JORF n°303 du 31 décembre 1999

III. - Sur le respect du principe d'égalité par l'article 48

A. - L'article 48 de la loi déférée a pour objet de définir les conditions de mise en oeuvre de l'indemnisation des porteurs de valeurs représentatives de créances ou des victimes de dépossessions visées par le mémorandum d'accord du 26 novembre 1996 et l'accord du 27 mai 1997 entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la Fédération de Russie sur le règlement définitif des créances réciproques financières et réelles apparues avant le 9 mai 1945.

Aux termes de ces deux textes, la Russie s'est engagée à verser 400 millions de dollars américains, à charge pour la France de définir les modalités pratiques d'indemnisation. Les sommes correspondantes sont inscrites à un compte d'affectation spéciale no 902-31 « Indemnisation au titre des créances françaises sur la Russie ».

L'article 48 modifie les dispositions régissant ce compte, pour permettre une subvention du budget général, représentative des intérêts produits par les versements de la Russie. Il détermine en outre les modalités suivant lesquelles les sommes qui y sont regroupées seront versées aux intéressés. Il fixe les règles concernant les personnes et les créances éligibles à l'indemnisation, ainsi que les modalités de calcul des indemnisations à verser.

Pour l'essentiel, le mécanisme retenu consiste à verser à chaque ayant droit, d'une part, une somme forfaitaire, d'autre part, une somme proportionnelle au montant de sa créance, mais dans la limite d'un plafond.

Pour contester ce dispositif, les sénateurs, auteurs de la première saisine, font d'abord valoir qu'il n'est pas conforme au principe d'égalité devant la loi, puisque la répartition des sommes par titre n'est pas égale. Ils estiment que chaque titre devrait ouvrir à son propriétaire des droits identiques à l'indemnisation. Le principe d'égalité serait également méconnu dans la mesure où, selon eux, les sommes versées ne peuvent avoir le caractère de dommage et intérêts, de sorte que les modalités de leur répartition aurait dû se faire en conformité avec le droit des valeurs mobilières.

De leur côté, les députés, auteurs du second recours, invoquent également une méconnaissance du droit de propriété, et de l'article 2279 du code civil.

B. - Contrairement aux requérants, le Gouvernement considère que le dispositif d'indemnisation retenu par le législateur est conforme à la Constitution.

  1. En premier lieu, il est inexact de prétendre que chaque titre ouvre à son propriétaire des droits identiques à l'indemnisation.

L'accord franco-russe du 27 mai 1997 donne, en effet, une définition très large des créances éligibles à l'indemnisation, et le recensement des titres détenus par les porteurs, mené entre le 6 juillet 1998 et le 5 janvier 1999, a permis de faire apparaître la grande diversité de ces titres.

Cette diversité concerne d'abord les catégories de titres : ont été recensés des titres garantis par l'Etat russe et cotés en France en 1920, des titres garantis et non cotés en France à cette même époque, des titres non garantis et cotés, enfin des titres non garantis et non cotés.

On constate aussi une diversité de la valeur de ces titres, au sein même des catégories précitées. Chacun des titres recensés est porteur d'unités de base dont le nombre est clairement indiqué sur le titre. Ces unités de base correspondent à la valeur du titre. Celle-ci est donc une fonction croissante du nombre d'unités de base.

Au total, le croisement de ces deux critères (catégorie et unités de base) permet de répertorier 4 150 variétés de titres différentes.

Il en résulte que deux titres différents peuvent représenter des valeurs complètement distinctes, que le recensement a permis de faire apparaître. Le montant total de la créance détenue par chaque porteur résultera de la valorisation en francs-or de 1914 de ces unités de valeurs, puis de leur addition. Cette opération permet de respecter l'égalité entre les porteurs, tant en ce qui concerne le recensement et la valorisation des créances qu'en ce qui concerne l'indemnisation.

  1. En deuxième lieu, et contrairement à ce que soutiennent les requérants, la méthode adoptée par le législateur, conformément aux recommandations de la commission présidée par M. Jean-Claude Paye, assure une stricte égalité entre les porteurs devant l'indemnisation, lorsque leur portefeuille, une fois valorisé en francs-or de 1914, est identique.

  2. En troisième lieu, l'argumentation tirée du droit des valeurs mobilières n'est pas fondée.

On observera d'abord que les règles de droit invoquées n'ont, par elles-mêmes, aucune valeur constitutionnelle, pas plus que celle que les députés requérants tirent de l'article 2279 du code civil.

On soulignera surtout que la référence au droit des valeurs mobilières n'est, en tout état de cause, pas justifiée en l'espèce pour trois raisons.

a) La première est que le champ des créances concernées ne comprend pas que des valeurs mobilières. Certaines des créances ne sont pas des valeurs mobilières : biens des spoliés, liquidités (billets de banque) en particulier.

b) La seconde raison est que l'opération ne vise pas à rembourser des actions et obligations des porteurs, mais à organiser une indemnisation forfaitaire.

Cette analyse découle d'abord des termes de l'accord franco-russe du 27 mai 1997, d'où résultent les seules obligations pesant explicitement sur la France dans ce domaine. Or, cet accord stipule que « La Partie française assume la responsabilité exclusive du règlement des créances (...) ainsi que de la répartition des sommes perçues (...) entre les personnes physiques et morales françaises, conformément à la législation française en vigueur ». Cette accord laisse donc clairement le soin à la France de définir par voie législative les conditions de versement de sommes prévues par l'accord, comme elle l'entend.

Le caractère d'indemnisation, et non de remboursement, des versements que la loi organise tient également, et surtout, au fait que la somme versée par la Russie vise essentiellement à mettre fin aux réclamations que la France pourrait présenter à la Russie ou soutenir auprès d'elle et n'a pas pour objet de rembourser les créanciers. Elle est, d'ailleurs, manifestement sans rapport avec le montant total des créances françaises : les 400 millions de dollars représentent environ 2 % seulement du total des créances recensées. Dans ces conditions, appliquer le droit des valeurs mobilières n'aurait guère de sens.

On soulignera que le Gouvernement a, de manière constante, fait valoir que les accords passés en 1996 et 1997 avec la Fédération de Russie et l'indemnisation qui en résultera n'ont pas pour effet d'éteindre les créances privées en cause. Cela ressort notamment de l'exposé des motifs du projet de loi autorisant l'approbation de ces accords et d'une intervention du rapporteur de ce texte devant la commission des affaires étrangères : les créances privées ne sont pas remises en cause et les particuliers pourront continuer à s'en prévaloir, le cas échéant, devant les tribunaux russes ; mais ils ne bénéficieront plus de l'appui diplomatique de la France. Au demeurant, on ne voit pas comment ces accords entre Etats auraient pu « stipuler pour autrui » en annulant des créances à caractère privé détenues par des personnes tierces. Dès lors, on est bien en présence d'une indemnisation qui a pour objet de réparer partiellement et forfaitairement un préjudice, mais certainement pas de rembourser et d'éteindre des créances.

c) Une application pure et simple du droit des valeurs mobilières par un système « au marc-le-franc » serait tout à fait inéquitable. En effet, le recensement effectué montre que 316 000 porteurs ont été dénombrés, détenant 9,2 millions de titres, 90 % de ces porteurs ayant moins de cinquante titres. Il résulte également du recensement que 2 % des plus gros porteurs de titres détiennent 40 % de la créance indemnisable, et que 40 % des porteurs détiennent moins de cinq titres (ce qui représente moins de 4,6 % de la créance) et 60 % moins de dix (9,2 %).

Dès lors, compte tenu du montant de la somme à répartir, un remboursement au marc-le-franc intégral serait profondément injuste pour ces « petits porteurs » et favoriserait les quelques « gros porteurs », dont certains ont pu acquérir des titres récemment et sur une base purement spéculative.

Le mécanisme retenu permet ainsi de multiplier par 2,5 l'indemnisation reçue par un porteur de cinq titres et par 2 celle reçue par un porteur de dix titres, par rapport à un mécanisme de prorata.

  1. Enfin, il convient de souligner que la référence au droit des valeurs mobilières n'a toutefois pas été complètement écartée, comme le montrent clairement les modalités du recensement, qui ont permis d'enregistrer très finement la structure et la valeur du portefeuille de chaque porteur, et l'application aux porteurs de la règle selon laquelle possession vaut titre.

En outre, le souci d'indemniser les porteurs au prorata du montant de leurs créances n'a pas été négligé, puisque les règles d'indemnisation font apparaître que 90 % de la somme est répartie sur cette base.

Au total, rien n'imposait de faire prévaloir exclusivement le droit des valeurs mobilières, mais les principes essentiels de ce droit n'ont pas été négligés. Ils ont simplement été combinés avec le caractère particulier de cette opération d'indemnisation forfaitaire, qu'avait bien mis en évidence le rapport de la commission Paye, lorsqu'il soulignait que « l'intérêt général invite... à introduire un élément de solidarité et de justice distributive entre les bénéficiaires de I'indemnité ».


Historique des versions

Version 1

III. - Sur le respect du principe d'égalité par l'article 48

A. - L'article 48 de la loi déférée a pour objet de définir les conditions de mise en oeuvre de l'indemnisation des porteurs de valeurs représentatives de créances ou des victimes de dépossessions visées par le mémorandum d'accord du 26 novembre 1996 et l'accord du 27 mai 1997 entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la Fédération de Russie sur le règlement définitif des créances réciproques financières et réelles apparues avant le 9 mai 1945.

Aux termes de ces deux textes, la Russie s'est engagée à verser 400 millions de dollars américains, à charge pour la France de définir les modalités pratiques d'indemnisation. Les sommes correspondantes sont inscrites à un compte d'affectation spéciale no 902-31 « Indemnisation au titre des créances françaises sur la Russie ».

L'article 48 modifie les dispositions régissant ce compte, pour permettre une subvention du budget général, représentative des intérêts produits par les versements de la Russie. Il détermine en outre les modalités suivant lesquelles les sommes qui y sont regroupées seront versées aux intéressés. Il fixe les règles concernant les personnes et les créances éligibles à l'indemnisation, ainsi que les modalités de calcul des indemnisations à verser.

Pour l'essentiel, le mécanisme retenu consiste à verser à chaque ayant droit, d'une part, une somme forfaitaire, d'autre part, une somme proportionnelle au montant de sa créance, mais dans la limite d'un plafond.

Pour contester ce dispositif, les sénateurs, auteurs de la première saisine, font d'abord valoir qu'il n'est pas conforme au principe d'égalité devant la loi, puisque la répartition des sommes par titre n'est pas égale. Ils estiment que chaque titre devrait ouvrir à son propriétaire des droits identiques à l'indemnisation. Le principe d'égalité serait également méconnu dans la mesure où, selon eux, les sommes versées ne peuvent avoir le caractère de dommage et intérêts, de sorte que les modalités de leur répartition aurait dû se faire en conformité avec le droit des valeurs mobilières.

De leur côté, les députés, auteurs du second recours, invoquent également une méconnaissance du droit de propriété, et de l'article 2279 du code civil.

B. - Contrairement aux requérants, le Gouvernement considère que le dispositif d'indemnisation retenu par le législateur est conforme à la Constitution.

1. En premier lieu, il est inexact de prétendre que chaque titre ouvre à son propriétaire des droits identiques à l'indemnisation.

L'accord franco-russe du 27 mai 1997 donne, en effet, une définition très large des créances éligibles à l'indemnisation, et le recensement des titres détenus par les porteurs, mené entre le 6 juillet 1998 et le 5 janvier 1999, a permis de faire apparaître la grande diversité de ces titres.

Cette diversité concerne d'abord les catégories de titres : ont été recensés des titres garantis par l'Etat russe et cotés en France en 1920, des titres garantis et non cotés en France à cette même époque, des titres non garantis et cotés, enfin des titres non garantis et non cotés.

On constate aussi une diversité de la valeur de ces titres, au sein même des catégories précitées. Chacun des titres recensés est porteur d'unités de base dont le nombre est clairement indiqué sur le titre. Ces unités de base correspondent à la valeur du titre. Celle-ci est donc une fonction croissante du nombre d'unités de base.

Au total, le croisement de ces deux critères (catégorie et unités de base) permet de répertorier 4 150 variétés de titres différentes.

Il en résulte que deux titres différents peuvent représenter des valeurs complètement distinctes, que le recensement a permis de faire apparaître. Le montant total de la créance détenue par chaque porteur résultera de la valorisation en francs-or de 1914 de ces unités de valeurs, puis de leur addition. Cette opération permet de respecter l'égalité entre les porteurs, tant en ce qui concerne le recensement et la valorisation des créances qu'en ce qui concerne l'indemnisation.

2. En deuxième lieu, et contrairement à ce que soutiennent les requérants, la méthode adoptée par le législateur, conformément aux recommandations de la commission présidée par M. Jean-Claude Paye, assure une stricte égalité entre les porteurs devant l'indemnisation, lorsque leur portefeuille, une fois valorisé en francs-or de 1914, est identique.

3. En troisième lieu, l'argumentation tirée du droit des valeurs mobilières n'est pas fondée.

On observera d'abord que les règles de droit invoquées n'ont, par elles-mêmes, aucune valeur constitutionnelle, pas plus que celle que les députés requérants tirent de l'article 2279 du code civil.

On soulignera surtout que la référence au droit des valeurs mobilières n'est, en tout état de cause, pas justifiée en l'espèce pour trois raisons.

a) La première est que le champ des créances concernées ne comprend pas que des valeurs mobilières. Certaines des créances ne sont pas des valeurs mobilières : biens des spoliés, liquidités (billets de banque) en particulier.

b) La seconde raison est que l'opération ne vise pas à rembourser des actions et obligations des porteurs, mais à organiser une indemnisation forfaitaire.

Cette analyse découle d'abord des termes de l'accord franco-russe du 27 mai 1997, d'où résultent les seules obligations pesant explicitement sur la France dans ce domaine. Or, cet accord stipule que « La Partie française assume la responsabilité exclusive du règlement des créances (...) ainsi que de la répartition des sommes perçues (...) entre les personnes physiques et morales françaises, conformément à la législation française en vigueur ». Cette accord laisse donc clairement le soin à la France de définir par voie législative les conditions de versement de sommes prévues par l'accord, comme elle l'entend.

Le caractère d'indemnisation, et non de remboursement, des versements que la loi organise tient également, et surtout, au fait que la somme versée par la Russie vise essentiellement à mettre fin aux réclamations que la France pourrait présenter à la Russie ou soutenir auprès d'elle et n'a pas pour objet de rembourser les créanciers. Elle est, d'ailleurs, manifestement sans rapport avec le montant total des créances françaises : les 400 millions de dollars représentent environ 2 % seulement du total des créances recensées. Dans ces conditions, appliquer le droit des valeurs mobilières n'aurait guère de sens.

On soulignera que le Gouvernement a, de manière constante, fait valoir que les accords passés en 1996 et 1997 avec la Fédération de Russie et l'indemnisation qui en résultera n'ont pas pour effet d'éteindre les créances privées en cause. Cela ressort notamment de l'exposé des motifs du projet de loi autorisant l'approbation de ces accords et d'une intervention du rapporteur de ce texte devant la commission des affaires étrangères : les créances privées ne sont pas remises en cause et les particuliers pourront continuer à s'en prévaloir, le cas échéant, devant les tribunaux russes ; mais ils ne bénéficieront plus de l'appui diplomatique de la France. Au demeurant, on ne voit pas comment ces accords entre Etats auraient pu « stipuler pour autrui » en annulant des créances à caractère privé détenues par des personnes tierces. Dès lors, on est bien en présence d'une indemnisation qui a pour objet de réparer partiellement et forfaitairement un préjudice, mais certainement pas de rembourser et d'éteindre des créances.

c) Une application pure et simple du droit des valeurs mobilières par un système « au marc-le-franc » serait tout à fait inéquitable. En effet, le recensement effectué montre que 316 000 porteurs ont été dénombrés, détenant 9,2 millions de titres, 90 % de ces porteurs ayant moins de cinquante titres. Il résulte également du recensement que 2 % des plus gros porteurs de titres détiennent 40 % de la créance indemnisable, et que 40 % des porteurs détiennent moins de cinq titres (ce qui représente moins de 4,6 % de la créance) et 60 % moins de dix (9,2 %).

Dès lors, compte tenu du montant de la somme à répartir, un remboursement au marc-le-franc intégral serait profondément injuste pour ces « petits porteurs » et favoriserait les quelques « gros porteurs », dont certains ont pu acquérir des titres récemment et sur une base purement spéculative.

Le mécanisme retenu permet ainsi de multiplier par 2,5 l'indemnisation reçue par un porteur de cinq titres et par 2 celle reçue par un porteur de dix titres, par rapport à un mécanisme de prorata.

4. Enfin, il convient de souligner que la référence au droit des valeurs mobilières n'a toutefois pas été complètement écartée, comme le montrent clairement les modalités du recensement, qui ont permis d'enregistrer très finement la structure et la valeur du portefeuille de chaque porteur, et l'application aux porteurs de la règle selon laquelle possession vaut titre.

En outre, le souci d'indemniser les porteurs au prorata du montant de leurs créances n'a pas été négligé, puisque les règles d'indemnisation font apparaître que 90 % de la somme est répartie sur cette base.

Au total, rien n'imposait de faire prévaloir exclusivement le droit des valeurs mobilières, mais les principes essentiels de ce droit n'ont pas été négligés. Ils ont simplement été combinés avec le caractère particulier de cette opération d'indemnisation forfaitaire, qu'avait bien mis en évidence le rapport de la commission Paye, lorsqu'il soulignait que « l'intérêt général invite... à introduire un élément de solidarité et de justice distributive entre les bénéficiaires de I'indemnité ».