JORF n°0262 du 5 novembre 2024

Partie 1 : La non-scolarisation aujourd'hui en France I. - Des enfants non-scolarisés aux profils variés

  1. Les enfants qui souffrent de non-scolarisation sont nombreux et présentent des profils divers. La CNCDH n'a pas cherché à étudier chacune des situations en détail mais plutôt - à travers les auditions des services de l'Etat et d'associations mandatées par l'éducation nationale ou non - à évaluer, d'une part, le degré de connaissance du phénomène par les services de l'Etat et, d'autre part, la réalité des mesures prises par l'ensemble des acteurs concernés pour y remédier.

  2. Ce sont, dans leur majorité, des enfants aux profils vulnérables. S'inspirant de la liste détaillée des « publics particulièrement à risque » proposée par l'Unicef France (7), une liste permettant de visualiser l'ampleur et la diversité des enfants concernés par la non-scolarisation recense :
    - des enfants vivant en situation de grande précarité (notamment dans la rue, en bidonvilles, squats et hôtels sociaux…) ;
    - des enfants vivant en territoires isolés, notamment en Guyane et à Mayotte ;
    - des mineurs non-accompagnés ;
    - des enfants et jeunes allophones ;
    - des « enfants de voyageurs » ;
    - des enfants en situation de handicap (qu'ils bénéficient ou non une reconnaissance de leur handicap) ;
    - des enfants en situation de danger (8) ;
    - des enfants malades ;
    - des enfants en conflit avec la loi, dont ceux détenus en quartier pour mineurs ou en établissement pénitentiaire pour mineurs (9).

  3. Ce panorama, qui n'est évidemment pas exhaustif, permet de brosser un tableau des profils d'enfants victimes de non-scolarisation, certains croisant plusieurs de ces catégories.

  4. Au cours de ses auditions, la CNCDH a pu distinguer des situations relatives à une non-inscription et/ou à une non-admission à l'école, à une inscription donnant accès à une scolarisation partielle, à des conditions de scolarisation telles qu'elles conduisent progressivement à l'abandon scolaire.

- les obstacles à l'inscription des enfants par certaines mairies ou d'admission dans l'école : les jeunes vivant en bidonvilles et en squat, notamment les enfants roms, sont particulièrement touchés par ce phénomène d'inscription et/ou d'admission difficile ;
- le cas spécifique des orientations en classe de seconde : le Défenseur des droits s'est saisi cette année encore de la rupture de droits pour 14 000 élèves non affectés en seconde le 26 juillet 2024 (10). De son côté, la directrice de la direction générale de l'enseignement scolaire (DGESCO) avançait lors de l'audition le chiffre de 50 000 élèves de 16 ans « décrocheurs » (11) ;
- les cas relevant de manques de moyens, d'organisation ou d'articulation entre acteurs :
- en Guyane et à Mayotte : les difficultés sont plurielles et s'inscrivent sur le temps long. On déplore un manque d'établissements scolaires, d'internats et d'enseignants. A cela s'ajoutent des difficultés liées au défaut de transport et à des conditions de vie dégradées en termes de logement, de santé, d'alimentation... De manière globale, un manque de moyens humains et matériels rend impossible la scolarisation de tous les enfants. Cette situation avait déjà été mise en lumière par la CNCDH en 2017 (12) et des constats similaires continuent d'être formulés régulièrement depuis (13) ;
- les enfants malades : la CNCDH recense des situations de rupture scolaire qui pourraient être évitées. Ainsi, il arrive souvent que les enfants restent seuls à la maison sans suivi scolaire. Et ce du fait qu'il n'existe pas à ce jour de mise en œuvre systématique des dispositifs « Accompagnement Pédagogique à Domicile à l'Hôpital ou à l'Ecole » (APADHE), qui sont délégués par l'Etat à des associations, s'avèrent souvent mal connus tant par les établissements scolaires que par les familles. De plus, la CNCDH a pu constater que les enfants malades se retrouvent souvent coupés de tout rapport direct avec la classe et ce, alors même que la relation à l'environnement scolaire est essentielle à leur développement et contribue entièrement à leur éducation (la période de crise sanitaire l'a d'ailleurs mis en évidence) (14). Le lien élève-école pour les enfants ne pouvant se rendre physiquement en classe doit ainsi être repensé afin d'éviter que ces jeunes ne soient, du fait de leur maladie, pénalisés sur d'autres plans.
- les enfants handicapés : les moyens humains, matériels et financiers permettant la prise en charge des enfants reconnus handicapés par les Maisons départementales pour les personnes handicapées (MDPH) (ou en attente de reconnaissance) ne permettent pas toujours qu'ils bénéficient d'un accompagnement adapté (15) ;
- les enfants enfermés : ces enfants - surtout lorsqu'ils sont privés de liberté pour une période courte - souffrent d'un déficit d'enseignants, d'un manque d'heures de cours (16), de difficultés organisationnelles dans les lieux d'enfermement (17) et d'un manque d'articulation évident de leur parcours scolaire avant, pendant et après enfermement ou placement. Présenté comme l'occasion de raccrocher des jeunes particulièrement vulnérables et souvent en décrochage scolaire depuis des années, le système français d'enfermement ne réussit pas, de fait, à les raccrocher à un projet éducatif pour qu'ils puissent se reconstruire par l'éducation ou bénéficier de temps dédiés avec les acteurs de l'orientation ;
- les élèves allophones : l'évaluation du niveau de langue de ces jeunes est parfois très tardive. Sans cette évaluation, et tant qu'on ne connaît pas leur niveau scolaire et linguistique, ces derniers ne sont pas autorisés à s'inscrire au collège ou au lycée (18). Plus largement, on déplore un manque de structures permettant de les accueillir au sein de dispositifs tels que les « unités pédagogiques pour élèves allophones arrivants » (UPE2A) ;
- les mineurs non accompagnés (MNA) : en moyenne, les jeunes attendent de deux à six mois entre leur arrivée en France et leur scolarisation (19), et ce lorsque leur minorité est reconnue (20). Lorsqu'ils font face à une situation de non-reconnaissance de leur minorité, les jeunes se retrouvent en attente d'une décision du juge qui peut durer plusieurs mois. Alors que l'évaluation du niveau de langue est un prérequis à l'affectation scolaire, la plupart du temps les rectorats n'évaluent pas le niveau de langue et le niveau d'apprentissage du jeune tant qu'une décision officielle n'a pas été rendue. Une fois leur minorité reconnue ces mêmes jeunes doivent enfin faire face aux difficultés liées à un manque de places au sein des dispositifs spécialisés (cf. paragraphe précédent sur les élèves allophones).

  1. Ces quelques exemples, loin d'être exhaustifs, sont révélateurs d'une carence dans la « continuité des enseignements » (21) pour chaque enfant. Ils montrent la complexité des dispositifs, souvent mal connus des familles. Ils reflètent aussi les difficultés d'articulation entre les différents acteurs permettant l'éducation, qui dépendent des collectivités territoriales, des ministères de l'éducation nationale, du travail, de la santé et des solidarités (protection de l'enfance), de celui de la justice, d'associations ayant ou non délégation de service public. Ils soulignent également de fortes disparités territoriales et sociales. Des politiques nationales dédiées à la lutte contre la non-scolarisation et des efforts des collectivités territoriales représentent donc des enjeux prééminents en matière de scolarisation en s'assurant d'approches cohérentes, structurantes et contenantes.

II. - La non-scolarisation : un phénomène invisible ?

  1. L'absence de données officielles

  2. Il n'existe, en l'état, aucun indicateur permettant de quantifier et donc de qualifier objectivement et de manière exhaustive la non-scolarisation en France.

  3. Alors que la scolarité est obligatoire de 3 à 16 ans, prolongée par l'obligation de la formation de 16 à 18 ans, on peut s'étonner que les statistiques officielles de l'éducation nationale et de l'INSEE ne fassent pas état de la situation de non-scolarisation totale ou partielle, ni des phénomènes d'abandon scolaire.

  4. Certains chiffres sont pourtant inquiétants. Selon le Défenseur des enfants (22), 31 000 enfants vivent dans des hôtels sociaux et plus de 2 000 à la rue (hall de gare, voiture etc.) mettant de fait à mal la scolarisation et la continuité de la scolarisation. Selon le Défenseur des enfants on compterait 15 000 enfants non-scolarisés rien qu'à Mayotte. Cette même institution reçoit également entre 700 et 800 dossiers par an sur le handicap et la discrimination à l'accès à l'éducation (23). Elle déclare par ailleurs, n'avoir aucune visibilité sur l'effectivité de l'accès à la scolarité en septembre 2024 pour les 470 000 enfants scolarisés et en situation de handicap, notamment sur le nombre réel d'heures de cours dispensés par semaine. Les chiffres issus de la direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) indiquent que plus de 11 % des jeunes âgés de 16 à 25 ans « rencontrent des difficultés dans le domaine de la lecture » (24). Ces chiffres mériteraient d'être mis en lien avec les parcours scolaires de ces jeunes. La délégation interministérielle à l'hébergement et à l'accès au logement (DIHAL) comptabilisait en 2019, 6 000 mineurs vivant en bidonville (dont 3 500 sont accompagnés vers et dans l'école depuis) et estimait que près de 70 % d'entre eux souffraient de problèmes de non-scolarisation, de scolarisation discontinue ou de grand décrochage scolaire (25). Elle insiste sur le problème de discontinuité scolaire liée aux conditions de vie, à l'errance des familles suite à des expulsions. Les territoires de Guyane et de Mayotte sont tout particulièrement frappés par ce phénomène. Selon l'étude « Non-scolarisation et déscolarisation à Mayotte : dénombrer et comprendre », à « Mayotte, la non-scolarisation des enfants entre 3 et 15 ans révolus concerne, a minima, entre 5 379 et 9 575 enfants » (26). Compte tenu de l'instabilité récente, de l'évolution démographique et des résultats de l'enquête portant sur Mayotte -dont le territoire est beaucoup plus réduit- on peut supposer que ce chiffre a augmenté depuis. Une enquête de l'INSEE parue en 2024 (27) indique qu'en Guyane, en 2020, 6 200 enfants ne sont pas scolarisés.

  5. Ces quelques exemples montrent que la non-scolarisation totale ou partielle frappe des dizaines de milliers de jeunes sans que des statistiques officielles objectivent le phénomène, l'analysent et permettent de mettre en œuvre une politique publique adaptée et efficace.

  6. Des rappels à l'ordre peu entendus

  7. La France a été rappelée à l'ordre par les instances internationales à plusieurs reprises au sujet de la non-scolarisation. En juin 2023, dans le cadre de l'Examen de la France par le Comité des droits des enfants des Nations unies, il a été demandé à la France d'« améliorer l'accessibilité et la qualité de l'éducation pour les enfants en situation défavorisée et marginalisée, notamment les enfants roms, les enfants migrants non accompagnés et les enfants vivant dans des logements précaires, qui rencontrent de nombreuses difficultés pour s'inscrire dans les écoles ordinaires et accéder aux cantines scolaires » et de « prendre les mesures nécessaires pour améliorer la scolarisation et l'assiduité dans les territoires d'outre-mer de l'Etat partie, en particulier à Mayotte et en Guyane » (28). La même année, à l'occasion de l'examen de la France dans le cadre du 4e cycle de l'examen périodique universel (29) et par le Comité des droits économiques, sociaux et culturels (30), la France a fait l'objet de plusieurs préconisations concernant la non-scolarisation.

  8. Conformément aux recommandations de l'ONU, la CNCDH invite la France à rendre visible le phénomène de la non-scolarisation par la mise en place de statistiques officielles sur le sujet. Elle recommande de rendre visible la non-scolarisation par la mise en place d'un véritable diagnostic reposant sur des statistiques officielles sur le sujet complétées d'indicateurs plus qualitatifs en prenant en compte les demandes des familles et des jeunes concernés par ce phénomène. Elle fait écho à l'une des recommandations du rapport de la députée Sandrine Mörch sur « scolarisation et grande pauvreté : l'accès à l'éducation pour tous » (31) : « mettre en place à l'échelle nationale un dispositif de dénombrement et de localisation des enfants qui sont éloignés de l'école en confiant la mission à l'INSEE », ce qui garantirait la fiabilité des données et l'indépendance de leur collecte.