JORF n°0006 du 8 janvier 2025

PARTIE 2 : REPENSER LA PLACE DES JEUNES DANS L'ESPACE SCOLAIRE, TERRITORIAL, MÉDIATIQUE

  1. La place des jeunes dans leur territoire apparaît extrêmement limitée dans tous les pans de la société, que ce soit concrètement ou symboliquement. D'où le sentiment dominant de « ne pas avoir sa place ».

  2. Le décrochage scolaire, un symptôme social

  3. L'ampleur du décrochage scolaire (35), témoigne à sa façon d'une désillusion croissante vis-à-vis de l'école et de mécanismes d'orientations subies : de nombreux élèves en difficulté sont redirigés vers des filières qui ne correspondent pas à leurs aspirations, d'autres sont abandonnés à leurs seuls moyens (36) malgré l'obligation de l'Etat d'adopter des mesures concrètes et positives pour lutter contre le décrochage scolaire (37). Le manque d'accompagnement en matière d'orientation et d'insertion professionnelle aggrave cette situation. Le stage obligatoire en classe de 3e, censé être une opportunité de découverte, devient bien souvent un facteur de découragement. Faute de réseau ou de soutien, beaucoup finissent par faire leur stage dans des commerces de proximité, snacks ou épiceries, ce qui ne contribue pas à élargir leur vision des mondes du travail. Ce manque d'opportunités de stage contribue à une démotivation progressive, rendant la transition vers le lycée encore plus difficile, d'autant plus pour ceux qui se retrouvent sans place à la rentrée. Tout ceci alimente un sentiment d'échec et d'exclusion.

  4. Face à cette situation, les professionnels de l'éducation - éducateurs et professeurs - tentent de combler les lacunes du système mais décrivent une situation de « bricolage » permanent, confrontés à des jeunes qui décrochent parfois dès l'école primaire, certains n'assistant que sporadiquement aux cours dès leur entrée en CP. Les dispositifs publics, comme l'obligation de formation jusqu'à 18 ans (38) ou le contrat d'engagement jeune, apparaissent dans ce contexte comme des solutions superficielles. En pratique, des mesures accordées par les antennes des missions locales auraient dans certains cas contribués à une augmentation des décrochages scolaires, les jeunes préférant parfois s'inscrire à la mission locale pour toucher une allocation de 250 euros, plutôt que de continuer un cursus qui leur semble sans perspective (39). La CNCDH rappelle que l'adhésion de la France à la Convention internationale pour les droits de l'enfant (CIDE) l'engage notamment par l'article 28 qui prévoit le droit à l'éducation sur la base de l'égalité des chances, à « prendre des mesures pour encourager la régularité de la fréquentation scolaire et la réduction du taux d'abandon scolaire ». En droit français, le préambule de la Constitution précise que « la nation garantit l'égal accès de l'enfant et de l'adulte à l'instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L'organisation de l'enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l'Etat ».

  5. Un déficit patent de structures adaptées

  6. Ce sentiment de ne pas avoir sa place peut être renforcé dans les lieux de sociabilité en dehors de l'établissement scolaire. Le rapport de la fédération de recherche CNRS « Théorie et Evaluation des Politiques Publiques » (TEPP) de février 2024 sur les discriminations dans l'accès aux associations sportives, qui renseigne sur l'accès différencié aux associations sportives selon le genre, l'origine ou les revenus (40), conclut à une discrimination importante à l'encontre des personnes d'origine maghrébine dans l'accès aux associations sportives, pouvant entraver l'accès des jeunes de quartiers à certains loisirs ou activités extra-scolaires.

  7. Quant aux autres lieux de sociabilité, tels que les structures d'accueil de jeunes ou les maisons des jeunes et de la culture (MJC), ils ne constituent pas une véritable alternative. Ces espaces sont souvent limités par leur amplitude horaire et sont rarement ouverts les week-ends, ce qui ne permet pas aux jeunes de s'y retrouver régulièrement pour des moments collectifs. Les appartements, quant à eux, sont souvent trop petits et manquent d'intimité, surtout en raison de la présence des parents ou des frères et sœurs. Les jeunes hommes sont donc réduits à se retrouver dans la rue, sur les bancs publics, les parcs ou en bas des tours d'immeubles. Ils s'y réunissent pour discuter, regarder un match de foot sur une télé, écouter de la musique. Leur présence visible dans la rue dérange et est souvent considérée comme une source de nuisances ou comme une forme de sociabilité juvénile menaçante (41).

  8. Les jeunes femmes sont bien moins présentes dans l'espace public pour y exercer ce type de sociabilité. Des études (42) ont notamment mis en lumière la faible mixité dans l'utilisation des espaces de loisirs, tels que les terrains de sport ou les équipements en libre accès, qui sont presque exclusivement utilisés par des hommes. Cette inégalité de genre dans les pratiques doit interroger l'usage et la conception des espaces de sociabilité dédiés aux jeunes.

  9. La CNCDH recommande donc le développement de lieux spécifiquement adaptés aux jeunes, à leurs besoins et accessibles en soirée et les week-ends. Elle rappelle qu'il convient par ailleurs d'être particulièrement attentif aux discriminations pouvant entraver l'accès des jeunes de quartiers aux loisirs et à la culture.

  10. Un rapport douloureux à la police

  11. Les contrôles fréquents que la police impose aux jeunes hommes, la permanence des contrôles d'identité discriminatoires (43) envoient le message que ces jeunes ne sont pas légitimes à occuper l'espace public, renforçant d'autant les discriminations qui les assignent à résidence. Ce rapport douloureux à la police, sur lequel la CNCDH s'est exprimée à de nombreuses reprises (44), provoque des dégâts directs et indirects. Directs sous forme parfois d'humiliations qui prennent la forme d'un « destin » : « On peut devenir une proie de la police à tout moment », « Quand ça se passe bien, c'est étonnant ». Ils sont nombreux à rapporter des contrôles d'une grande violence, tant physique que verbale, souvent teintée de propos racistes. « Cela aurait pu être moi ! » : cette déclaration entendue de nombreuses fois ne s'applique pas seulement aux jeunes hommes directement concernés par les contrôles, mais aussi aux amis, parents, sœurs et frères et à l'ensemble des habitants du quartier, pour qui ces expériences négatives avec les forces de l'ordre font partie du quotidien. Paradoxalement, le discours sur la police, comme institution, n'est pas péjoré tant son utilité sociale est rappelé en préambule de la critique de son action. Indirects, car ce rapport dégradé peut conduire certains jeunes qui n'ont plus confiance dans les forces de l'ordre à ne plus y avoir recours comme un secours, lorsqu'ils sont victimes. « J'ai pas de droits je crois, ou alors j'en ai, mais je ne les connais pas. Même si je les connaissais, ça ne me servirait à rien ». On cherche alors à se débrouiller seul, à travers des arrangements entre voisins, dans le meilleur des cas, ou en ayant recours à d'autres protections proches et disponibles, ce qui peut être encore plus délétère.

  12. Une grande réactivité aux médias et aux réseaux

  13. Il existe un sentiment d'appartenance fort au quartier avec un attachement à une histoire, à la solidarité et l'entraide. Cette identification accompagne le sentiment de déclassement, lorsque le territoire est ciblé et présenté de manière négative, que ce soit par des personnalités politiques ou les médias : « L'image que la France renvoie sur nous est très dure ». De fait, le portrait dressé est souvent marqué par la violence, la délinquance, les émeutes, la dégradation des bâtiments, le « communautarisme », ou encore la « radicalisation ». Cela construit une stigmatisation collective des habitants des quartiers populaires, en particulier des jeunes (45). Certes, certains récits présentent des parcours individuels d'exception, tels que ceux des footballeurs, des artistes ou d'entrepreneurs. Cependant, ces réussites font plutôt figure d'exception, sans valoriser durablement l'image des quartiers (46). Le discours médiatique ambiant est de nature à engendrer une méfiance importante chez les jeunes. L'exemple le plus marquant est la couverture médiatique de la mort de Nahel reçue par les jeunes comme ayant favorisé une vision déformée de la réalité : « On avait vu la scène et des policiers racontaient des mensonges sur BFMTV et CNews ».

  14. Pour nos jeunes interlocuteurs cette présentation a renforcé un profond sentiment d'injustice et joué un rôle important dans le déclenchement d'une mobilisation collective aux fins de dénonciation (47). Ils se réfèrent massivement à leurs propres sources d'information, principalement via internet et les réseaux sociaux. Cette évolution, ainsi que le partage d'informations en continu sur certaines plateformes, leur a permis de suivre en temps réel les violences urbaines, directement depuis leur chambre. Lorsqu'on interroge ces derniers sur leurs principales sources d'information, notamment en matière d'accès aux droits, le premier réflexe est presque systématiquement de se tourner vers internet ou les réseaux sociaux. Afin de s'exprimer et de proposer une autre représentation des jeunes des quartiers populaires plus en phase avec leur réalité, des médias alternatifs ont également été créés (48). Trop rares, ces initiatives devraient être multipliées et encouragées.