du 12 décembre 2005 relative au traitement de la récidive des infractions pénales concernant les fichiers d'analyse sérielle dans votre décision n° 2005-527 DC du 8 décembre 2005, mais de manière implicite.

Qu'ainsi, dans votre décision n° 2003-467 DC, vous avez jugé que le législateur n'avait pas méconnu les exigences constitutionnelles relatives au « respect de la vie privée » (cons. 21-27), à « l'utilisation des traitements à des fins administratives » (cons. 28-35), au « droit pénal des mineurs » (cons. 36-38), au « respect de la présomption d'innocence » (cons. 39-43), au « principe d'égalité » (cons. 44) et à la « compétence du législateur » (cons. 45).

Vous aviez néanmoins émis cinq réserves à la constitutionnalité de ce dispositif (cons. 46) :

― que la loi du 6 janvier 1978 s'appliquera aux traitements en cause (cons. 26) ;

― que les données recueillies dans les fichiers ne constitueront, dans chaque cas, qu'un élément de la décision prise, sous le contrôle du juge, par l'autorité administrative (cons. 34), et qu'elles ne sauraient être entendues comme remettant en cause l'acquisition de la nationalité française lorsque celle-ci est, en vertu de la loi, de plein droit, ni le renouvellement d'un titre de séjour lorsque celui-ci est, en vertu de la loi, de plein droit ou lorsqu'il est commandé par le respect du droit de chacun à mener une vie familiale normale (cons. 35) ;

― qu'il appartiendra au décret prévu par la loi déférée de déterminer une durée de conservation conciliant, d'une part, la nécessité d'identifier les auteurs d'infractions et, d'autre part, celle de rechercher le relèvement éducatif et moral des mineurs délinquants (cons. 38) ;

― que toute personne inscrite dans le fichier devra pouvoir exercer son droit d'accès et de rectification des données la concernant dans les conditions prévues par l'article 39 de la loi du 6 janvier 1978 (cons. 43).

S'agissant des dispositions identiques de la loi qui vous est ici déférée, elles appellent donc nécessairement, et a minima, les mêmes réserves de votre haute juridiction.

Elles appellent un examen d'autant plus approfondi que, depuis vos décisions de 2003 et de 2005, s'est produit un « changement de circonstances » au sens de l'article 23-2 de l'ordonnance révisée n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel qui permet de vous soumettre une question prioritaire de constitutionnalité, quand bien même la disposition en cause eut été préalablement déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision antérieure (2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010). Rien ne s'oppose en effet à ce que dans le cadre d'une saisine, a priori, votre haute juridiction tienne compte d'un tel changement de circonstances lorsqu'elle procède à l'examen de dispositions qui sont pour partie identiques à des dispositions qu'elle a auparavant déclarées conformes à la Constitution.

Or, en l'espèce, dans un rapport remis au Premier ministre le 20 janvier 2009 relatif au contrôle du STIC (2), la Commission nationale de l'informatique et des libertés a constaté que « seules 17 % des fiches de personnes mises en cause étaient exactes » (3). D'une manière générale, le rapport met en évidence que les dispositions de la loi de 2003 relatives au suivi et aux rectifications du STIC étaient manifestement ineffectives. Pourtant, en 2009, ce n'est pas moins de 5,58 millions de personnes physiques mises en cause qui figuraient dans ce fichier, chiffre en augmentation de 41 % par rapport à 2001 (4).

Or il est un principe fondamental inscrit au 4° de l'article 6 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés ― loi dont, le rappelait Joël Boyer, le « statut particulier » au regard de votre jurisprudence « est incontestable » (5) ― et selon lequel les données inscrites dans un fichier doivent être « exactes, complètes et, si nécessaire, mises à jour ».

C'est ainsi à l'aune de cette circonstance nouvelle, et alarmante, que les requérants vous demandent de considérer à nouveau les dispositions identiques de la loi ici déférée à la loi de 2003 que vous aviez, sous réserve, déclarées conformes à la Constitution.

Par ailleurs, certaines des dispositions nouvelles de la loi appellent, sinon la censure, du moins des réserves de votre haute juridiction au regard de l'incompétence négative dont a fait preuve le législateur et de « l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi » qui « lui impose d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques » (2004-499 DC du 29 juillet 2004, cons. 29).

Il en va ainsi de l'article 230-8 du code de procédure pénale tel qu'il résulte de l'article 11 de la loi et qui distingue selon que les décisions de classement sans suite sont « motivées par une insuffisance de charges », et les autres décisions de classement sans suite.

Il est prévu que les premières fassent l'objet d'une « mention, sauf si le procureur de la République ordonne l'effacement des données personnelles », tandis que les secondes « font l'objet d'une mention », mais sans possibilité pour le procureur de la République d'ordonner l'effacement des données personnelles.

Cette différence de régime est parfaitement injustifiée, et par voie de conséquence totalement inintelligible. Elle aboutirait en effet à ce résultat, on ne peut plus paradoxal, qu'une personne qui a bénéficié d'un classement sans suite pour défaut d'infraction se verrait maintenue sur un fichier de police ou de gendarmerie sans possibilité d'en être rayé, tandis que celle sur laquelle continue à peser des soupçons pourrait, elle, bénéficier d'un retrait de ces fichiers.

Par ailleurs, la portée de la dernière phrase de cette disposition n'est pas non plus d'une grande clarté. Elle prévoit que : « Lorsqu'une décision fait l'objet d'une mention, les données relatives à la personne concernée ne peuvent faire l'objet d'une consultation dans le cadre des enquêtes administratives prévues à l'article 17-1 de le loi n° 95-73 du 21 janvier 1995 d'orientation et de programmation relative à la sécurité ».

Or rien n'indique si cette précision n'est valable que pour les décisions de classement sans suite visées à l'avant-dernière phrase de l'article 230-8, ou si elle concerne toutes les décisions innocentant une personne donnant lieu à mention visées dans l'article. Selon les requérants, c'est cette seconde interprétation qui doit être retenue, sans quoi, « par son caractère excessif », l'utilisation administrative des fichiers porterait une « atteinte aux droits ou aux intérêts légitimes des personnes concernées » (2003-467 DC du 13 mars 2003, cons. 32).

(2) http://www.cnil.fr/fileadinin/documents/approfondir/dossier/Controles_Sanctions/Conclusions20des20controles20STIC20CNIL202009.pdf. (3) Page 26 du rapport. (4) Rapport d'information n° 1548 de l'Assemblée nationale, Fichiers de police. Les défis de la République. (5) « Fichiers de police judiciaire et normes constitutionnelles : quel ordre juridictionnel ? », Petites affiches, 22 mai 2003, n° 102.