IV. - Sur le respect du principe d'égalité
A. - Selon les auteurs des saisines, la loi déférée porterait atteinte au principe d'égalité, sur un double plan.
Ils estiment d'abord que le législateur rompt l'égalité entre les entreprises. Tel serait le cas du dispositif d'allégement des charges des articles 19 et 21, qui distingue entre les entreprises suivant qu'elles ont ou non signé un accord, alors que certaines entreprises peuvent en être empêchées contre leur volonté. Les sénateurs, auteurs de la seconde saisine, critiquent en outre les critères conduisant le législateur, au II de l'article 21, à exclure du bénéfice de l'allégement les entreprises en situation de monopole ou bénéficiant de concours de l'Etat de manière prépondérante.
Les requérants font ensuite valoir que la loi méconnaît l'égalité entre les salariés. Ils critiquent, à cet égard, les distinctions faites suivant que les salariés travaillent ou non dans une entreprise passant à 35 heures dès l'année 2000. Ils contestent également les règles fixées par l'article 5 en matière de rémunération des heures supplémentaires, la distinction fondée sur la réduction effective de la durée du travail dans les entreprises ne leur paraissant pas pertinente. Enfin, ils mettent en cause les critères retenus par l'article 32 pour l'attribution de la garantie de rémunération.
B. - Contrairement aux auteurs des saisines, le Gouvernement considère qu'aucune disposition de la loi ne méconnaît le principe d'égalité.
1o En effet, la loi n'introduit, d'abord, aucune différence de traitement injustifiée entre les entreprises.
a) C'est, en particulier, à tort que les saisissants estiment qu'une atteinte serait portée au principe d'égalité au motif que des entreprises pourraient être empêchées de conclure un accord ouvrant droit au bénéfice de l'allégement, faute notamment d'interlocuteur habilité à conclure.
En effet, selon les données disponibles, 49,3 % des établissements assujettis (34 000 environ) comptent au moins un délégué syndical. Cette proportion varie de 35 % dans les établissements de 50 à 99 salariés à 92,5 % dans les établissements de 1 000 salariés au plus.
Il convient de souligner que le projet de loi a ouvert plusieurs voies permettant aux entreprises au sein desquelles aucun délégué syndical n'a été désigné de conclure un accord ouvrant droit au bénéfice de l'allégement :
- en premier lieu, dans toutes les entreprises, quel que soit leur effectif, un accord peut être conclu avec un salarié mandaté par une organisation syndicale représentative au niveau national (art. 19-VI) ;
- en deuxième lieu, les entreprises de moins de 50 salariés peuvent bénéficier de l'allégement en application d'une convention ou d'un accord de branche étendu (art. 19-II 2o) ;
- en troisième lieu, dans ces mêmes entreprises, l'accord pourra être conclu avec des délégués du personnel sous réserve que cet accord soit approuvé par le personnel et validé par une commission paritaire de branche ou par une commission paritaire locale (art. 19-VII) ; 30 % des établissements de 11 à 49 salariés comptent au moins un délégué du personnel ;
- enfin, les entreprises comptant moins de 11 salariés pourront, à compter du 1er janvier 2002, en l'absence d'accord de branche étendu, bénéficier de l'allégement si le document précisant les modalités du passage aux 35 heures établi par le chef d'entreprise est approuvé par le personnel et validé, lorsqu'elle existe, par la commission paritaire (art. 19-VIII).
Il convient de préciser que l'accord national interprofessionnel du 31 octobre 1995 relatif aux négociations collectives subordonne l'institution de modalités dérogatoires de négociation (accord conclu avec des représentants du personnel élus ou un salarié mandaté) à la conclusion d'un accord de branche, ce dernier devant notamment fixer l'effectif en deçà duquel ces modalités peuvent être utilisées. Le projet de loi, en revanche, ne conditionne pas l'application des modalités de négociation énumérées ci-dessus à la conclusion d'un accord de branche.
En outre, la convention ou l'accord qui n'est pas signé par les organisations syndicales majoritaires, peut néanmoins ouvrir droit à l'allégement, si le personnel l'approuve à la majorité des suffrages exprimés (art. 19-V 2e alinéa).
Enfin, eu égard à l'objectif de nature constitutionnelle de développement de la négociation collective, le législateur peut subordonner la mise en place de dispositifs dérogatoires au droit commun à la conclusion d'une convention ou d'un accord collectif.
b) Le grief des sénateurs dirigé contre le II de l'article 21 n'est pas davantage fondé, dès lors que les entreprises bénéficiant de monopoles ou de concours de l'Etat de manière prépondérante ne sont pas, au regard de l'objet de cet article qui est d'instituer une aide, dans la même situation que les autres entreprises.
2o La loi ne méconnaît pas non plus l'égalité entre les salariés.
a) S'agissant de la garantie de rémunération, le dispositif mis en place par l'article 32 de la loi présente un caractère transitoire, comme il a été souligné plus haut, à propos des critiques adressées au V. Il obéit à deux principes.
Le premier découle de l'engagement, souscrit par le Gouvernement en faveur des salariés payés au taux du SMIC et réduisant leur durée du travail, que cette réduction ne se traduirait par aucune baisse de rémunération et de pouvoir d'achat.
Le respect de cet engagement se traduit dans l'article 32 par la mise en place, au I, d'une garantie pour les salariés à temps plein dont la durée du travail est réduite, et par la création, au II, d'une garantie, calculée à due proportion, pour les salariés à temps partiel dont la durée du travail est également réduite.
Le second principe auquel obéit l'article 32 est le principe « A travail égal, salaire égal », qui ne peut s'appliquer qu'aux salariés placés dans une même situation. Il consiste à accorder le bénéfice de la garantie dans les trois cas suivants :
- aux salariés à temps partiel occupés par l'entreprise à la date de la réduction de la durée du travail lorsque ces salariés ont un emploi équivalent, par sa nature et sa durée, à celui occupé par des salariés bénéficiant de la garantie, sauf si ces salariés à temps partiel ont eux-mêmes choisi de ne pas baisser leur durée contractuelle (art. 32-II 3e alinéa) ;
- aux salariés à temps complet recrutés après la date à laquelle la durée du travail a été réduite sur des emplois équivalents, par leur nature, à ceux occupés par des salariés à temps complet bénéficiant de la garantie (art. 32-II 1er alinéa) ;
- aux salariés à temps partiel recrutés après la date à laquelle la durée du travail a été réduite, sur des emplois équivalents, par leur nature et leur durée, à ceux occupés par des salariés à temps partiel bénéficiant de la garantie (art. 32-II 2e alinéa).
On soulignera, à cet égard, que la notion d'emploi équivalent trouve déjà un écho dans le code du travail s'agissant, par exemple, du mode de calcul de la rémunération versée aux salariés intérimaires (art. L. 124-3 6o). La notion d'emploi équivalent figure également dans les dispositions du code du travail relatives à la réintégration des représentants du personnel postérieurement à l'annulation d'une décision d'autorisation (art. L. 436 3o du code du travail, 1er alinéa).
Il convient de noter que la garantie accordée par les dispositions contestées est nettement plus étendue que le dispositif retenu en 1982, qui ne visait que les seuls salariés passés à 39 heures. Le champ d'application de cette garantie transitoire a été défini de manière objective et rationnelle, en n'excluant, en définitive, que les quatre catégories suivantes :
- les salariés occupés dans des entreprises n'ayant pas réduit la durée du travail ;
- les salariés à temps complet recrutés postérieurement à la réduction du temps de travail sur des postes qui ne sont pas équivalents à ceux occupés par des salariés à temps complet bénéficiant de la garantie ;
- les salariés à temps partiel recrutés postérieurement à la réduction du temps de travail sur des postes qui ne sont pas équivalents à ceux occupés par des salariés à temps partiel bénéficiant de la garantie ;
- les salariés à temps partiel qui ont choisi de ne pas réduire leur durée contractuelle ou de l'accroître alors que leur employeur leur a proposé de réduire leur temps de travail.
L'exclusion de ces quatre catégories ne saurait être utilement critiquée sur le terrain du principe d'égalité, dès lors que les salariés concernés se trouvent, par rapport à ceux qui bénéficient de la garantie de rémunération, dans une situation différente au regard de l'objet du texte :
- pour la première, la garantie serait sans objet en l'absence de toute réduction ;
- pour les deux suivantes, l'absence d'équivalence des emplois constitue une différence de situation qui exclut toute obligation d'assurer une rémunération identique ;
- enfin, la dernière catégorie ne concerne que des salariés qui, par leur propre volonté, se trouvent dans une situation différente de celle des salariés ayant fait le choix de réduire leur temps de travail.
b) C'est également à tort qu'est invoquée une inégalité de traitement entre les salariés des entreprises ayant réduit la durée du travail et ceux employés par des entreprises n'ayant pas réduit leur durée du travail.
Il faut en effet rappeler que l'objectif poursuivi par le législateur est d'inciter, par la voie d'accords collectifs, à une réduction effective de la durée du travail de nature à créer des emplois et à réduire le chômage. C'est dans ce but que le législateur a prévu un régime distinct pour les salariés qui effectuent des heures supplémentaires entre 35 et 39 heures, selon que l'entreprise a ou non réduit sa durée collective à 35 heures :
- lorsque la durée collective a été fixée à 35 heures, les heures supplémentaires éventuellement effectuées entre 35 et 39 heures donnent lieu à une bonification de 25 % (10 %, dans un premier temps, en 2000 pour les entreprises de plus de 20 salariés et en 2002 pour les autres) ;
- lorsque la durée collective n'a pas encore été fixée à 35 heures, les heures correspondant à cette différence sont nécessairement qualifiées d'heures supplémentaires, et elles donnent lieu au versement d'une bonification de 15 % aux salariés (à titre transitoire, il n'est pas prévu de bonification en 2000 pour les entreprises de plus de 20 salariés et en 2002 pour les autres).
La distinction ainsi opérée ne méconnaît nullement l'égalité entre les salariés, dès lors que ceux qui sont passés à 35 heures sont dans une situation objectivement et pratiquement différente de ceux des entreprises qui ont conservé une durée supérieure : les premiers ont vu leur durée réduite et ce n'est par définition qu'à titre exceptionnel que la question du mode de paiement d'une ou plusieurs heures éventuellement effectuées au-delà de la durée ainsi réduite est susceptible de se poser ; les seconds restent à 39 heures comme auparavant. De ce point de vue, et contrairement aux salariés dont la durée a été réduite, leur situation demeure inchangée.
Il existe donc, entre ces deux catégories, une différence de situation dont le législateur a pu d'autant plus tenir compte que, lorsque la réduction est le fruit d'un accord, ce qui sera le cas le plus fréquent, elle impliquera pour les salariés concernés des contreparties, notamment en termes de modération salariale et de flexibilité dans l'aménagement du temps de travail, qui ne seront pas requises a priori du salarié d'une entreprise ayant conservé sa durée du travail antérieure.
On ajoutera que la distinction ainsi opérée par la loi est nécessairement vouée à présenter un caractère transitoire, dans la mesure où, par l'effet notamment du mécanisme d'abaissement progressif (sur deux ans) du seuil de déclenchement du décompte du contingent d'heures supplémentaires, prévu par le même article 5, toutes les entreprises doivent, à terme rapproché, réduire l'horaire collectif.
Enfin, et en tout état de cause, cette différence de traitement est en rapport direct avec l'objet de la loi qui est de favoriser le passage négocié à 35 heures. En effet, le maintien du régime de droit commun des heures supplémentaires pour les entreprises n'ayant pas réduit leur durée du travail aurait rendu extrêmement difficile le passage ultérieur à 35 heures, au regard de l'attente largement répandue d'un maintien du niveau de rémunération. La différenciation mise en place par la loi est de nature à inciter les deux parties, employeur et représentants des salariés, à s'orienter rapidement vers le passage à 35 heures, tout en leur laissant le temps nécessaire pour conduire et faire aboutir les négociations. A défaut d'un tel dispositif, la rémunération au profit des salariés des heures supplémentaires entre 35 et 39 heures au taux de 25 % aurait été de nature à favoriser le statu quo, ce qui aurait été incompatible avec l'objectif d'intérêt général que le législateur s'est fixé.
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