La loi de finances pour 2000, adoptée le 21 décembre 1999, a été déférée au Conseil constitutionnel par plus de soixante députés et plus de soixante sénateurs. Les requérants adressent à la loi de nombreuses critiques qui appellent, de la part du Gouvernement, les observations suivantes.
I. - Sur la sincérité de la loi de finances pour 2000
A. - Selon les députés et les sénateurs saisissants, le Conseil constitutionnel devrait annuler l'article d'équilibre et, partant, l'ensemble de la loi, au motif que n'est pas respecté, à plusieurs titres, le principe de sincérité.
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Tel serait le cas, en premier lieu, de l'évaluation des recettes attendues pour l'exercice à venir, qui ne tiendrait pas compte des plus-values constatées en 1999 ni, par conséquent, du niveau de recettes fiscales de l'Etat qui devraient normalement être perçues au cours de l'exercice 2000. Aux yeux des requérants, les données actuellement disponibles auraient dû conduire le Gouvernement à inscrire des montants plus élevés au titre des prévisions de recettes.
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En deuxième lieu, les auteurs de la saisine font valoir que la loi de finances sous-estimerait le nombre réel d'emplois publics, en méconnaissance des prescriptions des articles 1er et 32 de l'ordonnance organique du 2 janvier 1959. Tel serait le cas, selon eux, d'un certain nombre d'emplois au sein des ministères de l'éducation nationale, de l'intérieur et de la justice.
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En troisième lieu, les requérants estiment que la sincérité de la loi est également affectée par le non-respect des principes d'universalité et d'unité budgétaires en raison de changements d'affectation de recettes fiscales, en particulier au profit de la sécurité sociale. Ils estiment, à cet égard, que la loi de finances ne dresse pas un tableau exhaustif des recettes et dépenses de l'Etat. Ils soutiennent que les transferts ainsi opérés s'analysent comme une opération de débudgétisation et reviennent sur les critiques, précédemment adressées à la loi de financement de la sécurité sociale, à propos de la possibilité de changer l'affectation de recettes qui, auparavant, relevaient du budget de l'Etat. Plus généralement, ils considèrent que la coexistence des lois de finances et des lois de financement de la sécurité sociale ne permet pas au Parlement d'exercer son contrôle sur l'état des finances publiques, entendues au sens large.
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Enfin, les sénateurs considèrent que les dépenses inscrites au titre des mesures nouvelles du budget du ministère de l'emploi et de la solidarité omettent deux charges évaluées au total à 5,7 milliards de francs : la majoration de l'allocation de rentrée scolaire et une subvention à la Caisse nationale d'allocations familiales pour financer le fonds d'action sociale pour les travailleurs immigrés et leurs familles.
B. - Ces critiques ne sont pas fondées.
- S'agissant des évaluations de recettes, il convient tout d'abord de bien distinguer ce qui relève des débats d'experts ou de l'appréciation politique sur la gestion des finances publiques de ce qui peut mettre en cause la conformité à la Constitution de la loi de finances au regard du principe de sincérité du budget. Ce principe, en effet, s'applique ici à un exercice de prévision marqué par des aléas importants, pour les raisons suivantes notamment :
- il s'agit d'évaluer, avant que l'année en cours soit achevée, les recettes de l'ensemble de l'année suivante ; à ce titre, la prévision des recettes jusqu'à la fin de l'année 2000 comporte encore plus d'incertitudes que celle des recettes de l'année en cours ;
- les masses en jeu sont d'une importance telle (1 614 milliards de francs de recettes fiscales nettes à structure et législation constantes) qu'un faible écart par rapport à la prévision initiale déplace plusieurs milliards ou dizaines de milliards de francs ;
- impôt par impôt, les effets de calendrier, les modes de recouvrement et les modifications de la législation compliquent encore l'exercice.
Dans ces conditions, les chiffres retenus par le Gouvernement peuvent évidemment faire l'objet de débats, et il s'avère au demeurant que les recettes finalement enregistrées font généralement apparaître des écarts significatifs avec les prévisions de la loi de finances initiale. Mais au plan juridique, seule une sous-évaluation manifeste, certaine et volontaire des prévisions dénaturant la signification du contrôle parlementaire sur ces prévisions, pourrait donner prise à un contrôle de constitutionnalité.
C'est compte tenu de ces considérations préalables que les précisions suivantes peuvent être apportées.
a) En premier lieu, les prévisions de recettes fiscales pour 2000 ont été construites à partir d'hypothèses de croissance qui ne sont pas remises en cause aujourd'hui.
Elles ont en effet été réalisées entre le mois d'août et le mois de septembre sur la base des prévisions de croissance établies par le ministère de l'économie, des finances et de l'industrie et partagées par les économistes réunis au sein de la commission économique de la nation. Ces prévisions de croissance du produit intérieur brut (PIB) sont fondées sur une fourchette allant de + 2,6 % à + 3 % en 2000.
Les recettes fiscales nettes « spontanées » du projet de loi de finances s'établissaient sur ces bases à 1 614 milliards de francs à structure constante, contre 1 546 dans l'évaluation révisée pour 1999, soit une progression de 4,4 %.
Compte tenu du solde des recettes budgétisées et de celles transférées à la sécurité sociale dans la loi de finances (- 42,6 milliards de francs) et de l'impact des allégements fiscaux sur les recettes fiscales nettes de l'Etat en 2000 (- 24,8), les recettes du projet de loi de finances ont été évaluées à 1 546 milliards de francs, soit 1 877,4 en recettes brutes. La progression de 6 milliards de francs des recettes brutes évoquées par les requérants n'est donc pas établie à structure constante. La progression est en fait de 78,9 milliards de francs pour les recettes brutes et de 68 pour les recettes nettes.
Cette progression de 4,4 % des recettes fiscales nettes peut être rapprochée de la progression prévisionnelle de l'activité économique, mesurée entre 3,8 % et 4,2 % (en valeur), soit une élasticité moyenne de 1,1, supérieure à celle couramment utilisée par les économistes pour mesurer l'impact de la croissance sur les finances publiques. Il ne peut donc être établi que les recettes seraient sous-évaluées compte tenu des prévisions de croissance.
Au surplus, on observera qu'une variation - théorique - de 0,5 point du PIB (évalué à 9 169 milliards de francs pour 2000) par rapport à cette prévision conduirait à un surcroît de richesse nationale de 45 milliards de francs, soit un aléa sur les recettes de l'Etat de moins de 8 milliards de francs compte tenu du poids des prélèvements de l'Etat dans le PIB (16,9 points, cf. rapport économique et financier, p. 204).
A titre rétrospectif, on peut souligner que l'exercice 1999 témoigne de la volatilité des prévisions de croissance à l'horizon d'un an ou de dix-huit mois (2,7 % dans les prévisions initiales, revues à 2,3 % à mi-année puis réévaluées à la hausse en fin d'exercice) et de la difficulté d'en prévoir l'impact sur les recettes de l'année (+ 24,3 milliards de francs de recettes totales nettes par rapport à la loi de finances initiale).
b) En second lieu, la révision des recettes d'impôt effectuée en décembre (11,3 milliards de francs) n'a pas d'impact sur l'évaluation des recettes fiscales en 2000.
Les estimations retenues en loi de finances initiale ne profitent en effet pas de manière automatique des encaissements exceptionnels de 1999, puisque la révision a porté pour l'essentiel sur les recettes de l'impôt sur les sociétés. On rappellera que cet impôt est assis sur un solde (le bénéfice) et liquidé selon une méthode qui procède elle-même par acomptes et par solde, la liquidation étant au total imputée sur plusieurs exercices.
Les bénéfices imposables en 1999 progresseront moins vite qu'en 1998 (cf. rapport économique et financier et fascicule voies et moyens). Cette moindre progression des bénéfices escomptés en 1999 par rapport à 1998 n'a toutefois pas conduit les entreprises à réduire notablement l'acompte versé au 15 décembre par rapport aux prévisions initiales. C'est ce constat qui a conduit le Gouvernement à réviser à la hausse de 10 milliards de francs les recettes d'impôt sur les sociétés en 1999. De multiples facteurs vont cependant conduire les entreprises à verser tout au long de l'année 2000 un impôt sur les sociétés inférieur à celui de 1999 : outre la moindre progression du bénéfice imposable, on citera l'effet de la suppression totale de la surtaxe de l'impôt sur les sociétés, ainsi que la non-reconduction des facteurs de progression de 1999 (plus-values exceptionnelles sur vente d'actions par exemple, épuisement des reports à nouveau de la période passée) et la constitution de provisions pour faire face au bogue informatique. Enfin, les entreprises qui auraient versé un acompte de décembre 1999 trop important (expliquant la révision opérée par le Gouvernement en fin d'année) pourraient en demander le remboursement en 2000, réduisant ainsi les recettes nettes de l'Etat.
c) Enfin, les méthodes évoquées pour contester les évaluations du Gouvernement ne peuvent être considérées comme fiables.
Deux critiques majeures peuvent en effet être adressées aux méthodes d'extrapolation des recettes 1999 sur lesquelles les saisissants fondent leur argumentation :
- la méthode de l'extrapolation linéaire à partir des encaissements observés en cours d'année conduit à négliger les effets de calendrier et à ignorer l'impact des modifications de législation (comme l'anticipation au 15 septembre des baisses de TVA ou l'impact de la baisse de la surtaxe d'impôt sur les sociétés sur les recettes de décembre) ;
- la méthode fondée sur l'extrapolation du ratio « recettes en cours d'année/recettes définitives » se révèle fausse : reprise pour les treize dernières années, elle n'approche les résultats définitifs à moins de dix milliards près que dans moins d'un cas sur deux ; on observera d'ailleurs que la fourchette indiquée par les requérants comporte un écart de 100 % (14 à 28 milliards de francs) dans le calcul des recettes pour 1999, déniant tout caractère prédictif à cette méthode.
- Les requérants affirment que 120 000 emplois publics auraient été créés dans des conditions contraires aux termes de l'ordonnance organique et portant atteinte à la sincérité de la loi de finances pour 2000.
Cependant, le chiffre de 120 000 n'a pas de signification.
Les requérants font en effet masse des créations d'emplois-jeunes réalisées au cours de plusieurs exercices (70.000 à l'éducation nationale, 20 000 adjoints de sécurité et 2 000 agents de justice depuis 1997), du traitement réservé à la rentrée 1997 aux maîtres auxiliaires (27 000 cités par les requérants) et de la situation des surveillants de l'éducation nationale en 2000 (5 270). Or, cette addition amalgame des mesures relevant de la politique de l'emploi et des mesures relatives aux rémunérations d'agents publics.
Par ailleurs, la spécificité de chacune des situations en cause doit être soulignée :
- les emplois-jeunes, dont le financement participe de la politique de l'emploi du Gouvernement, ne peuvent être pris en compte au titre des créations d'emplois budgétaires ; il s'agit d'emplois subventionnés par l'Etat, dont les employeurs sont principalement les établissements locaux d'enseignement et dont les contrats à durée déterminée (au plus cinq ans) ne prévoient pas un droit à titularisation (y compris ceux disposant de contrats de droit public et employés aux ministères de l'intérieur et de la justice) ;
- les maîtres auxiliaires ont vu leur situation harmonisée à partir de la rentrée 1997 et aucun recrutement n'est prévu à ce titre dans la loi de finances pour 2000 ;
- les maîtres d'internat et surveillants d'externat remplissent quant à eux des tâches à temps partiel et leurs contrats sont limités à un an renouvelable.
C'est en prenant en compte ces caractéristiques particulières que doit être vérifiée la mise en oeuvre des dispositions de l'ordonnance du 2 janvier 1959 relatives aux emplois publics. A cet égard, deux points doivent être soulignés :
- les dispositions combinées des articles 1er, 32 et 43 de l'ordonnance imposent que les mesures de création, de suppression et de transformation d'emplois soient détaillées dans les annexes explicatives par ministère qui accompagnent le projet de loi de finances, sans toutefois définir ce qu'il y a lieu d'entendre par « emplois » ;
- aucune disposition organique ne prévoit de vote spécifique relatif à l'évolution des emplois, ni la présentation et l'approbation d'un tableau de synthèse des emplois budgétaires ; les dispositions de droit commun sur le vote des services votés et mesures nouvelles s'appliquent donc en matière de crédits de rémunérations, à la lumière des mesures relatives aux emplois présentées dans les annexes par ministère.
Dans ces conditions, les critiques dirigées contre la présentation retenue dans le projet de loi de finances pour 2000 paraissent dépourvues de portée juridique.
En effet, les annexes explicatives par ministère comportent toutes les indications nécessaires à propos des différentes catégories d'agents évoquées par les députés et l'information du Parlement a été très complète, comme en témoignent au demeurant les rapports des commissions de l'Assemblée nationale et du Sénat. S'agissant notamment de l'éducation nationale, l'annexe « bleue » décrit précisément, au titre des mesures nouvelles et de la présentation des « agrégats », les évolutions en cause et les crédits correspondants. Dès lors, et quels que soient les contours exacts à donner à la notion d'emploi mentionnée par l'ordonnance organique du 2 janvier 1959, les prescriptions de ses articles 1er, 32 et 43 ont été pleinement respectées.
D'autre part, rien n'impose au Gouvernement de présenter dans le cadre du projet de loi de finances une récapitulation, par ministère ou globale, faisant masse des différentes catégories de personnels, y compris ceux dont le mode d'emploi et de rémunération est très spécifique, comme c'est le cas, à des degrés divers, des emplois-jeunes ou des surveillants de l'éducation nationale. Le Gouvernement peut donc, comme il l'a fait, retenir une présentation de l'évolution des « emplois budgétaires » tenant compte de ces spécificités et n'agrégeant que les emplois répondant à certaines caractéristiques.
- En ce qui concerne la question des changements d'affectation de recettes fiscales et des « débudgétisations », on observera au préalable que les points soulevés par les saisissants ont été, pour l'essentiel, tranchés par la décision no 99-422 DC du 21 décembre 1999 relative à la loi de financement de la sécurité sociale pour 2000, qui a validé la création, sous forme d'établissement public, du fonds de financement de la réforme des cotisations sociales patronales de sécurité sociale, alimenté notamment par une fraction de droit de consommation sur les tabacs, par la nouvelle contribution sociale sur les bénéfices des sociétés, par la taxe générale sur les activités polluantes et par une fraction du droit de consommation sur les alcools.
Cela étant, les critiques des saisissants appellent sur le fond les remarques suivantes.
Les principes d'unité et d'universalité budgétaires qui résultent des dispositions de l'ordonnance organique du 2 janvier 1959 n'ont pas pour effet d'interdire au législateur d'affecter une ressource fiscale à une personne publique autre que l'Etat ni de procéder à des modifications de la structure ou du périmètre du budget de l'Etat. Comme le Conseil constitutionnel l'a jugé à de nombreuses reprises, et en dernier lieu dans sa décision du 21 décembre dernier relative à la loi de financement de la sécurité sociale, le législateur peut décider d'affecter le produit d'une imposition existante ou nouvelle à un établissement public. Il peut également transférer des compétences et les moyens correspondants de l'Etat à une autre collectivité publique - établissement public ou collectivité territoriale -, sous réserve des dépenses permanentes qui, par nature, doivent figurer dans le budget de l'Etat.
Cette dernière notion, dégagée notamment par le Conseil constitutionnel dans sa décision no 94-351 DC du 29 décembre 1994, ne saurait être interprétée aussi extensivement que le font les députés auteurs de la saisine : le Conseil constitutionnel a eu l'occasion de préciser qu'elle ne concerne pas les majorations de pension accordées dans certains cas aux retraités du régime agricole (no 95-369 DC du 28 décembre 1995) ni certaines dépenses incombant jusqu'à présent à l'Etat dans le domaine de la santé publique (no 99-422 DC déjà citée). C'est donc à tort que la saisine des députés cherche à faire entrer dans cette catégorie les charges afférentes au financement de la couverture maladie universelle ou à la réduction de la durée du travail.
Pour les mêmes raisons, la mesure prévue à l'article 57, et critiquée par les sénateurs saisissants, qui a pour objet d'affecter directement des redevances au Centre national du livre, établissement public à caractère administratif créé en 1946, est en conformité avec les dispositions de l'ordonnance organique de 1959 ; il s'agit au demeurant d'une simplification, puisque cette mesure permet corrélativement la suppression, par l'article 75, du compte d'affectation spéciale no 902-16 « Fonds national du livre ».
Par ailleurs, les considérations développées par la saisine des députés en ce qui concerne les domaines respectifs de la loi de finances et la loi de financement de la sécurité sociale, leur articulation et l'opportunité d'une fusion de ces deux textes, ne paraissent pas appeler de réponse du Gouvernement dans le cadre des présentes observations. Est ici en cause, en effet, une situation qui résulte directement de la mise en oeuvre de dispositions de la Constitution et des lois organiques prises pour son application.
- En dernier lieu, les requérants considèrent que le défaut de prise en compte de deux réformes annoncées par le Premier ministre met en cause la sincérité des dépenses de la loi de finances à hauteur de 5,7 milliards de francs.
Ce moyen ne saurait être retenu.
L'allocation de rentrée scolaire (ARS) a été majorée depuis 1996. Cette allocation majorée a constitué une dépense de la Caisse nationale des allocations familiales partiellement remboursée par l'Etat. Elle a été financée, selon les années, par décret d'avances ou par la loi de finances rectificative. Le montant de cette majoration et son financement ont évolué dans le temps, la charge revenant à l'Etat ne constituant pas une dépense stable d'une année sur l'autre.
Le Premier ministre a annoncé que le niveau majoré de l'ARS (1 600 F) serait pérennisé. Le montant ainsi relevé de l'ARS, prestation familiale prévue par le code de la sécurité sociale, sera donc désormais financé par la Caisse nationale des allocations familiales, comme l'ensemble des prestations de cette catégorie, sans que l'Etat ait à en rembourser une partie.
La majoration des dépenses de la sécurité sociale en résultant a été prise en compte dans les prévisions de dépenses de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2000 et n'a donc pas à figurer dans la loi de finances.
Par ailleurs, le transfert au budget de l'Etat du financement du fonds d'action sociale pour les travailleurs immigrés et leurs familles (FASTIF) a été évoqué comme une des pistes complétant la réforme.
Cette mesure, qui nécessite des dispositions législatives qui ne figurent ni dans la loi de finances ni dans la loi de financement de la sécurité sociale et dont le calendrier n'a pas été précisé, permettrait à la Caisse nationale des allocations familiales de dégager des moyens contribuant au financement de l'ARS majorée. Si elle était confirmée, il conviendrait de prévoir les ouvertures de crédits correspondantes dans la loi de finances pour 2001.
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