II. - Sur le respect de la liberté contractuelle
A. - Selon les auteurs des recours, plusieurs dispositions de la loi porteraient une atteinte excessive à la liberté contractuelle, en remettant indûment en cause les accords précédemment conclus, notamment ceux qui l'ont été sur le fondement de la loi du 13 juin 1998.
Tel serait le cas des dispositions de l'article 5 relatives, d'une part, au contingent annuel de 130 heures supplémentaires, d'autre part, aux sommes que les entreprises dans lesquelles sont effectuées des heures supplémentaires doivent verser à ce titre. La même atteinte résulterait de l'article 8, fixant à 1 600 heures par an le plafond annuel de la durée du travail, de l'article 11 relatif au régime applicable aux cadres, de l'article 17 permettant de compter certaines formations comme un travail effectif et de l'article 32 relatif à la garantie de rémunération.
Les requérants critiquent en outre le II de l'article 28 dont la rédaction, en accordant un délai d'un an pour la mise en conformité des accords antérieurs, reconnaîtrait ainsi que la loi bouleverse les conventions.
Les sénateurs, auteurs de la seconde saisine, ajoutent que cet article rompt l'équilibre des conventions antérieures en laissant subsister certaines clauses.
B. - Ces critiques procèdent d'une interprétation erronée, tant du dispositif contesté que du cadre constitutionnel s'imposant au législateur.
Sur ce dernier point, il faut d'abord rappeler que la liberté contractuelle n'a pas, par elle-même, valeur constitutionnelle. Il ressort à cet égard de la décision no 98-401 DC du 10 juin 1998, déjà citée, que le législateur peut en principe porter atteinte aux conventions et contrats antérieurement conclus, le Conseil constitutionnel ayant souligné que les incidences de la loi nouvelle sur les accords en cours sont « inhérentes aux modifications de la législation du travail ». La même décision précise toutefois que la loi ne peut porter à l'économie des conventions et contrats antérieurs « une atteinte d'une gravité telle qu'elle méconnaisse manifestement la liberté découlant de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ».
C'est en fonction de ces exigences que le Gouvernement a établi le projet de loi soumis au Parlement et que celui-ci s'est prononcé. Le texte adopté ne les méconnaît nullement : non seulement aucune atteinte d'une telle gravité n'est apportée par la loi aux accords antérieurs, mais surtout, la loi respecte en réalité les conventions et accords antérieurement conclus. Elle a entendu leur assurer une stabilité bien plus grande que celle qui aurait résulté des règles normales d'application des dispositions impératives de la législation du travail aux accords conclus avant son entrée en vigueur.
1o Contrairement, en effet, à ce qui a été parfois avancé au cours des débats, et à ce que prétendent les auteurs des saisines, la loi relative à la réduction négociée du temps de travail respecte, comme le Gouvernement s'y était engagé, les conventions et les accords qui ont été négociés dans le cadre de la loi du 13 juin 1998. Elle les conforte même.
a) En premier lieu, la loi donne une base juridique aux nouveaux dispositifs qui ont été négociés et qui, jusque-là, en étaient dépourvus.
Quatre types de dispositions répondent plus particulièrement à cet objectif :
- le décompte annuel, en heures ou en jours, du temps de travail pour les cadres (art. 11 de la loi) ;
- la mise en place d'une modulation individualisée des horaires (art. 8) ;
- la possibilité d'organiser des actions de formation pour partie sur le temps libéré par la réduction du temps de travail (art. 17) ;
- les nouvelles modalités d'alimentation et d'utilisation du compte épargne-temps (art. 16).
Sur ces différentes questions, il importe de souligner que, si la loi n'avait pas comporté les dispositions précitées, la validité des clauses des conventions et accords collectifs mettant en oeuvre ces dispositifs aurait pu être utilement contestée devant les tribunaux, dès lors que ces clauses étaient dépourvues de base légale lorsqu'elles ont été conclues.
b) En deuxième lieu, la loi valide et pérennise les accords organisant la réduction du temps de travail sous forme de jours, sur le mois ou l'année.
L'article 4 de la loi du 13 juin 1998 avait prévu cette forme de réduction, qui a été mise en oeuvre par 29 accords de branche et 48 % des accords de réduction du temps de travail conventionnés. L'article 9 de la nouvelle loi lui donne une base pérenne et le paragraphe II de cet article valide les accords déjà conclus.
A défaut de l'article 9, la validité des conventions ou accords ne satisfaisant pas à certaines des conditions prévues par le nouvel article L. 212-9 et qui sont susceptibles d'être rattachées à l'ordre public social - telles que la fixation du délai maximal dans lequel les journées ou les demi-journées de repos doivent être pris - pouvait être, le cas échéant, remise en cause par les tribunaux.
c) En troisième lieu, la loi sécurise les clauses des conventions et accords collectifs relatives au travail à temps partiel :
Le IX de l'article 12 prévoit expressément le maintien en vigueur de ces stipulations. Si la loi n'avait pas incorporé cette disposition, la validité des conventions ou accords ne satisfaisant pas à certaines des nouvelles conditions introduites par l'article L. 212-4-4 pouvait être, le cas échéant, remise en cause par les tribunaux. En effet, certaines de ces clauses sont susceptibles d'être rattachées aux dispositions impératives de l'ordre public social, par exemple, la nécessité de prévoir dans l'accord des contreparties dans le cas où le délai de prévenance que doit respecter l'employeur, en cas de modification de la répartition de la durée du travail stipulée au contrat du salarié entre les jours de la semaine ou les semaines du mois, est fixé en deçà de sept jours.
d) En quatrième lieu, la loi sécurise les clauses des conventions et accords relatives à la formation.
Tel est l'objet du nouvel article L. 932-2 du code du travail, introduit par l'article 17, qui maintient en vigueur, pendant trois ans, les dispositions relatives à la formation négociées après la loi du 13 juin 1998, sous réserve du respect de l'obligation légale d'adaptation mise à la charge de l'employeur et de l'initiative du salarié ou de son accord écrit. Au terme de cette période, les clauses correspondantes doivent être mises en conformité avec les dispositions de l'accord national interprofessionnel étendu. Le texte prévoit enfin qu'à défaut un nouveau cadre sera fixé par la loi.
Si l'article 17 n'avait pas été adopté, les règles normales d'application des lois sociales aux accords en cours auraient pu conduire les tribunaux à remettre en cause la validité des clauses des conventions ou accords collectifs ne répondant pas au cadre légal actuel défini par l'article L. 932-1 et l'accord interprofessionnel du 3 juillet 1991 relatif au « co-investissement ». On précisera que ce dernier accord limite, par exemple, la part des heures de formation effectuées en dehors du temps de travail à 25 % de la durée totale des formations et impose que cette durée dépasse 300 heures.
e) Enfin le I de l'article 28 comporte une disposition générale permettant de valider les accords qui ont été conclus.
En effet, la validité d'un accord s'apprécie au regard du cadre juridique existant à la date de sa signature. C'est pourquoi il était indispensable de sécuriser les accords conclus avant l'entrée en vigueur de la seconde loi, dans la mesure où ils peuvent comporter des clauses qui n'étaient pas conformes au droit alors en vigueur, mais qui sont conformes aux nouvelles dispositions de la loi.
Cette disposition permet d'éviter que soit utilement contestée, par exemple, la validité ab initio des clauses des conventions ou accords mettant en place un décompte en jours pour les cadres ou une modulation individualisée, alors que ces clauses n'avaient pas de base légale à la date de la conclusion de la convention ou de l'accord.
Le I de l'article 28 a donc pour effet de permettre la levée des réserves ou des exclusions que le ministère du travail avait été conduit à formuler, sur les sujets énumérés ci-dessus, dans le cadre de la procédure d'extension des accords de branche. Son adoption permet, par exemple, l'application des clauses qui avaient mis en place, sans base légale, un forfait annuel.
2o Contrairement à ce que soutiennent les requérants, les paramètres fondamentaux négociés par les partenaires sociaux sont respectés.
a) Tel est le cas, en premier lieu, pour le niveau du contingent au-delà duquel l'autorisation de l'inspecteur du travail est requise pour faire effectuer des heures supplémentaires.
Il faut à cet égard préciser qu'il existe deux types de contingents d'heures supplémentaires :
- le premier est celui au-delà duquel l'autorisation de l'inspecteur du travail est requise pour effectuer des heures supplémentaires. Ce contingent est fixé à 130 heures par un décret pris en application de l'article L. 212-6. Une convention collective ou un accord de branche peut fixer un contingent inférieur ou supérieur.
Le résultat des négociations dans les 29 branches qui ont négocié sur cette question n'est nullement remis en cause par la loi ;
- le second contingent est prévu par l'article L. 212-5-1. C'est celui au-delà duquel chaque heure supplémentaire donne lieu à un repos compensateur de 100 % dans les entreprises de plus de 10 salariés et de 50 % dans les autres. Ce contingent est également fixé à 130 heures. En application du « principe de faveur », une convention collective peut fixer un seuil inférieur mais non supérieur.
Ce contingent reste fixé au même seuil. En réalité, la quasi-totalité des accords de branche conclus n'a traité que du contingent au-delà duquel l'autorisation de l'inspecteur du travail est requise. Un seul accord a explicitement visé le contingent au-delà duquel se déclenche le repos compensateur (accord applicable aux laboratoires d'analyse médicale), et doit, à ce titre, faire l'objet d'une exclusion dans le cadre de la procédure d'extension qui est en cours.
b) S'agissant, en deuxième lieu, de la durée annuelle du travail, la loi ne fait que reprendre le seuil de 1 600 heures retenu par la plupart des accords d'entreprise.
On précisera que seuls 14 % des salariés concernés par des accords de réduction du temps de travail ayant prévu une modulation sur l'année ont une durée supérieure à 1 600 heures. Leur durée est comprise entre 1 601 et 1 603 heures.
S'agissant des accords de branche, la grande majorité des accords a fixé la durée annuelle autour de 1 600 heures. Six branches ont fixé une durée comprise entre 1 600 et 1 610 heures (presse périodique régionale, grande distribution, télécommunication, intérim, bureaux d'études techniques et métallurgie). Seules 13 branches ont fixé un seuil largement supérieur, à 1 645 heures (ameublement, bâtiment, carrières et matériaux, chimie, combustible, imprimerie, matériaux de construction, meunerie, négoce de bois d'oeuvre, papier-carton, parcs de loisirs, parcs zoologiques et tuiles et briques). Toutefois, il convient dans chaque cas de déduire le nombre d'heures correspondant aux jours fériés chômés dans la profession.
Loin de remettre en cause les accords de modulation ainsi conclus, le V de l'article 8 a précisément pour objet de les sécuriser en prévoyant expressément le maintien en vigueur des stipulations des conventions ou accords collectifs intervenues sur le fondement des articles L. 212-2-1 et L. 212-8 du code du travail antérieurement applicables. Il prévoit toutefois que, à compter de la date à laquelle la durée légale du travail est fixée à 35 heures, les heures excédant une durée moyenne sur l'année de 35 heures par semaine travaillée et, en tout état de cause, une durée annuelle de 1 600 heures, sont considérées comme des heures supplémentaires.
Là encore, les règles normales d'application de la loi nouvelle, et notamment celles relatives à l'applicabilité immédiate et de plein droit des dispositions impératives de l'ordre public social, auraient pu conduire à la remise en cause de ces stipulations par les tribunaux, si cette disposition n'avait pas été adoptée. Cela aurait pu affecter, en particulier, la validité des conventions ou accords ne satisfaisant pas à certaines des nouvelles conditions introduites par l'article L. 212-8, telles que la nécessité de prévoir dans l'accord des contreparties dans le cas où le délai de prévenance que doit respecter l'employeur, en cas de changement des horaires de travail, est fixé en deçà de sept jours.
Ainsi, et contrairement à ce que prétendent les requérants, tous les accords de modulation conformes au droit existant lors de leur conclusion sont validés, y compris ceux stipulant une durée annuelle supérieure à 1 600 heures. Pour les heures qui dépasseront le seuil annuel de 1 600 heures, elles seront soumises au régime des heures supplémentaires qui revêt un caractère d'ordre public, et auquel les conventions ou accords ne peuvent déroger que dans un sens favorable au salarié. L'obligation ainsi posée par l'article 8, et qui peut au demeurant se réclamer des exigences tirées de l'égalité devant la loi, ne porte, pas plus que les autres dispositions critiquées au nom de la liberté contractuelle, aucune atteinte excessive à la liberté proclamée par l'article 4 de la Déclaration de 1789.
c) En troisième lieu, la loi confirme également les dispositions spécifiques aux cadres.
Dans les accords signés sur la base de la première loi, le nombre de jours travaillés fixé dans le cadre d'un forfait en jours se situe, pour les cadres, entre 205 et 217. La loi reprend le seuil de 217.
3o En réalité, le législateur s'est simplement borné à ne pas valider - comme il lui était loisible d'en décider - trois types de clauses, parmi celles qui étaient contraires à l'ordre public social lorsqu'elles ont été conclues, et le demeureront après l'entrée en vigueur de la nouvelle loi :
- les clauses relatives au repos dominical incluses dans certains accords ;
- les clauses excluant du temps de travail toute la formation, y compris la formation au poste de travail et à la sécurité ;
- s'agissant enfin des forfaits « tous horaires », la jurisprudence de la Cour de cassation les limite aux cadres dirigeants. La loi traduit dans le code du travail cette jurisprudence qui repose sur le critère d'indépendance dans l'organisation de l'emploi du temps. Cette indépendance rapproche les intéressés des dirigeants de l'entreprise et fait obstacle à ce que leur soient appliqués des horaires de travail.
4o Les critiques adressées au II de l'article 28 se méprennent sur sa portée exacte.
En précisant qu'« à l'exception des stipulations contraires aux articles L. 212-5 et L. 212-5-1 du code du travail issus de l'article 2 de la présente loi, les clauses des accords conclus en application des dispositions de la loi no 98-461 du 13 juin 1998 précitée et contraires aux dispositions de la présente loi continuent à produire leurs effets jusqu'à la conclusion d'un accord collectif s'y substituant, et au plus tard pendant une durée d'un an à compter de la date d'entrée en vigueur de la présente loi », le législateur a entendu insérer une sorte de clause « balai », ayant pour objet d'éviter que, dès l'entrée en vigueur de la loi, certaines clauses ne soient immédiatement remises en cause compte tenu de l'effet immédiat qui s'attache aux dispositions légales d'ordre public.
En pratique, sont visées les clauses des conventions ou accords relatives au compte épargne-temps. En effet, la loi fixe un nouveau plafond de 22 jours par an quant à son alimentation et impose que le congé soit pris dans un délai maximal de cinq ans, sauf dérogations limitativement énumérées par la loi. Sont également visées les clauses des accords relatives à la durée hebdomadaire moyenne. Cette durée a été ramenée de 46 à 44 heures par la loi. Six accords ont fixé une durée conventionnelle égale à 46 heures et six une durée conventionnelle égale à 45 heures.
Par dérogation aux règles d'application immédiate issues de la jurisprudence de la Cour de cassation qui auraient prévalu si cette disposition n'avait pas été adoptée, les partenaires sociaux disposeront ainsi d'un délai suffisant pour procéder aux ajustements nécessaires.
Il convient de préciser par ailleurs que, s'agissant de la durée hebdomadaire maximale relative, l'article 6 de la loi, qui modifie l'article L. 212-7 du code du travail, ouvre la faculté de déroger à cette durée par décret pris après conclusion d'un accord de branche, dans la limite de 46 heures. Ainsi, sur le fondement des accords de branche déjà conclus pourront être mises en place, par décret, des dérogations pour les professions concernées.
En définitive, le Gouvernement entend souligner que la totalité des clauses étendues des accords de branche sont préservées et de nombreuses stipulations qui avaient fait l'objet d'une réserve ou d'une exclusion sont reprises dans le projet. Les accords d'entreprise sont tous validés, à l'exception de quelques rares accords reprenant les trois clauses illicites citées ci-dessus.
Il est donc inexact de prétendre que la loi bouleverse l'économie des conventions et accords conclus sur le fondement de la première loi.
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