JORF n°0135 du 13 juin 2009

L'incohérence flagrante du dispositif ainsi conçu par le législateur appelle une censure globale de la loi soumise à votre contrôle.
Au demeurant, si rien ne garantit l'efficacité de cette loi dont l'application soulève d'innombrables et insolubles problèmes techniques, les atteintes aux droits et libertés protégés par votre juridiction sont bien réelles.

  1. Une conciliation manifestement déséquilibrée entre la protection des droits d'auteur et la protection de la vie privée
    L'évolution des nouvelles technologies de l'information et de la communication a conduit votre juridiction à prendre la mesure des risques liés à leur utilisation notamment au regard du droit au respect de la vie privée. Dans votre décision n° 2005-532 DC, vous rappeliez qu'" il appartient au législateur d'assurer la conciliation entre, d'une part, la prévention des atteintes à l'ordre public, notamment à la sécurité des personnes et des biens, et la recherche d'auteurs d'infractions, toutes deux nécessaires à la sauvegarde de droits et de principes de valeur constitutionnelle, et, d'autre part, l'exercice des libertés constitutionnellement garanties, au nombre desquelles figure le respect de la vie privée ".
    Or, il n'échappera pas à votre juridiction que la réalisation de l'objectif poursuivi par le législateur nécessite la mise en œuvre de mesures de surveillance des citoyens dont certaines pourraient être incompatibles avec l'exigence constitutionnelle du droit au respect de la vie privée. Comment assurer l'effectivité d'une loi qui vise à interdire les téléchargements sauf à permettre une surveillance de l'utilisation du réseau internet par les citoyens et donc de violer le droit au respect de la vie privée ? L'échange de fichiers se pratique également dans le cadre de correspondances privées par le biais des e-mails et l'on voit mal comment, sauf à instaurer un contrôle généralisé des communications électroniques au mépris du secret des correspondances, ce dispositif permettrait de lutter contre de tels échanges. En outre, dans les entreprises et collectivités, la mise en œuvre de l'obligation de sécurisation des postes informatiques des salariés comporte un risque de surveillance individualisée de l'utilisation d'internet. Pour ce qui est des collectivités ou des associations offrant des accès Wi-Fi, cette mise en œuvre de sécurisation des postes informatiques, compte tenu de la difficulté technique prévisible, risque d'entraîner l'obligation d'un filtrage des sites, la constitution de " listes blanches " comme l'a souligné le CGTI dans son rapport. Ainsi, l'efficacité d'un tel dispositif ne pourra être acquise qu'au prix de nombreuses atteintes aux droits fondamentaux puisque la réalisation de l'objectif poursuivi suppose la mise en place d'un contrôle automatisé, quasi général et constant du réseau internet.
    De telles menaces rendaient indispensable l'édiction de garanties par le législateur permettant de s'assurer que les moyens mis en œuvre ne porteront pas atteinte au droit au respect de la vie privée. Or, le législateur a négligé de fixer les limites claires et précises de la surveillance du réseau internet impliquée par cette loi. Cet aspect fondamental lié à l'application concrète de la loi n'a pas été précisé par le législateur au mépris de la compétence qu'il tient de l'article 34 de la Constitution pour fixer les " règles concernant les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques ".
    Par une jurisprudence constante, votre juridiction considère que le respect des droits ayant valeur constitutionnelle suppose que le législateur édicte de manière suffisamment précise les garanties permettant d'éviter que l'application concrète de la loi soit placée sous le signe de l'arbitraire (décision n° 2000-435 DC du 7 décembre 2000).
    Or, les limitations au droit au respect de la vie privée apportée par cette loi n'ont pas été définies de manière précise par le législateur. Alors que la surveillance du réseau internet impliqué par ce dispositif est susceptible de porter une atteinte grave au droit au respect de la vie privée, il appartenait à tout le moins au législateur de préciser les limites s'imposant aux autorités compétentes afin d'éviter " une rigueur non nécessaire lors de la recherche des auteurs d'infraction " (votre décision n° 2004-492 DC).
    Il appartenait ainsi au législateur de fixer des limites relatives aux moyens techniques employés aux fins d'assurer la surveillance du réseau en application de cette loi. Or, aucune disposition de la loi ne précise les modalités de la collecte des adresses IP alors que de surcroît ce sont des personnes privées qui seront en charge de procéder au relevé de ces adresses en vertu de l'article L. 331-24 de la loi. Il est probable au demeurant que soient utilisés des logiciels permettant un relevé automatique d'adresses IP alors que la loi ne fixe aucune garantie relative à leur spécification technique, leur fonctionnement ou leur utilisation. Vous pourrez à cet égard constater que les débats parlementaires n'ont pas permis de combler les silences de la loi.
    Dans le même sens, l'obligation de sécurisation des connexions internet est liée à l'utilisation de logiciels visés à l'article L. 331-32 qui seront installés sur les ordinateurs des abonnés sans que le législateur ne précise les modalités de fonctionnement de tels moyens de sécurisation. Ainsi, aucune disposition de la loi ne garantit que l'utilisation de ces derniers ne risque pas d'aboutir à mettre en œuvre une surveillance des abonnés incompatible avec les exigences constitutionnelles dont votre juridiction assure la protection.
    Du fait de ces lacunes, la loi soumise à votre contrôle porte une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée. De surcroît, vous tiendrez sans nul doute compte, dans l'appréciation de la constitutionnalité de cette loi, du fait que l'objectif poursuivi par le législateur est lié à la protection des droits d'auteur à l'exclusion de toute considération tenant à la préservation de l'ordre public (a contrario votre décision n° 2004-492 DC).
    Ces motifs appellent également une censure globale de la loi soumise à votre contrôle.

4. La méconnaissance par le législateur de sa propre compétence

En procédant à de nombreux renvois à des décrets, le législateur a méconnu la compétence qu'il tient de l'article 34 de la Constitution alors que ces renvois portent sur des garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques.
Votre juridiction a rappelé à de nombreuses reprises " qu'il appartient au législateur d'assurer la sauvegarde des droits et libertés constitutionnellement garantis ; que s'il peut déléguer la mise en œuvre de cette sauvegarde au pouvoir réglementaire, il doit toutefois déterminer lui-même la nature des garanties nécessaires " (décision n° 96-378 DC du 23 juillet 1996).
Or, en renvoyant à un décret le soin de préciser les conditions dans lesquelles la HADOPI pourra attribuer un label permettant d'identifier clairement le caractère légal des offres de service de communication en ligne, le législateur n'a pas exercé la compétence qu'il tient de l'article 34 de la Constitution en matière de garanties fondamentales reconnues aux citoyens dans l'exercice des libertés publiques. En effet, cette disposition offre à la HADOPI le pouvoir de déterminer de manière discrétionnaire les offres qui présentent selon elle un caractère légal alors que la légalité doit par principe être présumée sauf à instaurer dans le domaine culturel un régime préventif d'autorisation préalable. Il appartenait à cet égard au législateur de fixer lui-même les conditions de reconnaissance du caractère légal de ces offres. En conséquence, le deuxième alinéa de l'article L. 331-23 est entaché d'incompétence négative (15).
Or, en renvoyant à l'avant-dernier alinéa de l'article L. 331-27 à un décret en Conseil d'Etat le soin de déterminer " les conditions dans lesquelles les sanctions prononcées peuvent faire l'objet d'un sursis à exécution ", le législateur a manifestement négligé d'exercer une compétence qu'il tient de la Constitution et notamment de l'alinéa de l'article 34 qui lui impose de déterminer les règles relatives aux garanties fondamentales accordées aux citoyens dans l'exercice des libertés publiques. En effet, l'enjeu lié à l'obtention par les justiciables d'un sursis à exécution et alors que les sanctions sont d'une gravité certaine implique la nécessité pour le législateur de fixer lui-même les conditions dans lesquelles ces sanctions pourront faire l'objet d'un sursis à exécution. Les garanties légales protégeant les justiciables en la matière sont intimement liées au mécanisme qui sera mis en place par le décret. Lors des débats, il a été précisé par la ministre de la culture et de la communication qu'il appartiendrait au juge saisi de décider s'il y a lieu d'accorder ou non un tel sursis à exécution. De manière inédite, le juge saisi du principal pourrait lui-même décider du sursis à exécution. Or, il appartenait au législateur de fixer lui-même les règles relatives à l'obtention du sursis à exécution.
Il en va de même s'agissant du renvoi par le législateur au dernier alinéa du même article à un décret aux fins de déterminer les juridictions compétentes pour connaître des recours. Ici encore, il importe que le législateur détermine lui-même les juridictions susceptibles de connaître de tels recours. Il appartenait ainsi à tout le moins à la loi de déterminer le degré des juridictions judiciaires compétentes.
Le législateur a également commis une incompétence négative en renvoyant, au dernier alinéa de l'article L. 331-32, à des décrets le soin de préciser la procédure d'évaluation et de labellisation des moyens de sécurisation des connexions internet. Si cette procédure peut être considérée de prime abord comme relevant d'un détail d'application de la loi, il n'échappera pas à votre juridiction que ce renvoi recèle de véritables dangers pour le respect des libertés et droits fondamentaux. La labellisation et l'évaluation portent en l'occurrence sur des logiciels dont l'utilisation conditionnera une éventuelle exonération de la responsabilité des abonnés.S'agissant de ces logiciels de sécurisation, il appartenait notamment au législateur de préciser le type de logiciel correspondant à un outil de sécurisation (filtrage, contrôle d'usage, traçage) alors que les différentes possibilités en la matière entraînent des conséquences très variables pour les utilisateurs eu égard à leur liberté de transmettre et de recevoir et au respect de leur vie privée. Ces logiciels pourraient aussi bien servir à filtrer les communications pour interdire l'accès à des sites ou services donnés. Ces logiciels pourraient aussi être utilisés pour contrôler l'usage de l'ensemble du système informatique par son utilisateur. De tels logiciels pourraient s'accompagner de mesures de traçage des utilisateurs. Il sera en outre impératif, dans la logique de la loi, que ces logiciels communiquent avec la HADOPI ou avec leur éditeur afin de valider l'exonération de responsabilité de leurs utilisateurs. Ainsi lorsque ces logiciels seront installés ou désinstallés, la HADOPI devra être directement ou indirectement prévenue. Sinon, il serait aisé de simuler les conditions d'exonération. De telles possibilités rendaient nécessaire l'édiction de garanties légales propres à assurer le respect de la vie privée.
Cette procédure d'évaluation et de labellisation apparaît d'autant plus fondamentale que l'ensemble du dispositif prévu par la loi repose sur ce point. En effet, en repoussant la mise en œuvre de la riposte graduée au délai de trois mois suivant la publication de la liste de ces logiciels (16), le législateur admet implicitement mais nécessairement qu'il s'agit de la clef de voûte de l'ensemble du dispositif mis en place. Au demeurant, l'application de cette disposition pose un problème délicat : bien que les abonnés ne pourront être sanctionnés avant l'expiration d'un délai de trois mois, ils pourront recevoir des recommandations alors même qu'aucune liste de moyens de sécurisation ne sera établie. Par conséquent, la procédure contre l'abonné pourra être enclenchée alors même qu'il ne disposera pas des moyens prévus expressément par la présente loi pour se protéger et ainsi s'exonérer de sa responsabilité.

Les renvois aux décrets, concernant les conditions d'application de l'article L. 331-37 autorisant la création d'un fichier, tombent également sous le coup de votre jurisprudence en matière d'incompétence négative dans la mesure où le législateur ne peut se contenter d'un renvoi pur et simple à un décret lorsque sont en cause des principes, droits et libertés de valeur constitutionnelle. Cette disposition ne peut être appréciée sans prendre en considération, d'une part, le fait qu'aucune limite de durée de conservation n'a été fixée par la loi et, d'autre part, le fait que l'inscription dans ce fichier concernera toute personne suspectée d'avoir commis un acte de téléchargement illégal, autrement dit selon les estimations fournies par la ministre de la culture et de la communication, environ 10 000 citoyens chaque jour.
Enfin, le renvoi à un décret en Conseil d'Etat opéré par l'article L. 331-38 concernant " les règles applicables à la procédure et à l'instruction des dossiers devant le collège et la commission de protection des droits de la Haute Autorité " n'échappera pas à votre censure compte tenu du caractère fondamental de telles règles de procédure notamment eu égard au principe constitutionnel du respect des droits de la défense. Imagine-t-on une autorité disposant de pouvoirs de sanction aussi importants et dont les règles de procédure seraient fixées par décret ? Le législateur ne pouvait cependant se contenter d'une formulation aussi laconique relative au respect du droit à un procès équitable et se dispenser ainsi de fixer lui-même les garanties propres à assurer l'effectivité de ce droit fondamental.
Compte tenu du nombre et de l'importance des renvois opérés par le législateur au profit du pouvoir réglementaire, cette loi semble manifestement contraire à votre jurisprudence en matière d'incompétence négative. Le législateur ne pouvait ainsi procéder à des renvois aussi larges et ainsi abandonner au Gouvernement l'exercice de sa compétence (voir notamment votre décision n° 83-162 DC du 20 juillet 1983).

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(15) " Dans des conditions fixées par décret en Conseil d'Etat, la Haute Autorité attribue aux offres proposées par des personnes dont l'activité est d'offrir un service de communication au public en ligne un label permettant aux usagers de ce service d'identifier clairement le caractère légal de ces offres. Cette labellisation est revue périodiquement.
(16) L'article 19 de la loi dispose en effet : " Les mesures prévues par les articles L. 331-27 et L. 331-28 du code de la propriété intellectuelle, dans leur rédaction résultant de la présente loi, ne peuvent être prises que si le nouveau manquement, faisant suite à ceux qui ont justifié l'adresse des recommandations mentionnées à l'article L. 331-26 du code de la propriété intellectuelle, a été commis après l'expiration d'un délai de trois mois suivant la première publication, par la Haute Autorité, de la liste mentionnée à l'article L. 331-32 du même code, dans sa rédaction résultant de la présente loi. "


Historique des versions

Version 1

L'incohérence flagrante du dispositif ainsi conçu par le législateur appelle une censure globale de la loi soumise à votre contrôle.

Au demeurant, si rien ne garantit l'efficacité de cette loi dont l'application soulève d'innombrables et insolubles problèmes techniques, les atteintes aux droits et libertés protégés par votre juridiction sont bien réelles.

Une conciliation manifestement déséquilibrée entre la protection des droits d'auteur et la protection de la vie privée

L'évolution des nouvelles technologies de l'information et de la communication a conduit votre juridiction à prendre la mesure des risques liés à leur utilisation notamment au regard du droit au respect de la vie privée. Dans votre décision n° 2005-532 DC, vous rappeliez qu'" il appartient au législateur d'assurer la conciliation entre, d'une part, la prévention des atteintes à l'ordre public, notamment à la sécurité des personnes et des biens, et la recherche d'auteurs d'infractions, toutes deux nécessaires à la sauvegarde de droits et de principes de valeur constitutionnelle, et, d'autre part, l'exercice des libertés constitutionnellement garanties, au nombre desquelles figure le respect de la vie privée ".

Or, il n'échappera pas à votre juridiction que la réalisation de l'objectif poursuivi par le législateur nécessite la mise en œuvre de mesures de surveillance des citoyens dont certaines pourraient être incompatibles avec l'exigence constitutionnelle du droit au respect de la vie privée. Comment assurer l'effectivité d'une loi qui vise à interdire les téléchargements sauf à permettre une surveillance de l'utilisation du réseau internet par les citoyens et donc de violer le droit au respect de la vie privée ? L'échange de fichiers se pratique également dans le cadre de correspondances privées par le biais des e-mails et l'on voit mal comment, sauf à instaurer un contrôle généralisé des communications électroniques au mépris du secret des correspondances, ce dispositif permettrait de lutter contre de tels échanges. En outre, dans les entreprises et collectivités, la mise en œuvre de l'obligation de sécurisation des postes informatiques des salariés comporte un risque de surveillance individualisée de l'utilisation d'internet. Pour ce qui est des collectivités ou des associations offrant des accès Wi-Fi, cette mise en œuvre de sécurisation des postes informatiques, compte tenu de la difficulté technique prévisible, risque d'entraîner l'obligation d'un filtrage des sites, la constitution de " listes blanches " comme l'a souligné le CGTI dans son rapport. Ainsi, l'efficacité d'un tel dispositif ne pourra être acquise qu'au prix de nombreuses atteintes aux droits fondamentaux puisque la réalisation de l'objectif poursuivi suppose la mise en place d'un contrôle automatisé, quasi général et constant du réseau internet.

De telles menaces rendaient indispensable l'édiction de garanties par le législateur permettant de s'assurer que les moyens mis en œuvre ne porteront pas atteinte au droit au respect de la vie privée. Or, le législateur a négligé de fixer les limites claires et précises de la surveillance du réseau internet impliquée par cette loi. Cet aspect fondamental lié à l'application concrète de la loi n'a pas été précisé par le législateur au mépris de la compétence qu'il tient de l'article 34 de la Constitution pour fixer les " règles concernant les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques ".

Par une jurisprudence constante, votre juridiction considère que le respect des droits ayant valeur constitutionnelle suppose que le législateur édicte de manière suffisamment précise les garanties permettant d'éviter que l'application concrète de la loi soit placée sous le signe de l'arbitraire (décision n° 2000-435 DC du 7 décembre 2000).

Or, les limitations au droit au respect de la vie privée apportée par cette loi n'ont pas été définies de manière précise par le législateur. Alors que la surveillance du réseau internet impliqué par ce dispositif est susceptible de porter une atteinte grave au droit au respect de la vie privée, il appartenait à tout le moins au législateur de préciser les limites s'imposant aux autorités compétentes afin d'éviter " une rigueur non nécessaire lors de la recherche des auteurs d'infraction " (votre décision n° 2004-492 DC).

Il appartenait ainsi au législateur de fixer des limites relatives aux moyens techniques employés aux fins d'assurer la surveillance du réseau en application de cette loi.

Or, aucune disposition de la loi ne précise les modalités de la collecte des adresses IP alors que de surcroît ce sont des personnes privées qui seront en charge de procéder au relevé de ces adresses en vertu de l'article L. 331-24 de la loi. Il est probable au demeurant que soient utilisés des logiciels permettant un relevé automatique d'adresses IP alors que la loi ne fixe aucune garantie relative à leur spécification technique, leur fonctionnement ou leur utilisation. Vous pourrez à cet égard constater que les débats parlementaires n'ont pas permis de combler les silences de la loi.

Dans le même sens, l'obligation de sécurisation des connexions internet est liée à l'utilisation de logiciels visés à l'article L. 331-32 qui seront installés sur les ordinateurs des abonnés sans que le législateur ne précise les modalités de fonctionnement de tels moyens de sécurisation. Ainsi, aucune disposition de la loi ne garantit que l'utilisation de ces derniers ne risque pas d'aboutir à mettre en œuvre une surveillance des abonnés incompatible avec les exigences constitutionnelles dont votre juridiction assure la protection.

Du fait de ces lacunes, la loi soumise à votre contrôle porte une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée. De surcroît, vous tiendrez sans nul doute compte, dans l'appréciation de la constitutionnalité de cette loi, du fait que l'objectif poursuivi par le législateur est lié à la protection des droits d'auteur à l'exclusion de toute considération tenant à la préservation de l'ordre public (

a contrario

votre décision n° 2004-492 DC).

Ces motifs appellent également une censure globale de la loi soumise à votre contrôle.

4. La méconnaissance par le législateur de sa propre compétence

En procédant à de nombreux renvois à des décrets, le législateur a méconnu la compétence qu'il tient de l'article 34 de la Constitution alors que ces renvois portent sur des garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques.

Votre juridiction a rappelé à de nombreuses reprises " qu'il appartient au législateur d'assurer la sauvegarde des droits et libertés constitutionnellement garantis ; que s'il peut déléguer la mise en œuvre de cette sauvegarde au pouvoir réglementaire, il doit toutefois déterminer lui-même la nature des garanties nécessaires " (décision n° 96-378 DC du 23 juillet 1996).

Or, en renvoyant à un décret le soin de préciser les conditions dans lesquelles la HADOPI pourra attribuer un label permettant d'identifier clairement le caractère légal des offres de service de communication en ligne, le législateur n'a pas exercé la compétence qu'il tient de l'article 34 de la Constitution en matière de garanties fondamentales reconnues aux citoyens dans l'exercice des libertés publiques. En effet, cette disposition offre à la HADOPI le pouvoir de déterminer de manière discrétionnaire les offres qui présentent selon elle un caractère légal alors que la légalité doit par principe être présumée sauf à instaurer dans le domaine culturel un régime préventif d'autorisation préalable. Il appartenait à cet égard au législateur de fixer lui-même les conditions de reconnaissance du caractère légal de ces offres. En conséquence, le deuxième alinéa de l'article L. 331-23 est entaché d'incompétence négative (15).

Or, en renvoyant à l'avant-dernier alinéa de l'article L. 331-27 à un décret en Conseil d'Etat le soin de déterminer " les conditions dans lesquelles les sanctions prononcées peuvent faire l'objet d'un sursis à exécution ", le législateur a manifestement négligé d'exercer une compétence qu'il tient de la Constitution et notamment de l'alinéa de l'article 34 qui lui impose de déterminer les règles relatives aux garanties fondamentales accordées aux citoyens dans l'exercice des libertés publiques. En effet, l'enjeu lié à l'obtention par les justiciables d'un sursis à exécution et alors que les sanctions sont d'une gravité certaine implique la nécessité pour le législateur de fixer lui-même les conditions dans lesquelles ces sanctions pourront faire l'objet d'un sursis à exécution. Les garanties légales protégeant les justiciables en la matière sont intimement liées au mécanisme qui sera mis en place par le décret. Lors des débats, il a été précisé par la ministre de la culture et de la communication qu'il appartiendrait au juge saisi de décider s'il y a lieu d'accorder ou non un tel sursis à exécution. De manière inédite, le juge saisi du principal pourrait lui-même décider du sursis à exécution. Or, il appartenait au législateur de fixer lui-même les règles relatives à l'obtention du sursis à exécution.

Il en va de même s'agissant du renvoi par le législateur au dernier alinéa du même article à un décret aux fins de déterminer les juridictions compétentes pour connaître des recours. Ici encore, il importe que le législateur détermine lui-même les juridictions susceptibles de connaître de tels recours. Il appartenait ainsi à tout le moins à la loi de déterminer le degré des juridictions judiciaires compétentes.

Le législateur a également commis une incompétence négative en renvoyant, au dernier alinéa de l'article L. 331-32, à des décrets le soin de préciser la procédure d'évaluation et de labellisation des moyens de sécurisation des connexions internet. Si cette procédure peut être considérée de prime abord comme relevant d'un détail d'application de la loi, il n'échappera pas à votre juridiction que ce renvoi recèle de véritables dangers pour le respect des libertés et droits fondamentaux. La labellisation et l'évaluation portent en l'occurrence sur des logiciels dont l'utilisation conditionnera une éventuelle exonération de la responsabilité des abonnés.S'agissant de ces logiciels de sécurisation, il appartenait notamment au législateur de préciser le type de logiciel correspondant à un outil de sécurisation (filtrage, contrôle d'usage, traçage) alors que les différentes possibilités en la matière entraînent des conséquences très variables pour les utilisateurs eu égard à leur liberté de transmettre et de recevoir et au respect de leur vie privée. Ces logiciels pourraient aussi bien servir à filtrer les communications pour interdire l'accès à des sites ou services donnés. Ces logiciels pourraient aussi être utilisés pour contrôler l'usage de l'ensemble du système informatique par son utilisateur. De tels logiciels pourraient s'accompagner de mesures de traçage des utilisateurs. Il sera en outre impératif, dans la logique de la loi, que ces logiciels communiquent avec la HADOPI ou avec leur éditeur afin de valider l'exonération de responsabilité de leurs utilisateurs. Ainsi lorsque ces logiciels seront installés ou désinstallés, la HADOPI devra être directement ou indirectement prévenue. Sinon, il serait aisé de simuler les conditions d'exonération. De telles possibilités rendaient nécessaire l'édiction de garanties légales propres à assurer le respect de la vie privée.

Cette procédure d'évaluation et de labellisation apparaît d'autant plus fondamentale que l'ensemble du dispositif prévu par la loi repose sur ce point. En effet, en repoussant la mise en œuvre de la riposte graduée au délai de trois mois suivant la publication de la liste de ces logiciels (16), le législateur admet implicitement mais nécessairement qu'il s'agit de la clef de voûte de l'ensemble du dispositif mis en place. Au demeurant, l'application de cette disposition pose un problème délicat : bien que les abonnés ne pourront être sanctionnés avant l'expiration d'un délai de trois mois, ils pourront recevoir des recommandations alors même qu'aucune liste de moyens de sécurisation ne sera établie. Par conséquent, la procédure contre l'abonné pourra être enclenchée alors même qu'il ne disposera pas des moyens prévus expressément par la présente loi pour se protéger et ainsi s'exonérer de sa responsabilité.

Les renvois aux décrets, concernant les conditions d'application de l'article L. 331-37 autorisant la création d'un fichier, tombent également sous le coup de votre jurisprudence en matière d'incompétence négative dans la mesure où le législateur ne peut se contenter d'un renvoi pur et simple à un décret lorsque sont en cause des principes, droits et libertés de valeur constitutionnelle. Cette disposition ne peut être appréciée sans prendre en considération, d'une part, le fait qu'aucune limite de durée de conservation n'a été fixée par la loi et, d'autre part, le fait que l'inscription dans ce fichier concernera toute personne suspectée d'avoir commis un acte de téléchargement illégal, autrement dit selon les estimations fournies par la ministre de la culture et de la communication, environ 10 000 citoyens chaque jour.

Enfin, le renvoi à un décret en Conseil d'Etat opéré par l'article L. 331-38 concernant " les règles applicables à la procédure et à l'instruction des dossiers devant le collège et la commission de protection des droits de la Haute Autorité " n'échappera pas à votre censure compte tenu du caractère fondamental de telles règles de procédure notamment eu égard au principe constitutionnel du respect des droits de la défense. Imagine-t-on une autorité disposant de pouvoirs de sanction aussi importants et dont les règles de procédure seraient fixées par décret ? Le législateur ne pouvait cependant se contenter d'une formulation aussi laconique relative au respect du droit à un procès équitable et se dispenser ainsi de fixer lui-même les garanties propres à assurer l'effectivité de ce droit fondamental.

Compte tenu du nombre et de l'importance des renvois opérés par le législateur au profit du pouvoir réglementaire, cette loi semble manifestement contraire à votre jurisprudence en matière d'incompétence négative. Le législateur ne pouvait ainsi procéder à des renvois aussi larges et ainsi abandonner au Gouvernement l'exercice de sa compétence (voir notamment votre décision n° 83-162 DC du 20 juillet 1983).

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(15) " Dans des conditions fixées par décret en Conseil d'Etat, la Haute Autorité attribue aux offres proposées par des personnes dont l'activité est d'offrir un service de communication au public en ligne un label permettant aux usagers de ce service d'identifier clairement le caractère légal de ces offres. Cette labellisation est revue périodiquement.

(16) L'article 19 de la loi dispose en effet : " Les mesures prévues par les articles L. 331-27 et L. 331-28 du code de la propriété intellectuelle, dans leur rédaction résultant de la présente loi, ne peuvent être prises que si le nouveau manquement, faisant suite à ceux qui ont justifié l'adresse des recommandations mentionnées à l'article L. 331-26 du code de la propriété intellectuelle, a été commis après l'expiration d'un délai de trois mois suivant la première publication, par la Haute Autorité, de la liste mentionnée à l'article L. 331-32 du même code, dans sa rédaction résultant de la présente loi. "