Assemblée plénière du 20 juin 2024. (Adoption à l'unanimité)
Résumé
Les mesures adoptées par le Conseil de sécurité des Nations unies, l'Union européenne ou les Etats pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales, y compris pour lutter contre le terrorisme, peuvent avoir des effets contreproductifs qui entravent les activités des acteurs humanitaires et leur capacité à répondre aux besoins et à contribuer au respect des droits des personnes affectées par des conflits armés ou d'autres crises.
Pour y remédier et préserver l'espace humanitaire, la CNCDH appelle à une généralisation et une meilleure mise en œuvre des exemptions humanitaires dans les régimes de sanctions et mesures de lutte contre le terrorisme, telles que celle adoptée par le Conseil de sécurité dans sa résolution historique 2664 (2022) du 9 décembre 2022. Les exemptions permettent d'exclure du champ d'application de ces mesures les activités nécessaires à l'acheminement en temps voulu de l'aide humanitaire ou à l'appui d'autres activités visant à répondre aux besoins essentiels des populations. Elles sont en effet essentielles pour favoriser le respect du droit international humanitaire, garantir la continuité des activités humanitaires dans les situations où des sanctions ou mesures de lutte contre le terrorisme sont applicables, protéger le personnel humanitaire et, in fine, contribuer à sauver des vies et à soulager la souffrance des populations.
Par le présent avis, la CNCDH vise à participer à une meilleure connaissance de la résolution 2664 (2022) et des enjeux relatifs aux exemptions humanitaires et à formuler une série de recommandations à l'intention de la France pour consolider, élargir et concrétiser l'ambition humanitaire portée par ladite résolution, tant aux niveaux onusien et européen qu'au niveau national.
Tables des matières
Introduction
- Consolider le changement de paradigme essentiel introduit par la résolution 2664 (2022) du Conseil de sécurité des Nations unies pour la préservation de l'espace humanitaire
1.1. L'imposition historique d'une exemption humanitaire transversale pour les gels des avoirs décidés par le Conseil de sécurité
1.2. Les mesures d'atténuation des risques et de transparence associées
1.3. La nécessaire articulation avec les mesures de lutte contre le terrorisme - Soutenir la généralisation d'exemptions humanitaires larges, transversales et pérennes dans les régimes de mesures restrictives de l'Union européenne
2.1. L'application disparate de l'exemption humanitaire au sein de l'Union européenne
2.2. Vers une généralisation (encore trop mesurée) de l'exemption humanitaire au sein de l'Union européenne
2.3. L'introduction bienvenue d'une clause humanitaire dans le cadre de la répression des violations des mesures restrictives de l'Union européenne - Adopter les mesures nationales pertinentes pour la réalisation de l'ambition portée par la résolution 2664 (2022)
3.1. La nécessaire intégration des exemptions humanitaires dans la législation nationale
3.2. L'indispensable renforcement des mesures d'accompagnement de la mise en œuvre des exemptions humanitaires
Recommandations de la CNCDH
ANNEXE 1 : Glossaire
Introduction
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Un des facteurs du rétrécissement de l'espace humanitaire (i) réside dans les conséquences négatives des sanctions pour les activités et acteurs humanitaires comme pour la population civile, qui sont dénoncées depuis longtemps. Les sanctions font partie des outils à la disposition notamment du Conseil de sécurité des Nations unies (ii) dans le cadre de la responsabilité qui est la sienne de maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales. Celles-ci peuvent être ciblées (iii) et consister par exemple en l'imposition de gels des avoirs ou d'interdictions de voyager à l'égard de personnes ou entités nommément désignées. Elles peuvent également prendre la forme d'embargos sur les armes ou encore de restrictions frappant certaines ressources ou biens. Afin de les appliquer, les Etats doivent adopter des mesures de mise en œuvre. Comme le rappelle le Conseil de sécurité, les Etats doivent alors veiller à ce que ces mesures soient conformes à leurs autres obligations au titre du droit international, en particulier le droit international humanitaire (DIH) (iv), le droit international des droits humains et le droit international des réfugiés. Toutefois, ces mesures peuvent avoir des effets directs et indirects sur la capacité des acteurs humanitaires à conduire des activités humanitaires impartiales conformément au DIH et aux principes humanitaires, sur celle des entreprises du secteur privé et des banques à collaborer avec eux, sur les pratiques des bailleurs de fonds ainsi que sur les Etats dans lesquels les sanctions sont imposées (v). Conscient de ces conséquences contreproductives, le Conseil de sécurité a adopté, le 9 décembre 2022, la résolution 2664 (2022). Celle-ci vise « à apporter des éclaircissements afin de garantir la continuité des activités humanitaires » dans les situations où des sanctions sont applicables (vi). Pour la première fois, le Conseil de sécurité impose une « exemption humanitaire », transversale et pérenne (vii), pour les mesures de gel des avoirs, en excluant de leur champ d'application les activités nécessaires à l'acheminement en temps voulu de l'aide humanitaire ou à l'appui d'autres activités visant à répondre aux besoins essentiels des populations.
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La Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH), qui a formulé une recommandation en ce sens à plusieurs reprises (viii), salue cette résolution historique, adoptée après de longues et difficiles négociations et grâce à l'engagement de nombreux acteurs (Etats [ix], organes onusiens, organisations humanitaires, universitaires, etc.). Elle considère non seulement que les exemptions humanitaires permettent de faciliter une action humanitaire fondée sur les principes - d'humanité, d'impartialité, de neutralité et d'indépendance (x) - y compris dans des zones contrôlées par des personnes ou des entités faisant l'objet de sanctions ou dans lesquelles celles-ci sont présentes ou exercent une influence, mais aussi qu'elles favorisent la conformité avec le droit international. L'action humanitaire s'ancre dans le droit. En premier lieu, le droit international humanitaire contient des règles relatives en particulier à l'assistance humanitaire, à la protection des blessés et malades ainsi que du personnel humanitaire. Elle repose aussi sur le droit international des droits humains, qui reconnaît notamment le droit de toute personne à « un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l'alimentation, l'habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires » (xi). Or, les mesures destinées à la mise en œuvre des sanctions peuvent avoir pour effet de porter atteinte à ces règles et à ces droits. L'application des sanctions peut en outre contribuer à une perception partiale et nonneutre de l'action des acteurs humanitaires et des acteurs humanitaires eux-mêmes. Cela peut avoir pour effet de mettre en danger leur sécurité et l'acceptation de leur action (xii), ce qui entrave alors leur capacité à accéder à toutes les personnes ayant besoin de leur secours (xiii). Prévoir des exemptions humanitaires dans les régimes de sanctions est donc essentiel pour favoriser le respect du droit international humanitaire et créer un environnement propice à une action humanitaire fondée sur les principes. De même, les exemptions humanitaires permettent de protéger le personnel humanitaire et sa capacité à répondre aux besoins et contribuer au respect des droits des populations, indépendamment de ses éventuelles interactions avec les personnes ou entités sanctionnées, ou des avantages fortuits qu'elles pourraient en tirer. Ainsi, les exemptions humanitaires peuvent contribuer à sauver des vies et à soulager la souffrance des populations.
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Une partie importante des personnes ayant besoin d'une aide humanitaire vit dans des pays où s'appliquent des mesures de sanctions (xiv), lesquelles font l'objet d'une augmentation exponentielle (xv), de même que le nombre de personnes et entités listées, et s'enchevêtrent souvent entre elles (sanctions onusiennes, régionales ou nationales). Cela ajoute par là-même un facteur de complexité supplémentaire à des environnements (politique, sécuritaire, normatif, économique, de gouvernance…) déjà complexes et à un contexte opérationnel global marqué par des besoins humanitaires croissants (xvi). L'imposition, par le biais d'une décision juridiquement contraignante (xvii), d'une exemption humanitaire par la résolution 2664 (2022) revêt ainsi une valeur opérationnelle inédite et est dotée d'une portée symbolique majeure tout en témoignant d'un véritable changement de paradigme, susceptible de créer des précédents. Cette évolution repose sur des précédents, dont, notamment, la première exemption humanitaire adoptée concernant la situation en Somalie en 2010 (xviii) et, plus récemment, celles concernant les situations en Afghanistan en 2021 (xix) ou à Haïti en 2022 (xx). Le caractère particulièrement notable de la résolution 2664 (2022) repose toutefois sur le fait que, pour la première fois, le Conseil de sécurité impose une exemption humanitaire qui, premièrement, n'est pas rattachée à un régime de sanctions en particulier - on parle d'une exemption humanitaire transversale - et qui, deuxièmement, s'applique de manière pérenne, sous réserve de l'exception notable - d'un point de vue temporel - du régime de sanctions relatif à Daech et à Al-Qaida.
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D'un point de vue terminologique, si le terme « exemption » semble être celui qui prévaut aujourd'hui, il est important de noter qu'il ne fait pas l'objet d'une définition parfaitement identifiable et que d'autres termes sont indifféremment employés par les organes des Nations unies eux-mêmes, par les institutions de l'Union européenne ou par les Etats. La CNCDH relève en effet qu'il est tantôt fait référence aux « exemptions », tantôt aux « dérogations », voire plus largement aux « exceptions » ou aux « clauses humanitaires ». Ces éléments révèlent un certain flou dans l'emploi des termes et un manque de précision préjudiciables à une bonne appréhension de la notion. La CNCDH le constate également dans les versions anglaises des textes pertinents utilisant les termes « carve-out », « exemption », « derogation » ou « exception ». A cela s'ajoutent des difficultés liées à la traduction, ces différents termes n'étant pas toujours traduits de la même manière (xxi). Il est pourtant essentiel d'opérer une distinction entre les « exemptions » et les « dérogations » humanitaires, qui ont vocation à produire des effets juridiques et opérationnels distincts. Le terme « dérogation » implique une demande d'autorisation préalable au cas par cas (xxii) ou une notification à l'autorité compétente. Aussi, elle oblige les acteurs souhaitant en bénéficier à identifier tout d'abord l'autorité compétente - identification qui n'est pas toujours aisée - et, le cas échéant, d'attendre sa réponse, ce qui retarde considérablement les opérations. La dérogation est en outre en contradiction avec le droit international humanitaire, lorsqu'il s'applique, puisque celui-ci prévoit que seules les parties aux conflits armés doivent autoriser et faciliter le libre passage des opérations de secours à destination de la population civile(xxiii) et exige des Etats tiers de les faciliterx (xiv). Quant à l'« exemption », elle renvoie à l'absence de demande d'autorisation préalable au cas par cas ou de condition de notification, dès lors que les interdictions découlant d'un régime de sanctions ne s'appliquent pas aux activités humanitaires visées. Son champ d'application matériel est aussi généralement plus large et pas uniquement limité aux « dépenses de base ou extraordinaires », comme le sont communément les dérogations (xxv). L'exemption humanitaire est ainsi à la fois le terme et la solution adéquats, en ce qu'elle garantit la conformité au droit international humanitaire et aux principes humanitaires et est à même de favoriser la prévisibilité et la sécurité juridiques (xxvi).
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Malgré les avancées notables qu'elle comporte, il reste toutefois que la portée de l'exemption humanitaire formulée par la résolution 2664 (2022) est limitée aux sanctions imposées par l'ONU et, parmi celles-ci, aux seules mesures de gel des avoirs (xxvii). Or, ces sanctions ne représentent qu'une partie seulement de l'ensemble des sanctions ayant un impact sur l'action humanitaire, puisqu'elles s'appliquent aux côtés de celles adoptées par d'autres organisations internationales ou régionales ou par des Etats (xxviii). Mais les éclaircissements apportés par le Conseil de sécurité quant à l'articulation entre l'adoption de sanctions et la nécessité de « minimiser toute conséquence humanitaire négative involontaire » de celles-ci (xxix) représentent un changement de paradigme qui a vocation à être répliqué dans d'autres contextes. En effet, si le Conseil de sécurité reconnaît que les sanctions constituent un instrument important ayant vocation à contribuer au maintien ou au rétablissement de la paix et de la sécurité internationales, il souligne formellement leur nécessaire conformité aux obligations découlant du droit international, et déduit du besoin de garantir la continuité des activités humanitaires l'imposition d'une exemption humanitaire pour les gels des avoirs. La résolution 2664 (2022) représente donc un pas décisif pour la préservation de l'espace humanitaire, concourant à le considérer comme « patrimoine commun » (xxx) ; qu'il convient d'étendre aux autres mesures de gels des avoirs que celles adoptées par le Conseil de sécurité, en particulier celles - plus nombreuses - imposées par l'Union européenne.
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La résolution 2664 (2022) offre aussi l'opportunité, au-delà des mesures que les Etats doivent prendre ou adapter pour la mettre en œuvre, d'adopter toutes autres mesures susceptibles de prolonger l'élan juridique et symbolique qu'elle impulse, en concrétisant son ambition humanitaire. Ceci est essentiel car d'autres sanctions, comme les embargos sur les armes ou les restrictions à l'importation ou l'exportation de certains biens ou ressources, de même que d'autres types de mesures coercitives, en particulier celles liées à la lutte contre le terrorisme, ont des incidences négatives sur l'action humanitaire (xxxi). Les mesures de lutte contre le terrorisme comprennent en effet non seulement des sanctions financières - pour lesquelles s'appliquent l'exemption humanitaire de la résolution 2664 (2022) - mais aussi la pénalisation du financement du terrorisme et d'autres formes d'aide, active ou passive, au terrorisme. L'insertion d'exemptions humanitaires visant à rendre inapplicables les infractions terroristes à l'action humanitaire et aux autres activités répondant aux besoins essentiels des populations - et ainsi conférer une immunité pénale aux personnels et organisations humanitaires - est indispensable pour concourir à l'effectivité de la mise en œuvre de la résolution 2664 (2022), au respect du droit international humanitaire et à la préservation de l'espace humanitaire. L'absence de telles exemptions peut en effet conduire à la situation paradoxale que des actions considérées comme licites au regard des dispositions relatives aux sanctions puissent être pénalement sanctionnées au titre des dispositions portant sur les infractions terroristes, et ainsi être entravées.
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Le présent avis porte ainsi tant sur les exemptions humanitaires dans les régimes de sanctions que sur celles au sein des (autres) mesures de lutte contre le terrorisme. Celles-ci sont à la fois une condition nécessaire au respect du droit international humanitaire, une exigence éthique pour ne pas exacerber les souffrances des populations et une nécessité pratique pour garantir la capacité opérationnelle de l'action humanitaire fondée sur les principes, dans des contextes difficiles de conflits armés ou d'autres crises. Elles sont donc indispensables pour concilier les objectifs politiques, économiques et sécuritaires poursuivis par les mesures de sanctions et de lutte contre le terrorisme avec les impératifs humanitaires. La résolution 2664 (2022) représente un tournant décisif à cet égard. Son adoption a déjà entraîné dans son sillage de nombreux changements, que les Etats l'aient intégrée au niveau national - comme l'ont fait très rapidement les Etats-Unis (xxxii) - ou au niveau régional, notamment au sein de l'Union européenne (UE), bien que, face à la résistance de certains Etats, elle ait tardé à l'élargir audelà des sanctions imposées par les Nations unies.
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La France, qui s'est initialement opposée à l'inclusion du régime relatif à Daech et Al-Qaida dans l'exemption humanitaire imposée par la résolution 2664 (2022), a finalement coparrainé une exemption applicable à tous les régimes de sanctions onusien et a voté en sa faveur. Le renouvellement de l'exemption humanitaire pour ce régime, dont la durée a été limitée à deux ans, à compter du 9 décembre 2024 constitue toutefois un enjeu déterminant pour l'effectivité et la consolidation de cette exemption humanitaire. Ce positionnement in fine favorable à une approche transversale au niveau onusien ne s'est pas immédiatement traduit par une approche similaire s'agissant des sanctions adoptées de manière autonome par l'Union européenne, pour lesquelles la France, parmi d'autres Etats, défendait une approche au cas par cas, favorisant principalement les dérogations. La CNCDH accueille avec satisfaction l'évolution de la position de la France, désormais favorable à une approche plus transversale, matérialisée par les engagements qu'elle a pris dans la nouvelle Stratégie humanitaire de la République française (SHRF) (xxxiii) et à la suite de l'étape franchie par le Conseil de l'Union européenne qui, en novembre 2023, a introduit des exemptions humanitaires dans plusieurs régimes de sanctions autonomes européens. Toutefois, malgré cette généralisation des exemptions humanitaires au sein des régimes de sanctions européens, elles sont encore loin de constituer un ensemble cohérent et homogène. De plus, différentes mesures nationales sont nécessaires pour traduire, au plan interne, les avancées réalisées en matière d'exemptions humanitaires aux niveau onusien et européen, qui requièrent des modifications législatives ainsi que diverses mesures d'accompagnement pour mieux faire connaître le champ d'application ainsi que les effets juridiques et pratiques des exemptions humanitaires. Ces mesures paraissent indispensables pour les concrétiser et favoriser leur mise en œuvre effective par l'ensemble des acteurs concernés (autorités étatiques, opérateurs économiques, organisations humanitaires).
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Le présent avis vise deux objectifs : 1) participer à une meilleure connaissance de la résolution 2664 (2022) et des enjeux relatifs aux exemptions humanitaires dans les régimes de sanctions et les mesures de lutte contre le terrorisme et 2) formuler une série de recommandations à l'intention de la France. Ces recommandations visent à consolider, élargir et concrétiser l'ambition humanitaire portée par la résolution 2664 (2022), tant aux niveaux onusien (1) et européen (2) qu'au niveau national (3). Au préalable, la CNCDH recommande à la France de soutenir des exemptions humanitaires pérennes, en favorisant leur intégration ou leur maintien dans tous les régimes de sanctions et les mesures de lutte contre le terrorisme adoptés aux niveaux onusien, européen et national, reposant a minima sur le langage commun de la résolution 2664 (2022) du Conseil de sécurité des Nations unies (recommandation n° 1). La France, en particulier en tant que membre permanent du Conseil de sécurité et au sein de l'Union européenne, endosse une responsabilité particulière et doit se porter garante des avancées en matière d'exemptions humanitaires en mobilisant sa politique diplomatique dans l'optique d'exercer son influence auprès d'Etats tiers pour porter, mettre en œuvre et renforcer les exemptions humanitaires, tout en évitant toutes mesures ou interprétations qui pourraient annihiler ou réduire leur portée. De plus, en cohérence avec ses engagements pris dans le cadre de sa stratégie humanitaire 2023-2027 (xxxiv), la France doit faire preuve d'exemplarité, en adoptant les mesures nationales nécessaires.
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Consolider le changement de paradigme essentiel introduit par la résolution 2664 (2022) du Conseil de sécurité des Nations unies pour la préservation de l'espace humanitaire
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La CNCDH souhaite revenir ici sur le champ d'application de la résolution 2664 (2022) afin de mettre en exergue ses apports essentiels pour la préservation de l'espace humanitaire, tout en rappelant ses limites. Par cette résolution juridiquement contraignante, le Conseil de sécurité a fixé une exemption humanitaire pour tous les gels des avoirs imposés par lui ou ses organes subsidiaires (1.1) et prévu un mécanisme de reporting impliquant des mesures de diligence et de transparence (1.2). Un point spécifique sera par ailleurs consacré à la question de l'articulation avec les mesures de lutte contre le terrorisme imposées par le Conseil de sécurité, y compris au-delà du gel des avoirs (1.3), compte tenu de leurs incidences importantes pour l'action humanitaire et des difficultés juridiques et opérationnelles qu'elles soulèvent. Ce faisant, la CNCDH formule des recommandations à l'intention de la France visant à consolider, au niveau onusien, le changement de paradigme introduit par cette résolution pour la préservation de l'espace humanitaire.
1.1. L'imposition historique d'une exemption humanitaire transversale pour les gels des avoirs décidés par le Conseil de sécurité
- Le changement de paradigme introduit par la résolution 2664 (2022) du Conseil de sécurité résulte de l'imposition, pour la première fois, d'une exemption humanitaire transversale et pérenne (xxxv) pour les mesures de gel des avoirs qu'il impose ou imposera (xxxvi), sans qu'une autorisation préalable ou notification ne soit requise.
- La CNCDH salue le champ d'application large retenu pour la formulation de l'exemption. Le type de conduites autorisées (facilitative conduct) ainsi que les activités humanitaires visées par la résolution 2664 (2022) pour répondre aux besoins essentiels des populations permettent de couvrir une large gamme de situations. Les conduites autorisées, dont le Conseil de sécurité considère qu'elles ne constituent pas une violation des mesures de gel des avoirs qu'il impose, couvrent en effet tant « la fourniture, le traitement ou le versement de fonds, d'autres avoirs financiers ou ressources économiques » que « la fourniture de biens et de services » (xxxvii). Il peut s'agir, pour ne citer que quelques exemples, du versement de fonds (par un individu ou une entité), tel que le paiement de taxes imposé par des individus ou entités visés par des mesures de gel des avoirs pour opérer dans les zones contrôlées, de jure ou de facto, par ces derniers, le règlement de fournisseurs, de primes d'assurance, etc. Sont également incluses toutes les activités relatives à la fourniture de biens (matériels ou immatériels), comme les denrées alimentaires, le matériel médical, le carburant ou le matériel informatique, ainsi que la fourniture de services, tels les services bancaires, de transport, de sécurité, logistiques, de télécommunication (xxxviii), juridiques ou en matière d'eau, d'assainissement et d'hygiène (WASH) et de gestion des déchets, ou la formation (par exemple [para-]médicale, la formation aux premiers de secours de groupes armés ou encore au droit international humanitaire), etc.
- Ces conduites sont autorisées et ne constituent pas une violation des mesures de gels des avoirs décidées par le Conseil de sécurité sous réserve qu'elles soient nécessaires « à l'acheminement en temps voulu de l'aide humanitaire », mais aussi « à l'appui d'autres activités visant à répondre aux besoins essentiels » (xxxix). Là encore, le champ d'application matériel est volontairement large et permet de viser non seulement l'assistance humanitaire (denrées alimentaires, eau, matériel médical, produits d'hygiène, vêtements, logement, soins de santé, assainissement, etc.) en temps de conflit armé, de catastrophe naturelle ou d'autres crises (xl), mais aussi d'autres activités, telles que les activités de protection des personnes ne participant pas ou plus aux hostilités, de rétablissement des liens familiaux, les visites de personnes privées de liberté, les formations précitées, les activités visant à garantir l'accès à l'éducation ou aux soins de santé (y compris hors urgence) (xli).
- Ces activités doivent en outre être menées par un des acteurs expressément visés au paragraphe 1er de la résolution 2664 (2022), à savoir :
- l'Organisation des Nations unies (ONU), y compris ses programmes, fonds et autres entités et organes, ainsi que ses institutions spécialisées et organisations apparentées ;
- les organisations internationales, les organisations humanitaires dotées du statut d'observateur auprès de l'Assemblée générale des Nations unies et les membres de celles-ci ;
- les organisations non gouvernementales (ONG) bénéficiant d'un financement bilatéral ou multilatéral qui participent aux plans d'aide humanitaire des Nations unies, aux plans d'aide aux réfugiés, à d'autres appels à contributions des Nations unies ou aux structures humanitaires coordonnées par le Bureau de la coordination des affaires humanitaires ;
- ou leurs employés, bénéficiaires, organes subsidiaires ou partenaires de réalisation agissant en cette qualité.
- Cette formulation permet de couvrir un grand nombre d'acteurs humanitaires impartiaux, y compris les organisations locales notamment par la référence aux « partenaires de réalisation », ainsi que d'inclure le secteur privé, telles que les entreprises du secteur bancaire, de l'assurance ou industriel et commercial, par la mention des transactions financières et de la fourniture de biens et de services nécessaires aux activités susmentionnées. Le Conseil de sécurité laisse également la porte ouverte à l'élargissement à « toute autre personne ou entité habilitée à cette fin par l'un de ses comités agissant dans le cadre de son mandat » (xlii).
- L'exemption humanitaire s'applique à l'ensemble des mesures de gel des avoirs imposées par le Conseil de sécurité, en vigueur ou futures - à moins que le Conseil de sécurité n'en décide autrement - conformément à la règle de conflit fixée au paragraphe 4 de la résolution 2664 (2022) (xliii). Le Conseil de sécurité précise que l'exemption humanitaire de la résolution 2664 (2022) annule et remplace celles existant déjà pour les régimes relatifs à Al Chabab en Somalie et à la situation à Haïti, tout en décidant que l'exemption humanitaire relative à l'Afghanistan reste en vigueur (xliv). L'exemption humanitaire qu'il fixe n'est ainsi pas limitée à un régime de sanctions en particulier, mais - sous cette réserve - transversale à l'ensemble des régimes de sanctions du Conseil de sécurité (en ce qui concerne les mesures de gel des avoirs). Elle s'applique également, par principe, aux futurs régimes de sanctions.
- Toutefois, si la CNCDH accueille avec satisfaction le choix retenu d'une telle exemption humanitaire transversale et pérenne, elle regrette que le régime de sanctions concernant l'EIIL (Daech), Al-Qaida et associés fasse l'objet d'un traitement spécifique. L'exemption humanitaire pour ce régime est en effet limitée à une période de deux ans (xlv). Le Conseil de sécurité exprime « son intention de se prononcer sur la prorogation de leur application audit régime avant la date de leur expiration » (xlvi), mais seule une nouvelle résolution (xlvii) permettra à l'exemption humanitaire de la résolution 2664 (2022) de continuer à s'appliquer pour ce régime de sanctions 1267/1989/2553 à compter du 9 décembre 2024. Cette différence de traitement est le résultat d'un compromis politique lié à la réticence de certains Etats membres du Conseil de sécurité, parmi lesquels la France, d'étendre l'exemption humanitaire à ce régime. Elle est d'autant plus regrettable qu'il s'agit du régime de sanctions du Conseil de sécurité qui vise le plus de personnes et d'entités et que ces dernières n'opèrent pas sur un seul territoire, mais dans de nombreux terrains de conflit où les besoins humanitaires sont colossaux, notamment au Yémen, en Syrie, en Afghanistan ou au Sahel. L'absence de renouvellement de l'exemption humanitaire pour ce régime aurait donc un impact dommageable indéniable pour de nombreuses activités humanitaires menées dans les zones contrôlées de facto par ces personnes ou entités et, partant, pour les droits et besoins des populations concernées. Elle enverrait en outre un très mauvais signal, d'une part, sur la pérennité de l'exemption humanitaire transversale pour les mesures de gel des avoirs imposées par le Conseil de sécurité et, d'autre part, sur la volonté de ses membres de préserver l'espace humanitaire en garantissant la continuité des activités humanitaires, y compris dans les contextes de lutte contre le terrorisme. Elle créerait de plus de l'insécurité juridique, en particulier pour les Etats ayant déjà mis en œuvre l'exemption humanitaire pour ce régime, ainsi que pour les acteurs humanitaires et leurs partenaires qui s'appuient sur l'exemption humanitaire. S'agissant plus particulièrement du territoire de l'Afghanistan, il serait de surcroît particulièrement incompréhensible et inopérant que coexistent un régime de sanctions onusien, relatif aux taliban, prévoyant une exemption humanitaire - qui, elle, n'est d'ailleurs pas limitée dans le temps - et un autre régime de sanctions onusien, visant Al-Qaida et Daech, n'incluant plus d'exemption humanitaire. Ce nonrenouvellement risquerait aussi de compromettre les progrès réalisés vers la généralisation d'exemptions humanitaires au-delà de ce qui est strictement requis par la résolution 2664 (2022) (xlviii).
- La CNCDH ne peut ainsi que recommander à la France de voter en faveur du renouvellement de l'exemption humanitaire pour le régime de sanctions concernant Al-Qaida et Daech et de peser de tout son poids pour encourager les autres membres du Conseil de sécurité à faire de même. Ce renouvellement est indispensable pour éviter de fragmenter le cadre normatif et opérationnel, répondre aux besoins considérables des populations affectées et s'abstenir d'éroder une partie essentielle de l'intention humanitaire de la résolution 2664 (2022) au point de la vider de sa substance. La cohérence du cadre normatif et l'effectivité de l'exemption humanitaire seraient de plus favorisées si, à cette occasion, le Conseil de sécurité décidait d'aligner ce régime 1267/1989/2253 sur l'ensemble de ses autres régimes de sanctions en ne prévoyant pas de limite dans le temps à son application (recommandation n° 2). Un renouvellement pérenne serait en effet le plus à même de permettre à l'exemption humanitaire de déployer pleinement ses effets positifs et de rassurer les acteurs humanitaires ainsi que ceux du secteur privé et financier, les pratiques de sur-conformité et le désengagement face aux risques (dérisquage) étant fréquents dans ce contexte (xlix). Si les Etats réticents à l'imposition d'une exemption humanitaire pérenne pour ce régime évoquent en particulier les craintes de détournement de l'aide humanitaire, notamment pour soutenir ou financer le terrorisme, la résolution 2664 (2022) aborde ces préoccupations par le biais de mesures de diligence des prestataires et des modalités de reporting favorisant la transparence (l). La France devrait s'engager résolument, dès à présent, en faveur d'un renouvellement pérenne de l'exemption pour ce régime de sanctions en sensibilisant les autres Etats aux bénéfices d'une telle exemption et en alertant sur les conséquences pour les populations concernées en cas de nonrenouvellement (recommandation n° 3).
- Par ailleurs, l'exemption humanitaire de la résolution 2664 (2022) ne vise que l'exclusion du champ d'application des mesures de gel des avoirs et non de l'ensemble des sanctions imposées par le Conseil de sécurité (interdictions de voyager, embargos sur les armes, etc.). S'il s'agit du type de sanctions à propos duquel le plus d'incidences négatives sur l'action humanitaire ont été rapportées, d'autres sanctions peuvent également avoir un tel effet, en particulier lorsqu'elles sont interprétées largement par les Etats amenés à les appliquer. Tel est par exemple le cas des embargos sur les armes qui, très souvent, comprennent aussi l'obligation d'empêcher « la fourniture de conseils techniques, d'assistance ou de formation en matière d'arts militaires » (li), interprétée par certains Etats comme incluant la diffusion du droit international humanitaire auprès des porteurs d'armes, ce qui entrave par exemple la capacité du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) à remplir son mandat. De même, ces embargos peuvent impacter les activités relatives à la lutte contre la contamination par les armes, en particulier le déminage et l'élimination des restes explosifs de guerre, en raison de difficultés, voire d'impossibilité, pour acheminer le matériel et les équipements nécessaires (explosifs, détonateurs, détecteurs de métaux, vestes de protection). L'interdiction de voyager quant à elle pourrait par exemple entraver, ou retarder si une dérogation est prévue, le transfert de combattants blessés dans des conflits armés vers l'installation médicale la plus proche (lii). La CNCDH recommande ainsi à la France de soutenir l'extension de l'exemption humanitaire telle que formulée dans la résolution 2664 (2022) à l'ensemble des sanctions imposées par le Conseil de sécurité ou ses organes subsidiaires, au-delà des mesures de gel des avoirs, et d'inciter les autres membres du Conseil de sécurité à faire de même (recommandation n° 4). La France devrait également œuvrer en faveur de la défense d'une telle position par la délégation de l'Union européenne auprès des Nations unies à New York.
1.2. Les mesures d'atténuation des risques et de transparence associées
- Le Conseil de sécurité, au paragraphe 3 de la résolution 2664 (2022), demande aux opérateurs (« prestataires »/« providers ») de l'action humanitaire, de faire des « efforts raisonnables pour que les avantages interdits par les sanctions que pourraient tirer des personnes ou entités désignées par lui ou l'un de ses comités, que ce soit à la suite d'une fourniture directe ou indirecte de l'aide ou d'un détournement, soient réduits au maximum ». Ce faisant, il reconnaît implicitement que les personnes ou entités visées par des sanctions de l'ONU pourraient tirer, du fait de leurs positions ou actions, des avantages des activités menées par les organisations humanitaires, facilitées par ladite résolution, notamment lorsque les personnes ou entités désignées contrôlent de facto un territoire. Cette reconnaissance, qui écarte une approche de tolérance zéro à l'égard de ce risque, constitue une véritable avancée (liii) et fait prévaloir la logique humanitaire sur une logique sécuritaire interprétée trop restrictivement (liv). En effet, la facilitation de l'acheminement de l'aide humanitaire ou le soutien à d'autres activités visant à répondre aux besoins essentiels suppose parfois des échanges, directs ou indirects, avec des personnes ou entités visées par des sanctions, dont elles peuvent tirer des avantages. Ceux-ci résultent par exemple des redevances ou taxes que les organisations humanitaires n'ont d'autre choix que de payer pour pouvoir opérer et avoir accès aux populations dans le besoin, ou de fonds ou biens transférés à des structures essentielles à la mise en œuvre de programmes humanitaires qui sont contrôlées par ces personnes ou entités (telles que des hôpitaux, des prestataires de services locaux ou des administrations, comme les taxes sur les salaires ou les frais de visa) (lv). Ils peuvent aussi résulter de cas de détournements de l'aide à l'insu des acteurs humanitaires (comme le vol d'un convoi humanitaire), également couverts par la résolution 2664 (2022) (lvi). Pour réduire au maximum les avantages interdits par les sanctions (lvii), les prestataires qui se fondent sur l'exemption humanitaire sont invités à mettre en place des garde-fous, « notamment en renforçant les stratégies et les processus de gestion des risques et de diligence raisonnable » (lviii).
- Le détournement de fonds ou de ressources économiques par les personnes ou entités désignées et les procédures de gestion des risques et de diligence raisonnables mises en place, de même que tout obstacle rencontré dans le cadre de l'application de l'exemption humanitaire, font partie des informations à transmettre dans le cadre du suivi de la mise en œuvre de la résolution 2664 (2022). Ce suivi repose sur des exposés réguliers du Coordonnateur des secours d'urgence (ERC) (qui dirige le Bureau de la coordination des affaires humanitaires [OCHA]) aux comités des sanctions, lesquels sont chargés d'accompagner les Etats membres pour bien comprendre et appliquer pleinement l'exemption humanitaire prévue par le paragraphe 1 de la résolution, ainsi que sur le rapport du Secrétaire général relatif aux « conséquences humanitaires négatives imprévues des sanctions » (lix). L'échange d'informations dans ce cadre vise à renforcer la transparence et à contribuer à créer un espace de dialogue renforcé, susceptible d'accroître la confiance entre les différents acteurs concernés. Il est essentiel que ce dialogue repose sur des discussions basées sur des faits et que la promotion d'une culture de gestion raisonnable des risques dans l'action humanitaire ne se fasse pas au détriment des bénéfices que l'exemption cherche à garantir. Plusieurs difficultés potentielles liées au reporting ont toutefois été soulevées au cours des auditions menées par la CNCDH dans le cadre du présent avis, tenant à la complexité des informations qui peuvent être demandées, aux questions de confidentialité ou au risque de poursuites judiciaires lorsque les informations transmises sont susceptibles de relever d'infractions pénales notamment de financement du terrorisme si celles-ci ne sont pas assorties d'exemptions humanitaires (lx). De plus, il n'est pas toujours aisé d'illustrer les effets négatifs des sanctions, celles-ci comportant un effet dissuasif important qui incite les organisations humanitaires, lorsqu'elles le peuvent, à concevoir leurs programmes d'une manière à éviter les points d'achoppement avec les sanctions. Plus largement, il est essentiel de ne pas faire peser la charge de la preuve du bénéfice des exemptions sur les seuls acteurs humanitaires, que le reporting continue de reposer sur une base uniquement volontaire et que les bailleurs ne l'exigent pas lorsqu'ils financent un projet.
- Plusieurs comités des sanctions du Conseil de sécurité ont adopté des notices d'aide à l'application contenant des orientations sur l'exemption humanitaire résultant de la résolution 2664 (2022) (lxi). Ces notices apportent des précisions utiles sur l'articulation de ladite résolution avec les résolutions précédentes régissant les régimes de sanctions pour lesquels ils ont été créés, sur les prestataires, sur leurs responsabilités ou sur l'assistance humanitaire incluse. Elles invitent également les Etats membres ainsi que les prestataires à fournir toute information pertinente ayant trait à l'application de la résolution, en particulier au risque de détournement. A l'exception des notices d'application les plus récentes (RDC et Soudan du Sud), elles emploient toutes le terme de « dérogation » (ou d'« exception ») et ne contribuent ainsi pas à clarifier la distinction entre les situations dans lesquelles une autorisation ou une notification est nécessaire (dérogations) et celles où elles ne le sont pas (exemptions) (lxii). D'autres comités n'ont toutefois encore ni adopté de notice spécifique ou mis à jour les directives régissant la conduite de leurs travaux, ni même publié des informations actualisées sur les pages pertinentes (lxiii). La CNCDH recommande à la France de s'assurer que l'actualisation des notices d'aide à l'application de la résolution 2664 (2022) de l'ensemble des comités des sanctions du Conseil de sécurité ou des directives régissant la conduite de leurs travaux soient pleinement conforme à l'exemption humanitaire transversale de la résolution 2664 (2022) et que toutes les informations publiquement disponibles à ce propos soient mises à jour en ce sens (recommandation n° 5).
1.3. La nécessaire articulation avec les mesures de lutte contre le terrorisme
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L'articulation de la résolution 2664 (2022) avec les mesures adoptées par le Conseil de sécurité pour lutter contre le terrorisme (lxiv), qu'il qualifie régulièrement de « l'une des menaces les plus graves pour la paix et la sécurité internationales », suscite des interrogations. Il résulte de son libellé que l'exemption humanitaire imposée s'applique à tous les gels des avoirs décidés par le Conseil de sécurité (lxv), y compris ceux comprenant des critères de désignation liés à la lutte contre le terrorisme. Tel est le cas pour les gels des avoirs (lxvi) imposés par le régime de sanctions concernant Daech et Al-Qaida (1267/1989/2253) et le régime visant les Chabab - expressément mentionnés (lxvii) - mais aussi par exemple pour le régime sur le Yémen au titre de la résolution 2140 (2014) ou celui résultant de la résolution 1636 (2005) en lien avec l'attentat à Beyrouth (Liban) de 2005. Une exemption humanitaire est également prévue pour les gels des avoirs imposés au titre du régime de sanctions contre les taliban (résolution 1988 [2011]) (lxviii). La CNCDH considère que l'exemption humanitaire de la résolution 2664 (2022) s'applique également aux gels des avoirs imposés sur le fondement de la résolution 1373 (2001) et autres résolutions thématiques pertinentes (lxix), pour lesquelles le Conseil de sécurité a créé un Comité contre le terrorisme (CCT), assisté de la Direction exécutive du Comité contre le terrorisme (DECT), chargés de surveiller la mise en œuvre de ces résolutions. Ces dernières (lxx) imposent l'adoption de toute une autre série de mesures pour lutter contre les activités terroristes : outre le gel des fonds ainsi que l'interdiction de mettre des fonds, avoirs financiers ou ressources économiques à la disposition de personnes ou entités désignées comme terroristes (lxxi) (même sans lien avec un acte terroriste spécifique), les Etats doivent notamment ériger en infractions pénales et traduire en justice les personnes ou entités participant au financement du terrorisme, ainsi que d'autres types de soutien (non financier) constituant des formes d'aide, active ou passive, au terrorisme (recrutement, incitation à commettre des actes terroristes, approvisionnement en armes, actes associés aux « combattants terroristes étrangers », etc.) (lxxii).
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La CNCDH a déjà eu l'occasion de souligner les entraves à l'action humanitaire résultant d'une application rigoriste et indiscriminée des législations relatives à la lutte contre le terrorisme (lxxiii). Le Conseil de sécurité rappelle pourtant régulièrement que toutes les mesures prises par les Etats membres pour lutter contre le terrorisme doivent être conformes aux obligations que leur impose le droit international, y compris le droit international humanitaire, le droit international des droits humains et le droit international des réfugiés. Dans sa résolution 2462 (2019), adoptée sous présidence française, le Conseil de sécurité précise qu'il « [p]rie instamment les Etats, lorsqu'ils élaborent et appliquent des mesures visant à lutter contre le financement du terrorisme, de tenir compte [des] effets qu'elles pourraient avoir sur les activités exclusivement humanitaires, y compris médicales, menées par des acteurs humanitaires impartiaux, de manière conforme au droit international humanitaire » (lxxiv). La CNCDH prend également note de l'introduction d'une « clause d'intentionnalité » dont l'objectif est, selon les auditions qu'elle a menées, d'éviter que les acteurs humanitaires impartiaux soient poursuivis au titre de cette résolutionl (xxv). Elle constate toutefois que l'interprétation retenue par certains Etats des infractions terroristes imposées par la résolution 1373 (2001) et les autres résolutions pertinentes du Conseil de sécurité continue, aujourd'hui encore, de représenter un obstacle considérable à l'action humanitaire menée conformément aux principes et au droit international humanitaire. Tel est le cas en particulier s'agissant de l'infraction de financement du terrorisme ; ce qui peut conduire à la situation paradoxale que des actions exemptées en vertu de la résolution 2664 (2022) pourraient toujours être criminalisées par le droit pénal (lxxvi) ou être considérées comme contraires aux normes internationales du Groupe d'action financière (GAFI). De même, les infractions relatives à d'autres formes de soutien au terrorisme sont parfois utilisées pour pénaliser le seul dialogue avec des parties à un conflit armé désignées comme « terroristes »(lxxvii) ou le simple fait de se rendre dans des zones contrôlées par ces derniers.
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La CNCDH recommande à la France d'inciter le Comité contre le terrorisme (CCT) et sa Direction exécutive (DECT) à actualiser les directives et guides techniques relatifs à la mise en œuvre de la résolution 1373 (2001) et des autres résolutions pertinentes du Conseil de sécurité pour prendre en compte les apports de la résolution 2664 (2022), notamment en précisant que cette dernière s'applique aux sanctions financières imposées par le Conseil de sécurité pour lutter contre le terrorisme (recommandation n° 6). Elle lui recommande également de s'assurer que les recommandations pertinentes du GAFI (lxxviii), en particulier la recommandation n° 5 relative à l'infraction de financement du terrorisme, la recommandation n° 6 sur les sanctions financières ciblées liées au terrorisme et au financement du terrorisme ainsi que la recommandation n° 8 portant sur les organismes à but non lucratif (OBNL) (lxxix) fassent une référence claire à l'exemption humanitaire de la résolution 2664 (2022) ou, le cas échéant, l'intègre, et qu'elles reflètent davantage les autres obligations découlant du droit international, en particulier du droit international humanitaire (recommandation n° 7). La CNCDH recommande en outre à la France d'œuvrer en faveur de l'élargissement de l'exemption humanitaire à l'ensemble des mesures imposées par le Conseil de sécurité pour lutter contre le terrorisme, en précisant que ces mesures ne s'appliquent pas à l'aide humanitaire et aux autres activités visant à répondre aux besoins essentiels menées conformément aux principes humanitaires et, le cas échéant, au droit international humanitaire (recommandation n° 8). Cet élargissement participerait à l'effectivité du changement de paradigme introduit par la résolution 2664 (2022) s'agissant des sanctions financières, au profit du respect du droit international humanitaire et de la continuité des activités humanitaires fondées sur les principes. Plus largement, la CNCDH encourage la France à continuer de s'assurer que les résolutions du Conseil de sécurité, tant géographiques que thématiques, rappellent systématiquement que les mesures que les Etats membres doivent adopter pour mettre en œuvre les sanctions qu'il décide, ou les mesures de lutte contre le terrorisme qu'il impose, doivent être conformes au droit international, en particulier au droit international des droits humains, au droit international humanitaire et au droit international des réfugiés (recommandation n° 9).
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Soutenir la généralisation d'exemptions humanitaires larges, transversales et pérennes dans les régimes de mesures restrictives de l'Union européenne
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Les Etats membres de l'Union européenne ont délégué une large part de leurs compétences en matière de sanctions à l'UE, dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) (lxxx). Les sanctions de l'UE, appelées mesures restrictives, sont adoptées soit au vu de la situation dans un pays donné (géographiques), soit pour cibler des actions horizontales spécifiques (thématiques), telles que le terrorisme, les cyber-attaques, les armes chimiques et les droits de l'Homme (lxxxi). Les régimes de sanctions adoptés par l'UE sont communément regroupés en trois catégories :
- les régimes de sanctions qui appliquent des sanctions imposées par le Conseil de sécurité des Nations unies (dits « régimes ONU ») ;
- les régimes de sanctions qui appliquent des sanctions imposées par le Conseil de sécurité mais qui comportent des critères ou désignations complémentaires de l'UE (dits « régimes mixtes ») ;
- et les régimes de sanctions adoptés par l'UE de sa propre initiative (dits « régimes autonomes »).
- L'Union européenne a, dans un premier temps, fait une application disparate de l'exemption humanitaire, en l'intégrant aux régimes de sanctions ONU ainsi qu'aux régimes mixtes, mais en conservant une approche au cas par cas pour ses régimes de sanctions autonomes (2.1.). Si l'exemption humanitaire tend de plus en plus à être généralisée au sein de l'UE, il n'existe à ce jour aucune exemption humanitaire transversale et pérenne pour l'ensemble des régimes de sanctions de l'UE (2.2.). L'Union européenne a par ailleurs récemment introduit une clause humanitaire pour les dispositions visant à harmoniser les infractions pénales et sanctions en cas de violation de ses mesures restrictives (2.3).
2.1. L'application disparate de l'exemption humanitaire au sein de l'Union européenne
- Le Conseil de l'Union européenne a rapidement introduit, le 14 février 2023, l'exemption humanitaire prévue par la résolution 2664 (2022) du Conseil de sécurité dans ses régimes de sanctions « ONU » (lxxxii). Depuis, les régimes de sanctions que l'UE impose conformément aux décisions du Conseil de sécurité comportent des exemptions humanitaires qui reprennent les termes de ladite résolution (lxxxiii).
- Quelques semaines plus tard, le Conseil de l'UE a fait sienne cette approche pour les régimes mixtes, estimant que l'exemption humanitaire aux mesures de gel des avoirs prévue par la résolution 2664 (2022) devrait également s'appliquer dans les cas où l'Union décide d'adopter des mesures complémentaires en matière de gel des fonds et des ressources économiques allant au-delà de celles décidées par le Conseil de sécurité (lxxxiv). Cette extension de l'exemption humanitaire onusienne à la petite dizaine de régimes mixtes de l'UE fait partie des avancées à saluer. Elle favorise la cohérence entre les régimes, la prévisibilité et la sécurité juridiques. L'introduction de l'exemption humanitaire dans les régimes mixtes dispense de devoir faire la distinction entre les personnes et entités visées par les sanctions des Nations unies et celles désignées de manière complémentaire par l'Union européenne. Les mesures en matière de gel des fonds et des ressources économiques découlant des régimes de sanctions ONU et mixtes de l'UE comportent ainsi des exemptions humanitaires reprenant fidèlement les termes de la résolution 2664 (2022), visant les mêmes acteurs et activités. L'extension de l'exemption humanitaire aux mesures additionnelles adoptées par l'UE, au-delà des obligations découlant de ladite résolution, résulte de sa volonté de fournir « un cadre clair » aux opérateurs humanitaires et économiques (lxxxv). Il s'agit également d'envoyer « un signal fort » selon lequel « les sanctions de l'UE ne font pas obstacle à l'acheminement de l'aide humanitaire », de démontrer « la détermination sans faille de l'UE à éviter les conséquences négatives involontaires des sanctions sur les activités humanitaires », ainsi que l'importance qu'elle accorde « au plein respect du droit international dans [sa] politique de sanctions » (lxxxvi).
- Ce signal était loin d'être aussi clair s'agissant des 35 régimes de sanctions autonomes de l'Union européenne, voire au départ même assez contradictoire, alors que la très grande majorité des sanctions imposées par l'UE repose sur ces derniers (lxxxvii). Loin de répondre aux attentes suscitées par l'extension de l'exemption humanitaire aux régimes mixtes, l'Union européenne a dans un premier temps privilégié, plutôt qu'une approche transversale, une approche au cas par cas pour ses régimes de sanctions autonomesl (xxxviii). Cette approche suppose de se poser, pour chaque régime de sanctions concerné, les deux questions suivantes : tout d'abord, celle de l'éventuelle introduction d'une « exception humanitaire » puis, en cas de réponse positive, celle du choix entre une dérogation ou une exemption - ces décisions devant faire l'objet d'un consensus entre les Etats membres. Or, face au blocage de plusieurs Etats (lxxxix), dont la France, rares ont été les situations, avant l'automne 2023, dans lesquelles un consensus pour une exemption humanitaire a pu être trouvé, la solution principale retenue étant celle de la dérogation. Plusieurs régimes de sanctions autonomes ont ainsi été renouvelés sans qu'une exemption humanitaire ait été introduite, comme c'est le cas pour le régime portant sur la situation au Myanmar/en Birmanie (xc). En outre, lorsqu'un accord a pu être trouvé pour une exemption humanitaire, celle-ci était d'une portée bien plus restreinte que la résolution 2664 (2022), dans son champ d'application temporel (comme pour le régime relatif à la Syrie) (xci) ou matériel et personnel (s'agissant des régimes portant sur la Moldavie ou sur le soutien militaire de l'Iran à la guerre de la Russie contre l'Ukraine[xcii]). Cette approche fragmentée est problématique à plusieurs égards.
- Elle soulève tout d'abord des difficultés du point de vue de la lisibilité et de la sécurité juridiques ainsi qu'opérationnelles. L'exemple des sanctions applicables au Mali illustre tout d'abord toute la difficulté pratique à mettre en œuvre la distinction entre les différentes catégories de régimes de sanctions de l'UE, qui peuvent évoluer rapidement dans le temps. Ce régime de sanctions relevait au départ de la simple application, au niveau des Etats membres de l'Union, du régime de sanctions imposé par la résolution 2374 (2017) du Conseil de sécurité à l'encontre des personnes et entités faisant obstacle à la mise en œuvre de l'Accord de paix de 2015 et responsables d'autres actes contribuant à menacer la paix et la sécurité internationales dans la région. A la suite du coup d'Etat de mai 2021, l'Union européenne a adopté des mesures restrictives complémentaires contre les personnes portant atteinte à l'achèvement de la transition politique au Mali, y compris en faisant obstacle à la tenue d'élections ou au transfert du pouvoir à des autorités élues, transformant ainsi le régime de sanctions relatif au Mali en régime mixte (xciii). A ce titre, il bénéficie, depuis mars 2023, de l'exemption humanitaire fondée sur les termes de la résolution 2664 (2022) du Conseil de sécuritéxciv. L'impossibilité de prolonger le régime de sanctions onusien, faute d'accord au sein du Conseil de sécurité, l'a toutefois fait disparaître (xcv), ne laissant subsister que les sanctions imposées par l'Union européenne. Le régime de sanctions européen relatif au Mali est ainsi, en quelques années, passé d'un régime ONU à un régime mixte puis à un régime de sanctions autonome (xcvi). Dans ce contexte, il est peu évident de comprendre comment les exemptions humanitaires doivent être appliquées. La différenciation en fonction de la catégorie de régime de sanctions semble peu adaptée en pratique pour fonder l'application de l'exemption humanitaire.
- Cette approche différenciée soulève d'importants défis sur le plan pratique qui viennent complexifier un environnement juridique et opérationnel déjà compliqué pour les acteurs humanitaires dans de nombreux contextes dans lesquels s'appliquent des sanctions. L'exemple des difficultés rencontrées dans le cadre de la réponse humanitaire au tremblement de terre survenu en Turquie et en Syrie le 6 février 2023, qui n'a fait qu'aggraver une situation déjà désastreuse et les souffrances de la population en Syrie, est topique. En effet, de nombreux régimes de sanctions s'appliquent à la situation en Syrie, sans qu'ils ne comportent tous des exemptions humanitaires. Se superposent en effet le régime de sanctions visant l'Etat islamique (Daech) et Al-Qaida, qui prévoit une exemption humanitaire d'une durée de deux ans conformément à la résolution 2664 (2022) ; le régime de sanctions autonomes de l'UE sur la Syrie pour lequel une exemption humanitaire a été introduite, mais d'une durée initiale limitée à six mois (xcvii) ; les sanctions autonomes adoptées par l'UE pour lutter contre le terrorisme visant notamment des groupes armés kurdes opérant en Syrie, qui ne comportaient, jusqu'à récemment (xcviii), pas d'exemption humanitaire ; auxquelles s'ajoutent les sanctions adoptées par certains Etats, dont la France, contre d'autres personnes ou entités présentes en Syrie, qui ne prévoient pas toujours d'exemptions humanitaires. Les acteurs humanitaires et leurs partenaires doivent ainsi naviguer entre différents régimes de sanctions qui, lorsqu'ils prévoient des exemptions humanitaires, n'ont pas toujours la même durée ni ne visent les mêmes acteurs qui se trouvent pourtant sur le même territoire (xcix). Ces exemptions ne concernent en outre généralement que les mesures de gel des avoirs et/ou les restrictions à la mise à disposition des fonds et ressources économiques, les autres types de sanctions n'incluant le plus souvent que des dérogations, voire aucune exception humanitaire. L'absence d'exemption humanitaire transversale et pérenne aux restrictions à l'exportation prévues notamment par les sanctions de l'UE a ainsi été dénoncée comme empêchant les organisations humanitaires d'acheminer en Syrie certains des matériaux nécessaires à la reconstruction d'infrastructures essentiellesc ou retardant cet acheminement.
- Les exemptions humanitaires, qui excluent du champ d'application des sanctions les conduites nécessaires pour faciliter l'acheminement de l'aide humanitaire et la réalisation d'autres activités visant à répondre aux besoins essentiels des populations, sont toujours préférables aux dérogations. Ces dernières sont en effet, comme souligné précédemment, plus restrictives, complexes, chronophages, tributaires du contexte politique dans lequel s'inscrit le régime de sanctions en question, déconnectées des réalités opérationnelles (ci) et sources d'insécurité juridique. Elles peuvent aussi avoir un effet délétère en donnant l'impression que les acteurs humanitaires sont associés voire soumis au contrôle des Etats les ayant octroyées, ce qui peut avoir des conséquences pour leur sécurité et leur capacité à opérer. Le fait de prévoir des exemptions humanitaires « à plusieurs vitesses » s'avère toutefois insuffisant pour lutter contre les pratiques de sur-conformité des opérateurs économiques, soucieux d'éviter de contrevenir à des régimes de sanctions qui se chevauchent sans être identiques ni même toujours convergents. Elles peuvent aussi produire un effet dissuasif (chilling effect) pour les acteurs humanitaires qui, face à l'enchevêtrement de régimes et de normes différentes, sont souvent tentés d'adopter des procédures internes de conformité uniques pour s'assurer du respect de l'ensemble des régimes de sanctions en se fondant sur les régimes les plus contraignants. Les difficultés engendrées par cette approche fragmentée du point de vue tant de la lisibilité et de la sécurité juridiques que sur le plan pratique risquent ainsi de vider les exemptions humanitaires de leur sens et de les priver d'effets.
- Ces difficultés sont en outre préjudiciables sur le plan de la cohérence politique. L'approche fragmentée et les difficultés à obtenir un consensus au sein du Conseil de l'UE en faveur d'exemptions humanitaires pour les régimes de sanctions autonomes sont en effet peu compatibles avec le rôle majeur joué par l'Union européenne et ses Etats membres pour faire évoluer les régimes de sanctions, afin qu'ils soient conformes au droit international humanitaire et que leurs conséquences négatives pour l'action et le personnel humanitaires ainsi que pour les personnes non ciblées soient évitées ou atténuées au maximum (cii). L'approche au cas par cas, retenue dans un premier temps par l'UE, s'inscrit à contre-courant de cette position de principe, incarnée par le fait que la majorité de ses Etats membres ont co-sponsorisé la résolution 2664 (2022) (ciii). Elle donne de plus l'impression que l'espace humanitaire serait négociable alors que l'exemption humanitaire, loin d'être une concession politique, est essentielle pour favoriser le respect du droit international humanitaire et créer un environnement propice à une action humanitaire fondée sur les principes qui réponde aux besoins des populations et protège le personnel humanitaire.
- La CNCDH déplore ainsi que la France, aux côtés d'autres Etats membres, n'ait initialement pas défendu la généralisation des exemptions humanitaires dans les régimes de sanctions autonomes de l'UE en préférant une approche, au cas par cas, favorisant principalement les dérogations. Elle accueille avec satisfaction l'évolution de la position de la France, matérialisée par les engagements pris dans le cadre de sa nouvelle Stratégie humanitaire présentée lors de la conférence nationale humanitaire du 19 décembre 2023. Le souhait d'être à l'écoute des acteurs humanitaires s'agissant des contraintes qu'ils rencontrent et la volonté de répondre aux phénomènes de sur-conformité des opérateurs bancaires ont conduit le ministère de l'Europe et des affaires étrangères (MEAE) à adopter une dynamique soutenant davantage l'intégration d'exemptions humanitaires dans les régimes de sanctions (civ). Dans cette stratégie (cv), la France s'engage ainsi à se mobiliser « en faveur de la transposition de la résolution 2664 en droit européen et dans les législations nationales », à poursuivre « le travail de clarification du contenu des régimes de sanctions dans le cadre de l'adoption d'exemptions humanitaires » notamment pour s'assurer de « l'harmonisation du langage des textes adoptés aux Nations unies et à l'Union européenne » (cvi) et indique qu'elle « mettra en œuvre (…) l'approche transversale décidée par le Conseil (…) concernant l'introduction de clauses humanitaires dans les régimes de sanctions autonomes de l'Union européenne ».
2.2. Vers une généralisation (encore trop mesurée) de l'exemption humanitaire au sein de l'Union européenne
- Le 27 novembre 2023, le Conseil de l'Union européenne a fait évoluer sa position en introduisant, dans un second temps, des exemptions humanitaires de manière transversale dans dix de ses régimes de sanctions autonomes (cvii). Résolu à « accroître la cohésion et la cohérence » entre les sanctions de l'Union et celles adoptées par le Conseil de sécurité, ainsi qu'à « faire en sorte que l'aide humanitaire soit fournie en temps utile » et à « soutenir d'autres activités visant à répondre aux besoins essentiels des personnes », le Conseil de l'UE a estimé qu'il convenait d'introduire une exemption humanitaire aux mesures de gel des avoirs et restrictions concernant la mise à disposition des fonds et ressources économiques aux personnes et entités désignées dans presque un tiers de ses régimes de sanctions autonomes : ceux relatifs à la Guinée, à la Tunisie, au Zimbabwe, à la Bosnie-Herzégovine, au Myanmar/à la Birmanie, au Burundi, au Venezuela, au Nicaragua, au Liban ainsi que dans le régime thématique portant sur les cyberattaques.
- La CNCDH salue cette avancée qui constitue une étape décisive vers la généralisation d'exemptions humanitaires et un changement de paradigme pour les régimes de sanctions autonomes de l'Union européenne. Elle note avec satisfaction que ces exemptions reposent sur le modèle de la résolution 2664 (2022), tout en étendant son champ d'application personnel à d'autres organisations opérant en partenariat avec l'UE (dénommé « modèle 2664+ ») (cviii). S'ajoutent à ces exemptions des mécanismes de dérogation applicables aux organisations et acteurs participant à des activités humanitaires qui n'entreraient pas dans le champ d'application de ces exemptions (cix). Cette solution repose sur deux précédents : un mois plus tôt, l'Union européenne a créé deux nouveaux régimes de sanctions autonomes relatifs au Soudan et au Niger, intégrant une telle exemption (cx).
- De manière significative, l'Union européenne a franchi une étape supplémentaire en février 2024 en introduisant une exemption humanitaire similaire dans le régime de sanctions relatif à la lutte contre le terrorisme fondé sur la résolution 1373 (2001) du Conseil de sécurité, bien qu'elle soit limitée à une durée initiale de 12 mois (cxi). Cela constitue un signal clair des Etats membres de l'Union en faveur d'exemptions humanitaires pour les sanctions financières (gel des avoirs et interdiction de mise à disposition de fonds et ressources économiques) imposées pour lutter contre le terrorisme. La CNCDH encourage la France à mobiliser cette décision pour contribuer à confirmer que l'exemption humanitaire de la résolution 2664 (2022) s'applique, de la même manière, également aux sanctions financières adoptées par les Etats ou les organisations régionales en matière de lutte contre le terrorisme sur le fondement de la résolution 1373 (2001) du Conseil de sécurité des Nations unies(cxii).
- Dans la foulée, une exemption humanitaire a également été introduite dans le régime de sanctions de l'UE en matière de droits de l'Homme (cxiii). Elle renforce ainsi non seulement la cohérence entre les différents régimes de sanctions, mais aussi entre l'objectif même de ce régime de sanctions adopté contre des personnes responsables de graves violations des droits de l'Homme et les conséquences humanitaires négatives qui pourraient en résulter, en l'absence d'exemption, pour les droits et besoins essentiels des populations civiles (cxiv). L'exemption humanitaire repose sur le « modèle 2664+ ». Les négociations politiques ont toutefois conduit à exclure du champ d'application de l'exemption de certaines personnes physiques ou morales (identifiées par un astérisque dans l'annexe). Le Conseil estime en effet que « dans les cas où il a établi qu'un contrôle par les autorités nationales compétentes est nécessaire en raison d'un risque plus élevé que les fonds ou ressources économiques fournis soient détournés à des fins autres que l'aide humanitaire », un mécanisme de dérogation doit s'appliquer en lieu et place de l'exemption (cxv). Ont ainsi été exclues la majorité des personnes (physiques ou morales) ou entités ciblées sur cette liste de sanctions, toutes russes ou liées à des personnes morales ou entités russes, tel que le groupe Wagner. Alors même que l'introduction d'une exemption est à saluer, et que la solution reflète un compromis politique, il est regrettable que cette exemption ne soit que partielle, ce qui ne facilite pas la lisibilité du régime ni ne contribue à la cohérence des objectifs poursuivis.
- Ces différentes évolutions constituent des avancées certaines en ce qu'elles généralisent et normalisent les exemptions humanitaires pour les régimes de sanctions de l'Union européenne, ne pouvant que profiter aux personnes dans le besoin et à celles qui travaillent à leur service. La CNCDH se réjouit de ces progrès qui illustrent le potentiel du changement de paradigme introduit par la résolution 2664 (2022) en faveur de la préservation de l'espace humanitaire fondé sur le respect du droit international pour protéger et garantir la fourniture de l'aide aux populations. Elle constate toutefois que la généralisation de l'exemption humanitaire au sein des régimes de sanctions autonomes de l'UE n'est encore que partielle et que subsistent des disparités importantes.
- Certains régimes de sanctions autonomes ne comportent toujours aucune exemption humanitaire. Tel est le cas des mesures restrictives portant sur la situation en Biélorussie et son implication dans l'agression russe contre l'Ukraine (cxvi), de celles relatives à la situation en Iranc (xvii) ou de celles visant à lutter contre la prolifération et l'utilisation d'armes chimiques (cxviii), alors qu'elles comportent des mesures de gel des avoirs et ressources économiques et d'interdiction de leur mise à disposition au profit des personnes ciblées.
- Lorsque des exemptions humanitaires sont inclues, leur étendue peut tout d'abord varier. Le champ d'application (personnel), s'agissant des acteurs pouvant bénéficier de l'exemption humanitaire, est par exemple soit calqué sur celui de la résolution 2664 (2022) ou étendu à d'autres organisations liées à l'Union européenne (dénommé « modèle 2664+ »), soit limité à un nombre plus restreint d'organisations. C'est le cas des exemptions humanitaires des régimes relatifs à la République de Moldavie, aux actions compromettant ou menaçant l'intégrité territoriale, la souveraineté et l'indépendance de l'Ukraine ou au « soutien militaire de l'Iran à la guerre d'agression menée par la Russie contre l'Ukraine » qui ne couvrent qu'une partie restreinte d'acteurs, à savoir uniquement les « organisations et agences évaluées par l'Union sur la base des piliers et avec lesquelles l'Union a signé une convention-cadre de partenariat financier sur la base de laquelle [elles] agissent en tant que partenaires humanitaires de l'Union » (cxix). Elles excluent ainsi une partie des ONG couvertes par la résolution 2664 (2022).
- De même, le champ d'application matériel de l'exemption reprend parfois la même terminologie que la résolution 2664 (2022) - à savoir la mise à disposition de fonds ou de ressources économiques « nécessaires pour assurer l'acheminement de l'aide humanitaire en temps voulu ou à l'appui d'autres activités qui visent à répondre aux besoins essentiels des personnes » - ou se limite uniquement à la fourniture de fonds ou de ressources économiques « nécessaire à des fins exclusivement humanitaires » (cxx). De plus, certains régimes n'incluent qu'une exemption pour l'interdiction de la mise à disposition des fonds et ressources économiques - seule une dérogation, requérant une autorisation (particulière ou générale) des autorités compétentes des Etats membres, étant prévue pour les mesures de gels des fonds et des ressources économiques (cxxi).
- La CNCDH constate en outre des différences quant au champ d'application temporel des exemptions humanitaires, dont la durée est tantôt pérenne ou alignée sur celle des mesures restrictives concernées (cxxii), tantôt plus limitée, comme pour le régime relatif à la Syrie (six mois, récemment étendue à douze mois) ou celui en matière de lutte contre le terrorisme (douze mois) (cxxiii). Or, le caractère temporaire et la courte durée (voire dérisoire) de certaines exemptions humanitaires placent les acteurs humanitaires, leurs partenaires et les opérateurs économiques dans une position très précaire, peu conforme à l'esprit de la résolution 2664 (2022) (cxxiv). La « foire aux questions » (FAQ) publiée par la Commission européenne sur l'exemption humanitaire en Syrie (cxxv), si elle donne des indications utiles aux acteurs humanitaires (cxxvi), illustre toutes les difficultés qu'entraînent une durée restreinte, ces derniers devant vérifier que l'exemption humanitaire sur laquelle ils peuvent s'appuyer n'a pas expiré et étant encouragés à aligner la durée des contrats qu'ils concluent sur celle de l'exemption, ce qui incompatible avec des opérations humanitaires d'urgence.
- La CNCDH appelle ainsi l'Union européenne et ses Etats membres à franchir une étape supplémentaire afin que l'exemption humanitaire devienne un réflexe systématique et standardisé pour l'ensemble des régimes de mesures restrictives de l'Union européenne. A cette fin, elle recommande à la France de soutenir la généralisation, par le biais d'une décision et d'un règlement transversal, d'exemptions humanitaires larges et pérennes pour toutes les mesures existantes de gel des avoirs et d'interdiction de mise à disposition des fonds et ressources économiques (recommandation n° 10). D'autres types de mesures restrictives pouvant avoir des conséquences négatives sur l'action et le personnel humanitaires, la CNCDH recommande également à la France de soutenir l'extension de l'exemption humanitaire à l'ensemble des mesures restrictives imposées par l'Union européenne (recommandation n° 11). De telles exemptions devraient aussi être intégrées dans tous les futurs régimes de mesures restrictives de l'UE. La CNCDH encourage en outre la France à user de son influence pour inciter ses partenaires européens à appuyer une telle généralisation renforcée d'exemptions larges et pérennes (recommandation n° 12).
- Le renforcement du cadre commun européen relatif aux exemptions humanitaires pour les régimes de mesures restrictives (cxxvii) faciliterait les activités des acteurs humanitaires sur le terrain, les collectes de fonds auprès des bailleurs, protègerait davantage les populations dans le besoin et le personnel humanitaire et garantirait un meilleur respect du droit international humanitaire. La mise en œuvre des mesures restrictives relève toutefois de la compétence des Etats membres, avec le soutien de la Commission européennec (xxviii). Il est donc essentiel que ceux-ci appliquent et promeuvent les exemptions humanitaires au sein de leurs juridictions et que les lignes directrices de l'Union européenne relatives aux sanctions (cxxix) en cours de révision prennent pleinement en compte les progrès réalisés en la matière depuis la résolution 2664 (2022). La CNCDH recommande à la France de contribuer à ce que ces lignes directrices soient conformes au droit international humanitaire et intègrent les avancées récentes relatives aux exemptions humanitaires dans les régimes de sanctions. Ces avancées en matière d'exemptions humanitaires devraient également être intégrées dans l'actualisation de la note d'orientation de la Commission européenne relative à la fourniture d'une aide humanitaire conformément aux mesures restrictives de l'UE (cxxx), en promouvant une interprétation protectrice de l'ensemble des activités couvertes par la résolution 2664 (2022) (recommandation n° 13).
2.3. L'introduction bienvenue d'une clause humanitaire dans le cadre de la répression des violations des mesures restrictives de l'Union européenne
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Les Etats membres sont responsables de la mise en œuvre des mesures restrictives de l'Union européenne, mais aussi de la détection et de la poursuite de leurs violations, pour lesquelles ils doivent prévoir des sanctions effectives, proportionnées et dissuasives. C'est en effet aux autorités compétentes des Etats membres qu'il appartient d'apprécier s'il y a eu violation des décisions et règlements du Conseil adoptés en la matière et de prendre les mesures appropriées. Or, des divergences importantes sont constatées à cet égard. Considérant que celles-ci affaiblissent l'application et nuisent à la crédibilité des objectifs poursuivis par les mesures restrictives qu'elle impose, l'Union européenne vient d'adopter une directive visant à harmoniser les définitions pénales et les sanctions encourues en cas de violations de ses mesures restrictives, mais aussi à limiter leur contournement et à s'assurer que les individus ou personnes morales qui en sont responsables répondent de leurs actes(cxxxi). Les divergences dans la mise en œuvre de ces mesures restrictives exposent également les acteurs humanitaires, leurs partenaires et les opérateurs économiques à un risque important de poursuites indues si les exemptions humanitaires précédemment mentionnées ne sont pas appliquées ou si des mesures restrictives qui ne comportent toujours pas de telles exemptions sont violées. Il est ainsi particulièrement bienvenu que cette directive (UE) 2024/1226 précise expressément qu'« [a]ucune des dispositions des paragraphes 1, 2 et 3 [relatifs aux infractions pénales en cas de violation des mesures restrictives de l'Union] ne peut être interprétée comme érigeant en infraction pénale l'aide humanitaire apportée aux personnes dans le besoin ou les activités répondant aux besoins humains fondamentaux déployées conformément aux principes d'impartialité, d'humanité, de neutralité et d'indépendance et, le cas échéant, au droit international humanitaire » (cxxxii).
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La CNCDH accueille avec satisfaction l'insertion d'une telle clause humanitaire pour la répression de la violation des mesures restrictives de l'Union européenne, qui permet de s'assurer - sous réserve de la transposition par les Etats membres - que les acteurs humanitaires soient exclus du risque de pénalisation en vertu de cette directive (cxxxiii). L'insertion de cette clause, au sein même du dispositif de la directive - et non uniquement de son préambule (cxxxiv), contestée durant les négociations, illustre la volonté de l'Union européenne de protéger l'action humanitaire fondée sur les principes des conséquences négatives des sanctions, ainsi que de garantir leur conformité au droit international, en particulier au droit international humanitaire. Bien que l'absence de référence expresse à la résolution 2664 (2022) du Conseil de sécurité soit regrettable, cette clause s'en inspire et participe à la cohérence avec les exemptions humanitaires prévues dans plusieurs régimes de mesures restrictives de l'UE (cxxxv) ainsi qu'à leur généralisation (cxxxvi).
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Les Etats membres ont jusqu'au 20 mai 2025 pour la transposer en droit interne et adopter les dispositions législatives, réglementaires et administratives pour s'y conformer. La CNCDH recommande à la France de saisir l'opportunité de la transposition de la directive (UE) 2024/1226 du Parlement européen et du Conseil du 24 avril 2024 relative à la définition des infractions pénales et des sanctions en cas de violation des mesures restrictives de l'Union pour intégrer une exemption humanitaire dans les dispositions nationales pertinentes et inciter les autres Etats membres à faire de même (recommandation n° 14). Elle renvoie en outre aux autres recommandations qu'elle formule à ce propos dans la partie 3 du présent avis. Plus largement, la France a une responsabilité particulière, en tant que membre permanent du Conseil de sécurité et compte tenu de son poids au sein de l'Union européenne, de se porter garante de ces avancées en matières d'exemptions humanitaires tant au sein du Conseil de sécurité qu'au sein de l'UE, ainsi qu'en faisant preuve d'exemplarité en adoptant les mesures nécessaires au niveau national.
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Adopter les mesures nationales pertinentes pour la réalisation de l'ambition portée par la résolution 2664 (2022)
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La France est tenue, comme les autres Etats membres de l'ONU, d'analyser et, le cas échéant, d'adapter son droit national et autres mesures pertinentes ayant trait aux gels des avoirs imposés par le Conseil de sécurité afin d'assurer leur conformité à l'exemption humanitaire fixée par la résolution 2664 (2022). Elle est également tenue d'appliquer le droit de l'Union européenne et les exemptions humanitaires fixées pour certains de ses régimes de mesures restrictives, y compris dans le cadre de la transposition de la directive (UE) 2024/1226 relative à la pénalisation de la violation de ces mesures. Cette analyse offre l'opportunité, plus largement, d'adopter les mesures nationales nécessaires pour réaliser l'ambition portée par ladite résolution de préserver l'espace humanitaire en contribuant à sauvegarder et promouvoir la continuité des activités humanitaires dans des zones dans lesquelles opèrent des personnes ou entités visées par des mesures de sanctions, y compris pour des motifs liés à la lutte contre le terrorisme. La concrétisation de cette ambition, conformément aux engagements internationaux de la France, requiert tant des modifications législatives (3.1), que de renforcer les mesures de socialisation et d'accompagnement de la mise en œuvre des exemptions humanitaires et de retranscrire ces dernières dans l'ensemble des documents (lignes directrices, guides…) et contrats de financement pertinents (3.2).
3.1. La nécessaire intégration des exemptions humanitaires dans la législation nationale
- La CNCDH a déjà eu l'occasion, dans le cadre de précédents avis, de formuler des recommandations visant à modifier le code monétaire et financier ainsi que le code pénal pour s'assurer du respect du droit international humanitaire et de la préservation de l'action humanitaire fondée sur les principes (cxxxvii). De telles modifications lui paraissent d'autant plus nécessaires compte tenu des avancées relatives aux exemptions humanitaires dans les régimes de sanctions depuis l'adoption de la résolution 2664 (2022) du Conseil de sécurité et des objectifs ainsi poursuivis. Ces évolutions législatives devraient viser à clarifier la prise en compte de ces exemptions dans le contexte national, à conférer une meilleure lisibilité quant aux attentes relatives aux comportements des opérateurs, ainsi qu'à s'assurer de la cohérence des dispositions nationales pertinentes pour garantir l'effectivité, au niveau national, des exemptions humanitaires imposées aux niveau onusien et européen. Deux séries de dispositions sont ici particulièrement concernées, relatives, d'une part, aux violations des sanctions et, d'autre part, aux infractions pénales liées à la lutte contre le terrorisme, régies respectivement par le code monétaire et financier et par le code pénal.
3.1.1. Sur les violations des sanctions
- L'exemption humanitaire fixée par la résolution 2664 (2022) du Conseil de sécurité et celles découlant des décisions et règlements du Conseil de l'Union européenne portent sur les mesures de gel des avoirs et/ou d'interdiction de mise à disposition de fonds ou de ressources économiques. En France, ces mesures sont régies en particulier par le code monétaire et financier (chapitre II du titre VI du livre V). Leur violation peut faire l'objet de sanctions disciplinaires ou pénales. L'objectif des exemptions humanitaires est de permettre aux acteurs susceptibles de s'en prévaloir de ne pas faire l'objet de telles sanctions. Ces exemptions humanitaires sont prévues par des résolutions adoptées dans le cadre du chapitre VII de la Charte des Nations unies ou d'actes pris en application de l'article 29 du TUE ou de l'article 275 TFUE, sur le fondement desquels le ou la ministre en charge de l'économie peut décider du gel des fonds et des ressources économiques conformément au code monétaire et financier (cxxxviii). Si une modification de ce code n'est ainsi en soi pas requise sur ce point (cxxxix), les exemptions humanitaires étant implicitement inclues (cxl), une inclusion expresse participerait à une meilleure compréhension de leurs implications pour les acteurs concernés (étatiques, organismes financiers et privés, organisations humanitaires), en envoyant un signal clair qu'aucune poursuite n'est encourue par les personnes ou organismes qui se conforment aux conditions fixées par lesdites exemptions. Cela participerait notamment à la lutte contre les pratiques de sur-conformité des opérateurs économiques. La CNCDH recommande par conséquent au législateur de modifier le chapitre II du titre VI du livre V du code monétaire et financier pour y insérer un nouvel article L. 562-1-1 faisant expressément référence aux exemptions humanitaires, qui pourrait être libellé de la façon suivante : « Les dispositions du présent chapitre s'appliquent sans préjudice des exemptions humanitaires applicables ayant pour objet de garantir l'acheminement en temps voulu de l'aide humanitaire et l'appui à d'autres activités visant à répondre aux besoins essentiels des personnes menées conformément aux principes humanitaires et, le cas échéant, au droit international humanitaire » (recommandation n° 15). Une telle disposition pourrait être introduite par exemple à l'occasion de la transposition de la directive (UE) 2024/1226 susmentionnée relative à la définition des infractions pénales et des sanctions en cas de violation des mesures restrictives de l'Union (cxli). Elle participerait à la protection des personnes (physiques et morales) agissant conformément aux exemptions humanitaires, notamment des établissements bancaires et financiers, y compris l'AFD, d'un risque de poursuites pour violation de ces mesures restrictives qui peuvent entraîner, en France, les sanctions pénales prévues par le code monétaire et financier, le code des douanes et le code pénal (cxlii).
- L'application de plusieurs dispositions du chapitre II du titre VI du livre V du code monétaire et financier gagnerait en outre en clarté par l'introduction d'un tel nouvel article. Tel est en particulier le cas des articles L. 562-4 à L. 562-6 relatifs à l'obligation d'appliquer les mesures de gel, à l'interdiction de mise à disposition des fonds ou ressources économiques, ainsi qu'à l'interdiction de contournement de ces mesures. Accompagné de lignes directrices claires en ce sens (cxliii), ce nouvel article permettrait de signifier plus clairement aux personnes assujetties à ces obligations(cxliv), ainsi qu'aux organes en charge de leur supervision, que les transactions nécessaires à l'acheminement en temps voulu de l'aide humanitaire et à l'appui à d'autres activités visant à répondre aux besoins essentiels des personnes ne constituent pas une violation de ces dispositions (sous réserve qu'elles soient réalisées conformément aux conditions fixées par les exemptions humanitaires). La CNCDH recommande que les articles L. 562-4, L. 562-5 et L. 562-6 (cxlv) du code monétaire et financier soient modifiés pour indiquer que ces dispositions s'appliquent sous réserve des exemptions humanitaires applicables, visées par le nouvel article L. 562-1-1 (recommandation n° 16).
- L'article L. 562-4-1 relatif aux obligations pour les personnes assujetties de mettre en place une organisation et des procédures internes pour la mise en œuvre des mesures de gel des avoirs et d'interdiction de mise à disposition devrait quant à lui préciser, à la fin du premier alinéa, qu'elles veillent à l'application des exemptions humanitaires pertinentes (recommandation n° 17). Cette précision aurait le mérite de clarifier l'attitude attendue des opérateurs en retranscrivant dans la loi les évolutions et obligations découlant de la résolution 2664 (2022). Cette dernière vise en effet tant les acteurs humanitaires que les opérateurs économiques avec lesquels ils collaborent pour mener leurs activités.
- L'insertion d'une référence aux exemptions humanitaires dans un article L. 562-1-1, c'està-dire au début du chapitre II susmentionné, permettrait de viser aussi les mesures de gel des fonds et ressources économiques décidées par le ou la ministre en charge de l'économie conjointement avec celui ou celle de l'intérieur pour lutter contre le terrorisme sur le fondement de l'article L. 562-2 (cxlvi). Ce serait cohérent avec l'interprétation selon laquelle l'exemption humanitaire prescrite par la résolution 2664 (2022) s'applique à toutes les mesures de gel des avoirs imposées par le Conseil de sécurité, y compris celles visant à lutter contre le terrorisme conformément à la résolution 1373 (2001) et aux autres résolutions pertinentes (cxlvii).
- Par souci de cohérence et pour favoriser la mise en œuvre effective des exemptions humanitaires imposées aux niveau onusien et européen, en particulier par la résolution 2664 (2022), la CNCDH recommande également au législateur d'introduire une référence expresse aux exemptions humanitaires au début du chapitre Ier du titre VI du livre V du code monétaire et financier portant sur les obligations relatives à la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (LBC/FT). Une telle disposition pourrait par exemple faire l'objet d'un nouvel article L. 561-1-1 en tête de la section 2 portant sur les personnes assujetties aux obligations LBC/FT et être formulée de la même manière que celle précédemment proposée : « Les dispositions du présent chapitre s'appliquent sans préjudice des exemptions humanitaires applicables ayant pour objectif de garantir l'acheminement en temps voulu de l'aide humanitaire et l'appui à d'autres activités visant à répondre aux besoins essentiels des personnes menées conformément aux principes humanitaires et, le cas échéant, au droit international humanitaire » (recommandation n° 18).
- S'il est en effet nécessaire d'imposer des mesures pour endiguer le financement du terrorisme et lutter contre le blanchiment d'argent, cela peut faire obstacle à la conduite d'activités humanitaires conformes au droit international humanitaire et aux principes humanitaires et ainsi entraver l'effectivité des exemptions humanitaires. Par exemple, les mesures de vigilance complémentaires imposées par l'article L. 561-10 du code monétaire et financier pour les opérations en lien avec les pays désignés par le GAFI ou l'UE comme étant exposés à un « haut risque » en matière de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme (BC/FT) peuvent favoriser, de la part des banques ou institutions financières, des pratiques de désengagement (dérisquage) pour éviter le risque de sanctions pénales. Elles peuvent ainsi rendre plus difficile la mise de fonds à disposition des organisations humanitaires, pourtant autorisée par les exemptions, alors que les besoins humanitaires dans les pays à haut risque BC/FT sont considérables, comme par exemple au Myanmar/en Birmanie ou en Syrie. La CNCDH recommande ainsi que l'article L. 561-10 précité soit modifié pour préciser qu'il s'applique « sous réserve de l'article L. 561-1-1 » (cxlviii) relatif aux exemptions humanitaires qu'elle recommande de créer (recommandation n° 19).
- La CNCDH note qu'inversement des mesures de vigilance simplifiées sont prévues par l'article L. 561-9 du code monétaire et financier en cas de faible risque de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme, notamment pour certains types de clients, tels que les établissements régulés au sein de l'espace économique européen ou les sociétés cotées (cxlix). Elle invite le législateur à réfléchir à l'éventualité d'ajouter les organisations humanitaires impartiales à la liste des clients présentant un faible risque au sens de cette disposition
(recommandation n° 20) (cl). - Ces différentes modifications du code monétaire et financier, assorties des mesures d'accompagnement nécessaires, pourraient contribuer de manière décisive à l'effectivité des exemptions humanitaires découlant de la résolution 2664 (2022) du Conseil de sécurité (cli) et des règlements européens portant mesures restrictives et, ainsi, à la préservation de l'espace humanitaire.
3.1.2. Sur les infractions liées à la lutte contre le terrorisme
- Par ailleurs, l'adaptation du code pénal est également primordiale pour assurer la cohérence des dispositions nationales pertinentes et éviter de conduire à la situation paradoxale que des actions considérées comme licites au regard des exemptions humanitaires prévues par les régimes de sanctions, puissent être pénalement sanctionnées au titre des dispositions portant sur les infractions terroristes. Le code pénal devrait être modifié pour introduire une exemption humanitaire, reposant sur la lettre et l'esprit de la résolution 2664 (2022) (clii), en matière d'infractions terroristes définies aux articles 421-1 à 422-7 du code pénal (titre II du livre IV).
- L'évolution du code pénal est tant nécessaire pour ne pas annihiler la portée de la résolution 2664 (2022) du Conseil de sécurité que possible. Les infractions de droit commun listées par le code pénal constituent des actes de terrorisme « lorsqu'elles sont intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur » (cliii). Si cet élément moral permet en principe d'exclure les activités humanitaires et autres activités visant à répondre aux besoins essentiels des personnes menées conformément aux principes humanitaires et au droit international humanitaire, cela ne résulte pas expressément de la loi et reste soumis à l'appréciation des autorités de poursuite et de jugement. La circulaire diffusée en 2021 par le ministère de la justice attire l'attention des procureurs sur les spécificités des missions des organisations humanitaires et de leur personnel et donne des exemples d'activités qui devraient être exclues du risque de qualification pénale, comme le seul fait d'apporter un secours médical (cliv), le « soutien humanitaire impartial aux populations civiles situées dans les zones dans lesquelles opèrent des groupes terroristes » ou encore le dialogue avec des organisations terroristes, « dès lors qu'il ne traduit pas une entente destinée à favoriser un dessein terroriste » (clv). Toutefois, certains exemples donnés interrogent (clvi) et, du point de vue normatif, une circulaire n'apporte pas la même sécurité juridique qu'une disposition législative.
- De plus, l'infraction de financement d'une entreprise terroriste, prévue par l'article 421-2-2 du code pénal, ne comporte pas la même condition relative à l'intention (élément moral) que celle précédemment évoquée. En effet, il n'est pas requis de l'auteur du financement une intention terroriste, ni que survienne un acte terroriste en particulier, mais uniquement que le bénéficiaire des fonds ait pour projet une infraction terroriste (clvii). Les organisations et le personnel humanitaires restent ainsi exposés à un risque de poursuites sur ce fondement en cas de fourniture de sommes d'argent ou de ressources économiques à des personnes ou entités terroristes (clviii) (auxquelles elles peuvent être contraintes de procéder pour mener leurs opérations) (clix). Si la circulaire précitée exprime la volonté de ne pas retenir de qualification pénale pour la remise de fonds par une organisation humanitaire, elle n'est pas dépourvue d'ambiguïté (clx) et seule une modification du code pénal serait à même de les protéger de telles poursuites.
- Un des obstacles invoqués lors des auditions menées par la CNCDH est qu'il ne peut être exclu qu'au sein d'organisations humanitaires « licites », des personnes individuelles utilisent leurs fonctions ou des fonds pour commettre des infractions terroristes. Pourtant, l'introduction, au sein du code pénal, d'une exemption humanitaire ayant pour objet de conférer une immunité pénale empêchant la mise en jeu de la responsabilité pénale - et faisant ainsi obstacle à l'action publique - pour le personnel et les organisations humanitaires impartiales, ne constitue aucunement un blanc-seing. L'immunité ne serait pas absolue et pourrait être écartée si les conditions encadrant l'exemption humanitaire au sens de la résolution 2664 (2022) (relatives aux conduites autorisées et aux acteurs humanitaires et activités visés) ne sont pas respectées et que les faits sont susceptibles de recevoir une qualification pénale au titre des articles 421-1 et suivants. Elle n'empêcherait pas le parquet national antiterroriste, s'il considère que l'immunité doit être écartée, de poursuivre des personnes physiques ou morales pour ces motifs et les juges de conclure à l'engagement de la responsabilité pénale. Au contraire, cette exemption humanitaire est un élément clé pour garantir le respect du droit international humanitaire et la conduite effective d'activités humanitaires fondées sur les principes, de même qu'elle est nécessaire pour garantir la cohérence avec la résolution 2664 (2022) et sa mise en œuvre effective. L'introduction d'une telle exemption au sein du code pénal par le législateur enverrait un signal fort en faveur de la protection des acteurs humanitaires, au profit des personnes dans le besoin. Elle s'inscrirait en cohérence avec la résolution 2462 (2019) du Conseil de sécurité qui exige des Etats de faire en sorte que les mesures visant à lutter contre le terrorisme soient conformes aux obligations que leur impose le droit international (clxi), ainsi qu'avec la directive (UE) 2017/541 (clxii) selon laquelle « [l]es activités humanitaires menées par des organisations humanitaires impartiales (…) ne relèvent pas du champ d'application de la présente directive [qui établit des règles minimales dans le domaine des infractions terroristes] » (clxiii). La France rejoindrait ainsi le groupe d'Etats ayant déjà introduit une exemption humanitaire dans leurs législations pénales, tels que l'Australie (clxiv), le RoyaumeUni (clxv), la Suisse (clxvi), le Tchad (clxvii), l'Éthiopie (clxviii), les Philippines (clxix), la Nouvelle-Zélande (clxx) ou le Canada (clxxi), illustrant que de plus en plus d'Etats reconnaissent que ces exemptions n'entravent pas leur capacité à lutter contre le terrorisme. De plus, elle pourrait exercer une influence sur les autres Etats tiers encore réticents à s'en doter.
- En conséquence, la CNCDH recommande à nouveau au Gouvernement de faire évoluer sa position et au législateur d'introduire une exemption humanitaire au sein du titre II du livre IV du code pénal relatif aux infractions terroristes (clxxii). Elle rappelle qu'une disposition poursuivant un tel objectif était incluse dans la proposition de loi n° 4354 relative à la préservation de l'espace humanitaire (clxxiii) (nouvel article 422-8). La CNCDH considère que cette disposition pourrait être formulée de la manière suivante : « Article 422-8. Les organisations humanitaires impartiales et leurs personnels ne peuvent être poursuivis en qualité d'auteur ou de complice des crimes et délits prévus au présent titre, en raison du seul exercice de leurs activités humanitaires et d'autres activités répondant aux besoins essentiels des personnes » (recommandation n° 21) (clxxiv).
- En outre, la CNCDH recommande à la France d'inciter les Etats qui ne l'ont pas déjà fait à retranscrire l'exemption humanitaire de la résolution 2664 (2022) du Conseil de sécurité pour les mesures de gel des avoirs dans leurs droits nationaux respectifs et à intégrer des exemptions humanitaires dans leurs législations relatives aux infractions terroristes (recommandation n° 22).
3.2. L'indispensable renforcement des mesures d'accompagnement de la mise en œuvre des exemptions humanitaires
- Pour que l'exemption humanitaire puisse produire pleinement ses effets, encore faut-il qu'elle soit connue et bien comprise par les acteurs amenés à l'appliquer, qu'il s'agisse des acteurs humanitaires, des entreprises du secteur privé ou des autorités publiques. En complément des modifications législatives précédemment mentionnées, des mesures d'accompagnement (guides, lignes directrices, actions de sensibilisation ou de formation, etc.) visant à informer de l'existence de l'exemption humanitaire et de ses implications sont essentielles pour sa mise en œuvre effective et pour faire évoluer les pratiques.
- De nombreux outils et informations sont élaborés et rendus disponibles afin d'informer les personnes tenues de respecter les sanctions (clxxv), notamment les mesures de gels des avoirs et d'interdiction de mise à disposition, mais aussi de se conformer aux normes relatives à la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (LBC/FT) (clxxvi), de leurs droits et obligations. Ceux-ci ne prennent toutefois pas suffisamment en compte les développements normatifs récents relatifs aux exemptions humanitaires et leurs implications pratiques et juridiques. Tel est par exemple le cas du guide qui porte spécifiquement sur les « dérogations relatives à l'aide humanitaire » (clxxvii). En dépit de son intitulé, le guide fait clairement la différence entre les dérogations, qui requièrent une autorisation préalable, et les exemptions qui écartent d'emblée l'application de certaines sanctions. Il s'appuie toutefois sur des exemples dépassés, ne mentionnant que l'exemption humanitaire onusienne relative à la Somalie ou celle fixée par l'UE à propos du carburant en Syrie. Il n'est donc actuellement pas en mesure d'aider à la bonne compréhension des exemptions humanitaires octroyées aux niveaux onusien et européen, alors qu'un tel outil serait particulièrement utile face à l'ensemble hétérogène qu'elles constituent (pour lutter contre les pratiques de sur-conformité et/ou de dérisquage). La CNCDH recommande d'actualiser sans attendre ce guide, y compris en modifiant son intitulé, et de régulièrement le mettre à jour. Il en va de même du « Vade-mecum sanctions et financement du terrorisme » adopté par la Direction générale du Trésor, en lien avec le ministère de l'Intérieur, portant « sur les opérations humanitaires en zones sensibles », en référence aux pays sous sanctions internationales ou aux zones d'activité de groupements terroristesclxxviii. Ce vade-mecum devrait aussi être actualisé afin d'y intégrer les exemptions humanitaires et de fournir des clés de compréhension utiles sur ce qu'elles impliquent, tant pour les acteurs humanitaires que pour les prestataires de services financiers (recommandation n° 23) (clxxix).
- Il ressort des auditions menées par la CNCDH que si la résolution 2664 (2022) et les autres exemptions humanitaires permettent, déjà, de faciliter l'action humanitaire pour répondre aux besoins essentiels des personnes vivant dans des pays sous sanctions, des efforts supplémentaires sont nécessaires pour contribuer à leur socialisation, de façon à ce qu'elles soient pleinement intégrées dans les procédures et pratiques pertinentes (clxxx).
- Au sein des organisations humanitaires, une connaissance approfondie du droit international, des régimes de sanctions et mesures de lutte contre le terrorisme ainsi que des exemptions humanitaires par les équipes de gestion des projets et celles en charge des procédures et contrôle de gestion des risques (en lien avec les financements) est essentielle pour que ces organisations puissent effectivement se fonder sur ces exemptions, afin d'améliorer leur capacité à opérer dans les pays où sont basées des entités et personnes visées par des sanctions (clxxxi). Cette connaissance est aussi nécessaire pour mettre en place ou renforcer les processus de gestion des risques et de diligence raisonnable visant notamment à réduire au maximum les avantages interdits par les sanctions, conformément au paragraphe 3 de la résolution 2664 (2022), et communiquer de manière utile à ce propos, notamment auprès des bailleurs de fonds. Des mesures d'accompagnement de l'Etat, notamment du Centre de crise et de soutien (CDCS) ou de la Direction générale du Trésor, sont essentielles, d'autant que les capacités des organisations humanitaires entrant dans le champ des exemptions humanitaires varient grandement en particulier en fonction de leur taille et de leurs ressources. Le guide pratique publié en janvier 2024 pour faciliter l'accès aux services financiers des organismes à but non lucratif (OBNL) partenaires du CDCS est par exemple une bonne pratique à cet égard (clxxxii), bien qu'il repose sur les lacunes du cadre législatif précédemment soulignées.
- Les exemptions humanitaires sont encore trop peu connues des opérateurs privés, notamment au sein du secteur industriel et commercial, dont beaucoup ne sont pas suffisamment informés du fait qu'elles couvrent non seulement les transactions financières et la fourniture de biens et de services des organisations humanitaires, mais aussi celles des opérateurs économiques avec lesquelles elles collaborent. Lorsqu'ils le sont, comme c'est davantage le cas des prestataires de services financiers (tels que les banques), ces derniers indiquent qu'en l'absence d'évolution du cadre juridique national applicable et des obligations auxquelles ils sont soumis sur ce fondement, les exemptions humanitaires imposées aux niveau onusien et européen sont jugées insuffisamment rassurantes pour faire évoluer leurs pratiques et modes opératoires. Il leur incombe toutefois de prendre connaissance des exemptions humanitaires dont les mesures de gel des avoirs et d'interdiction de mise à disposition imposées en particulier par les règlements européens portant mesures restrictives peuvent être assorties (clxxxiii). Mais les exemptions ne dispensent en rien les entités assujetties au code monétaire et financier de respecter les obligations de vigilance qu'il impose à l'égard de la clientèle (clxxxiv), ainsi que les obligations de déclaration et d'information aux autorités compétentes (clxxxv), nécessaires pour s'assurer que les transactions financières ne sont pas réalisées en violation des mesures de sanctions ou utilisées pour blanchir des capitaux ou financer le terrorisme. L'intégration des exemptions humanitaires au sein du code monétaire et financier est ainsi indispensable pour clarifier les comportements attendus des entreprises assujetties et devrait être accompagnée de l'adaptation des dispositions réglementaires pertinentes (clxxxvi).
- Les exemptions humanitaires doivent aussi être intégrées dans le cadre d'analyse et les orientations fixées par les autorités nationales de contrôle et de supervision, en charge de guider et, le cas échéant, de sanctionner les entreprises assujetties. Ces autorités ont une responsabilité particulière pour participer à leur diffusion, concrétisation et pour pleinement les intégrer dans ce qu'elles requièrent des entreprises assujetties en matière de conformité aux obligations requises pour la mise en œuvre des mesures de gel des avoirs et des normes LBC/FT. La CNCDH recommande notamment à l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), organe de supervision des banques (et du secteur de l'assurance), d'actualiser l'ensemble des lignes directrices pertinentes, y compris celles adoptées conjointement avec d'autres autorités, telles que la Direction générale du Trésor (recommandation n° 24). Les lignes directrices conjointes de la Direction générale du Trésor et de l'APCR sur la mise en œuvre des mesures de gel des avoirs, mises à jour en 2021, ne mentionnent par exemple aucunement les exemptions humanitaires applicables à cette date et qui ont, depuis, largement évolué (clxxxvii). De même, les « lignes directrices de l'ACPR relatives à l'identification, la vérification de l'identité et la connaissance de la clientèle » (clxxxviii) devraient être actualisées notamment pour favoriser une meilleure compréhension par les banques de l'étendue du type d'organisations humanitaires pouvant bénéficier des exemptions humanitaires sur le fondement de la résolution 2664 (2022) du Conseil de sécurité ou des règlements européens pertinents. Elles pourraient utilement se fonder sur les orientations de l'Autorité bancaire européenne (EBA) qui, outre une liste plus détaillée de facteurs à prendre en compte pouvant contribuer à la réduction des risques (clxxxix), mentionne expressément les exemptions humanitaires (cxc).
- Cette mise à jour devrait aussi être l'occasion de moduler les exigences en termes d'évaluation des risques (LBC/FT) (cxci) en fonction des typologies d'organismes à but non lucratif (OBNL), en particulier dans l'hypothèse où les organisations humanitaires impartiales seraient ajoutées à la liste des clients pour lesquelles le code monétaire et financier prévoit des mesures de vigilance simplifiées (cxcii). Actuellement, une partie importante des organisations humanitaires impartiales opérant dans ou vers des pays tiers doit au contraire faire l'objet des mesures de vigilance complémentaires imposées par le code monétaire et financier pour les pays classés à haut risque BC/FT (cxciii). L'analyse nationale des risques actualisée en 2023 par le Conseil d'orientation de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (COLB) - qui consacre pour la première fois un chapitre spécifique aux OBNL - considère que le niveau de menace de financement du terrorisme est très élevé notamment pour les organisations humanitaires dont les opérations ou flux financiers sont dirigés vers des zones à risque où opèrent des groupes terroristes (cxciv). Or, comme précédemment souligné, cette classification peut entraver la mise à disposition de fonds aux organisations humanitaires, pourtant autorisée par les exemptions humanitaires. Dans la Stratégie humanitaire de la République française (2023-2027), la France insiste sur la « politique de maîtrise des risques robuste » dont doit faire l'objet l'aide humanitaire, parce qu'elle intervient dans des géographies de crise et de conflit. Elle précise toutefois qu'une telle politique « doit rester souple et ne pas constituer une entrave disproportionnée à la mise en œuvre d'une réponse humanitaire rapide et efficace » (cxcv). Selon le COLB, l'approche souple retenue par les autorités françaises, « basée sur les risques », poursuit l'objectif d'atténuer les risques que les OBNL identifiés comme à risque élevé de financement du terrorisme puissent être exploités par des entités terroristes « sans limiter ou décourager les activités légitimes de ces organisations » (cxcvi). S'il juge que des mesures d'atténuation (actions de sensibilisation, mesures de supervision et de contrôle dans le cadre des projets financés par le CDCS et l'Agence française du développement (AFD), etc.) peuvent réduire ce risque et faire passer l'évaluation des vulnérabilités résiduelles au financement du terrorisme d'élevé à modéré, le COLB le circonscrit uniquement aux associations recevant des subventions publiques (cxcvii). Le fait que les OBNL mènent des activités dans des pays soumis à des sanctions prévoyant des exemptions humanitaires n'est pas mentionné parmi les critères pris en compte dans l'évaluation du niveau de risque. Par ailleurs, la CNCDH note une contradiction avec l'évaluation supranationale des risques (SNRA) de l'Union européenne qui considère, elle, pour ces mêmes acteurs, que le risque est faible (cxcviii). La CNCDH recommande au COLB de mettre à jour l'analyse nationale des risques à l'aune de la résolution 2664 (2022) en intégrant les exemptions humanitaires, en rappelant qu'elles s'appliquent aussi aux sanctions financières imposées pour lutter contre le terrorisme et en précisant la manière dont ces exemptions doivent être prises en compte dans l'évaluation du niveau de risque (recommandation n° 25). Ce faisant, le COLB pourrait utilement consulter les organisations humanitaires concernées.
- Si la CNCDH prend note de l'intention exprimée par la France que sa politique de maîtrise des risques n'entrave pas de manière disproportionnée la capacité des organisations humanitaires d'opérer rapidement et efficacement, des efforts supplémentaires sont nécessaires pour que cette politique crée effectivement « un environnement propice à une action humanitaire [fondée sur les principes] », conformément à la recommandation formulée par le Secrétaire général des Nations unies (cxcix) et au droit international humanitaire. Ces efforts devraient être déterminés en consultation étroite avec les acteurs concernés. Les dialogues dits « tri-sectoriels » (Etat, entreprises privées, organisations humanitaires) sont déterminants pour favoriser une relation de confiance et mieux comprendre les contraintes juridiques et opérationnelles rencontrées par chacun des secteurs, mais aussi mieux prendre en compte leurs besoins et leurs attentes respectives.
- La France a mis en place un canal de communication pour faciliter les échanges avec les banques et les ONG, afin de lutter contre les pratiques de sur-conformité des banques et faciliter l'accès aux services bancaires des organisations humanitaires (communément désigné par l'appellation « dialogue Etat - banques - ONG »). Plusieurs outils ont été élaborés dans ce cadre, notamment le guide pratique sur l'accès aux services financiers des OBNL de janvier 2024 précédemment mentionné. Le guide fait mention des exemptions humanitaires (adoptées jusqu'à sa publication en janvier 2024) et formule des recommandations à ce propos à l'intention des OBNL, les invitant à étudier si des exemptions (ou dérogations) sont applicables à leurs activités en vertu des régimes de sanctions applicables et à informer les établissements teneurs de leurs comptes des changements liés à l'inclusion de telles exemptions. Il ne contient toutefois pas de recommandations adressées aux banques, hormis la suggestion intéressante de créer un point de contact en leur sein en charge des relations d'affaires avec le secteur humanitairecc, qui devrait être facilement identifiable, ni de précisions sur les implications des exemptions quant à leurs obligations. A l'heure actuelle, la documentation dont la CNCDH a connaissance laisse penser que les exemptions humanitaires sont essentiellement appréhendées comme bénéficiant aux organisations humanitaires, alors qu'elles visent aussi les opérateurs économiques, y compris les banques. Les mesures de diffusion et de sensibilisation visant à faciliter l'appropriation de l'importance et des effets des exemptions humanitaires devraient s'adresser à l'ensemble des acteurs concernés, y compris au secteur privé, notamment bancaire, mais aussi industriel et commercial (cci) ; sans quoi les exemptions auront un impact insuffisant sur les pratiques de sur-conformité et de dérisquage.
- Les mesures de sensibilisation doivent aussi viser l'ensemble des acteurs étatiques compétents en la matière, en particulier les autorités de contrôle et de supervision et les bailleurs de fonds institutionnels. Des différences sont signalées à cet égard entre les différents bailleurs institutionnels finançant des projets dans des pays soumis à sanctions. Le nouveau dispositif d'encadrement du respect de la règlementation portant sanctions à destination des organisations de la société civile de l'AFD, publié en mars 2024, fait référence aux exemptions humanitaires, mais indique uniquement qu'elles peuvent servir de fondement pour l'« aménagement » de l'obligation de filtrer les populations bénéficiaires finales que ladite règlementation impose dans les cas où le financement octroyé par l'AFD comprend des transferts monétaires ou la mise à disposition de biens ayant une valeur marchande exploitable (ccii). La Stratégie humanitaire de la France a pourtant réaffirmé son engagement en faveur de l'absence de criblage des bénéficiaires finaux de l'aide, dans le respect des principes humanitaires. L'absence de criblage ne devrait donc pas être conditionnée au fait de pouvoir se prévaloir d'une exemption humanitaire (ou d'entrer dans une des autres catégories d'aménagement de cette obligation prévue par ce dispositif). Au contraire, les mesures de gel des avoirs et l'interdiction de mise à disposition de fonds et de ressources économiques ne s'appliquent pas aux hypothèses visées par les exemptions humanitaires. Les modifications du code monétaire et financier suggérées dans le présent avis seraient particulièrement utiles pour rassurer également les bailleurs institutionnels, qui font partie des personnes morales de droit public assujetties. La CNCDH réitère en outre sa recommandation de renoncer effectivement à toute clause de criblage imposant aux organisations humanitaires destinataires d'un financement une sélection des bénéficiaires finaux de leurs actions (cciii) (recommandation n° 26). Elle recommande également que des clauses contractuelles reflétant les exemptions humanitaires soient introduites dans les contrats entre les bailleurs de fonds institutionnels et les organisations de la société civile qui précisent explicitement que les mesures de gel des avoirs et d'interdiction de mise à disposition de fonds et ressources économiques, y compris en matière de lutte contre le terrorisme, ne s'appliquent pas aux activités humanitaires prévues par les exemptions humanitaires pertinentes(recommandation n° 27). L'AFD pourrait par ailleurs être associée au format de dialogue Etat - banques - ONG, comme pourraient l'être les autorités de contrôle et de supervision, telles que l'ACPR et le COLB, pour faciliter les échanges sur le sujet. Ces réunions de dialogue devraient être organisées de manière plus régulière et inclusive, conformément aux engagements de la Stratégie humanitaire, et prévoir des termes de référence renforcés sur la socialisation des exemptions humanitaires.
- Différents types de mesures complémentaires sont nécessaires pour mieux faire connaître le champ d'application ainsi que les effets juridiques et pratiques des exemptions humanitaires, afin de les concrétiser et de favoriser leur mise en œuvre effective par l'ensemble des acteurs concernés. La France pourrait ici utilement s'inspirer d'autres Etats, notamment de l'OFAC qui, outre qu'elle a intégré l'exemption humanitaire de la résolution 2664 (2022) du Conseil de sécurité au niveau national par le biais de licences générales (general licences), fournit de nombreuses orientations pour faciliter leur appropriation par les personnes assujetties aux sanctions américaines. L'OFAC donne par exemple des indications sur ses attentes en matière de diligence à l'égard des institutions financières qui souhaitent s'engager dans des activités autorisées par ces licences générales (cciv). L'approche tri-secteurs et les notes d'orientation développées par les Pays-Bas pour rassurer le secteur privé et préciser clairement qu'il est attendu de lui qu'il se conforme à la résolution 2664 (2022) ont également été citées en tant qu'exemples de bonnes pratiques lors des auditions menées par la CNCDH. La CNCDH recommande à la France d'encourager le dialogue et les échanges de bonnes pratiques avec les autres Etats, en particulier avec les 27 Etats membres de l'Union européenne, afin de favoriser une interprétation protectrice de l'action humanitaire et une mise en œuvre cohérente et homogène des exemptions humanitaires (recommandation n° 28). Des échanges de bonnes pratiques pourraient également être organisés à ce propos avec les magistrats étrangers, en particulier ceux relevant de juridictions ayant intégré l'exemption humanitaire dans leur droit national (pour les mesures de sanctions et/ou dans les législations de lutte contre le terrorisme).
- L'échéance, en décembre 2024, relative au renouvellement de l'application de l'exemption humanitaire de la résolution 2664 (2022) du Conseil de sécurité au régime de sanctions concernant Al-Qaida et Daech (1267/1989/2253) est une opportunité dont la France doit se saisir pour réaffirmer avec force son engagement en faveur de la préservation de l'espace humanitaire et son soutien en faveur d'exemptions humanitaires pérennes dans toutes les mesures de gel des avoirs imposées par les Nations unies. La France doit aussi soutenir clairement leur élargissement aux autres types de sanctions ainsi que leur intégration dans l'ensemble des mesures imposées par le Conseil de sécurité pour lutter contre le terrorisme pour s'assurer de l'effectivité du changement de paradigme introduit par la résolution 2664 (2022). Ainsi, elle garantira que la mise en œuvre des sanctions financières est conforme au droit international humanitaire et préserve la continuité des activités humanitaires fondées sur les principes. La France doit également soutenir la généralisation d'exemptions humanitaires larges et pérennes pour l'ensemble des mesures restrictives et de lutte contre le terrorisme imposées par l'Union européenne, afin qu'elles constituent un ensemble cohérent et homogène. Ce faisant, la CNCDH recommande à la France de veiller à ce que soit systématiquement retenue la terminologie « exemption », dont les effets juridiques et opérationnels sont les plus conformes aux objectifs poursuivis, et ce tant en français que dans les autres langues de travail des instances dans lesquelles elles sont discutées (recommandation n° 29). La France doit aussi faire preuve de cohérence et d'exemplarité, en pleine concordance avec ses engagements dans le cadre de l'Appel à l'action humanitaire et sa nouvelle Stratégie humanitaire, pour traduire, dans son droit national, les avancées réalisées en matière d'exemptions humanitaires. Elle permettra ainsi leur pleine mise en œuvre par l'ensemble des acteurs concernés, au profit des organisations et personnels humanitaires et, in fine, des personnes affectées par des contextes de conflits armés ou d'autres crises.
Recommandations de la CNCDH
Recommandation n° 1 : La CNCDH recommande à la France de soutenir des exemptions humanitaires pérennes, en favorisant leur intégration ou leur maintien dans tous les régimes de sanctions et les mesures de lutte contre le terrorisme adoptés aux niveaux onusien, européen et national, reposant a minima sur le langage commun de la résolution 2664 (2022) du Conseil de sécurité des Nations unies.
Consolider le changement de paradigme essentiel introduit par la résolution 2664 (2022) du Conseil de sécurité des Nations unies pour la préservation de l'espace humanitaire
Recommandation n° 2 : La CNCDH recommande à la France de voter en faveur du renouvellement de l'application de l'exemption humanitaire de la résolution 2664 (2022) du Conseil de sécurité au régime de sanctions concernant Al-Qaida et Daech (1267/1989/2253), et ce, sans assortir son application d'une limite dans le temps, et d'encourager les autres membres du Conseil de sécurité à faire de même.
Recommandation n° 3 : La CNCDH recommande à la France de s'engager résolument, dès à présent, en faveur d'un renouvellement pérenne de l'exemption humanitaire pour le régime de sanctions concernant Al-Qaida et Daech en sensibilisant aux bénéfices d'une telle exemption et en alertant sur les conséquences pour les populations concernées en cas de non-renouvellement.
Recommandation n° 4 : La CNCDH recommande à la France de soutenir l'extension de l'exemption humanitaire, telle que formulée dans la résolution 2664 (2022), à l'ensemble des sanctions imposées par le Conseil de sécurité ou ses organes subsidiaires, au-delà des mesures de gel des avoirs, et d'inciter les autres membres du Conseil de sécurité à faire de même.
Recommandation n° 5 : La CNCDH recommande à la France de s'assurer que l'actualisation des notices d'aide à l'application de la résolution 2664 (2022) de l'ensemble des comités des sanctions du Conseil de sécurité ou des directives régissant la conduite de leurs travaux soient pleinement conforme à l'exemption humanitaire transversale de la résolution 2664 (2022) et que toutes les informations publiquement disponibles à ce propos soient mises à jour en ce sens.
Recommandation n° 6 : La CNCDH recommande à la France d'inciter le Comité contre le terrorisme (CCT) et la Direction exécutive du Comité contre le terrorisme (DECT) à actualiser les directives et guides techniques relatifs à la mise en œuvre de la résolution 1373 (2001) et des autres résolutions pertinentes du Conseil de sécurité pour prendre en compte les apports de la résolution 2664 (2022), notamment en précisant que cette dernière s'applique aux sanctions financières imposées par le Conseil de sécurité pour lutter contre le terrorisme.
Recommandation n° 7 : La CNCDH recommande à la France de s'assurer que les recommandations pertinentes du Groupe d'action financière (GAFI), en particulier les recommandations n° 5 relative à l'infraction de financement du terrorisme, n° 6 sur les sanctions financières ciblées liées au terrorisme et au financement du terrorisme ainsi que n° 8 portant sur les organismes à but non lucratif (OBNL) fassent une référence claire à l'exemption humanitaire de la résolution 2664 (2022) ou, le cas échéant, l'intègre, et qu'elles reflètent davantage les autres obligations découlant du droit international, en particulier du droit international humanitaire.
Recommandation n° 8 : La CNCDH recommande à la France d'œuvrer en faveur de l'élargissement de l'exemption humanitaire à l'ensemble des mesures imposées par le Conseil de sécurité pour lutter contre le terrorisme, en précisant que ces mesures ne s'appliquent pas à l'aide humanitaire et aux autres activités visant à répondre aux besoins essentiels menées conformément aux principes humanitaires et, le cas échéant, au droit international humanitaire.
Recommandation n° 9 : La CNCDH encourage la France à continuer de s'assurer que les résolutions du Conseil de sécurité rappellent systématiquement que les mesures que les Etats membres doivent adopter pour mettre en œuvre les sanctions qu'il décide, ou les mesures de lutte contre le terrorisme qu'il impose, doivent être conformes au droit international, en particulier au droit international des droits humains, au droit international humanitaire et au droit international des réfugiés.
Soutenir la généralisation d'exemptions humanitaires larges, transversales et pérennes dans les régimes de mesures restrictives de l'Union européenne
Recommandation n° 10 : La CNCDH recommande à la France de soutenir la généralisation d'exemptions humanitaires larges et pérennes pour toutes les mesures de l'Union européenne, existantes et futures, de gel des avoirs et d'interdiction de mise à disposition des fonds et ressources économiques.
Recommandation n° 11 : La CNCDH recommande à la France de soutenir l'extension de l'exemption humanitaire à l'ensemble des types de mesures restrictives imposées par l'Union européenne.
Recommandation n° 12 : La CNCDH recommande à la France d'user de son influence pour inciter ses partenaires européens à appuyer la généralisation renforcée d'exemptions larges et pérennes dans l'ensemble des mesures restrictives de l'Union européenne.
Recommandation n° 13 : La CNCDH recommande à la France de contribuer à ce que les lignes directrices de l'Union européenne relatives aux sanctions, de même que la note d'orientation de la Commission européenne relative à la fourniture d'une aide humanitaire conformément aux mesures restrictives de l'UE, en cours de révision, soient conformes au droit international humanitaire et prennent pleinement en compte les avancées réalisées en matière d'exemptions humanitaires dans les mesures restrictives de l'UE fondées sur la résolution 2664 (2022) du Conseil de sécurité.
Recommandation n° 14 : La CNCDH recommande à la France de saisir l'opportunité de la transposition de la directive (UE) 2024/1226 du Parlement européen et du Conseil du 24 avril 2024 relative à la définition des infractions pénales et des sanctions en cas de violation des mesures restrictives de l'Union pour intégrer une exemption humanitaire dans les dispositions nationales pertinentes et inciter les autres Etats membres à faire de même.
Adopter les mesures nationales pertinentes pour la réalisation de l'ambition portée par la résolution 2664 (2022)
Recommandation n° 15 : La CNCDH recommande au législateur de modifier le chapitre II du titre VI du livre V du code monétaire et financier pour y insérer un nouvel article L. 562-1-1 faisant expressément référence aux exemptions humanitaires, qui pourrait être libellé de la façon suivante : « Les dispositions du présent chapitre s'appliquent sans préjudice des exemptions humanitaires applicables ayant pour objectif de garantir l'acheminement en temps voulu de l'aide humanitaire et l'appui à d'autres activités visant à répondre aux besoins essentiels des personnes menées conformément aux principes humanitaires et, le cas échéant, au droit international humanitaire ».
Recommandation n° 16 : La CNCDH recommande au législateur de modifier les articles L. 562-4, L. 562-5 et L. 562-6 du code monétaire et financier pour indiquer que ces dispositions s'appliquent sous réserve des exemptions humanitaires applicables (visées par le nouvel article L. 562-1-1).
Recommandation n° 17 : La CNCDH recommande au législateur de compléter l'article L. 5624-1 du code monétaire et financier pour préciser que les personnes assujetties veillent à l'application des exemptions humanitaires pertinentes.
Recommandation n° 18 : La CNCDH recommande au législateur de modifier le chapitre Ier du titre VI du livre V du code monétaire et financier pour y insérer une disposition faisant expressément référence aux exemptions humanitaires, par exemple par la création d'un nouvel article L. 561-1-1 en tête de la section 2 qui pourrait être libellé de la façon suivante : « Les dispositions du présent chapitre s'appliquent sans préjudice des exemptions humanitaires applicables ayant pour objectif de garantir l'acheminement en temps voulu de l'aide humanitaire et l'appui à d'autres activités visant à répondre aux besoins essentiels des personnes menées conformément aux principes humanitaires et, le cas échéant, au droit international humanitaire ».
Recommandation n° 19 : La CNCDH recommande au législateur de modifier l'article L. 56110 du code monétaire et financier pour indiquer que les mesures de vigilance complémentaires qu'il impose s'appliquent « sous réserve de l'article L. 561-1-1 » relatif aux exemptions humanitaires.
Recommandation n° 20 : La CNCDH encourage le législateur à réfléchir à l'éventualité d'ajouter les organisations humanitaires impartiales à la liste des clients présentant un faible risque de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme au sens de l'article L. 561-9 du code monétaire et financier prévoyant des mesures de vigilance simplifiées.
Recommandation n° 21 : La CNCDH recommande au législateur d'introduire une exemption humanitaire au sein du titre II du livre IV du code pénal relatif aux infractions terroristes, par le biais de l'ajout d'un article 422-8 qui pourrait être libellé de la façon suivante : « Les organisations humanitaires impartiales et leurs personnels ne peuvent être poursuivis en qualité d'auteur ou de complice des crimes et délits prévus au présent titre, en raison du seul exercice de leurs activités humanitaires et d'autres activités répondant aux besoins essentiels des personnes ».
Recommandation n° 22 : La CNCDH recommande à la France d'inciter les Etats qui ne l'ont pas déjà fait à retranscrire l'exemption humanitaire de la résolution 2664 (2022) du Conseil de sécurité pour les mesures de gel des avoirs dans leurs droits nationaux respectifs et à intégrer des exemptions humanitaires dans leurs législations relatives aux infractions terroristes.
Recommandation n° 23 : La CNCDH recommande à la direction générale du Trésor d'actualiser sans tarder, et de régulièrement mettre à jour, le « guide sur les dérogations relatives à l'aide humanitaire » (y compris en modifiant son intitulé) ainsi que le « Vade mecum sanctions et financement du terrorisme sur les opérations humanitaires en zones sensibles » pour pleinement tenir compte des exemptions humanitaires, participer à leur diffusion et fournir des clés de compréhension utiles sur ce qu'elles impliquent, tant pour les acteurs humanitaires que pour les opérateurs économiques.
Recommandation n° 24 : La CNCDH recommande à l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) et aux autres autorités de contrôle et de supervision compétentes d'actualiser l'ensemble des lignes directrices pertinentes relatives aux obligations requises pour la mise en œuvre des mesures de gel des avoirs et des normes relatives à la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LBC/FT), afin de participer à la diffusion et concrétisation des exemptions humanitaires et de pleinement les intégrer dans ce qu'elles requièrent des entreprises assujetties en la matière.
Recommandation n° 25 : La CNCDH recommande au Conseil d'orientation de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (COLB) de mettre à jour l'analyse nationale des risques à l'aune de la résolution 2664 (2022) du Conseil de sécurité en intégrant les exemptions humanitaires, en rappelant qu'elles s'appliquent aussi aux sanctions financières imposées pour lutter contre le terrorisme et en précisant la manière dont ces exemptions doivent être prises en compte dans l'évaluation du niveau de risque.
Recommandation n° 26 : La CNCDH recommande à la France de renoncer effectivement à toute clause dite de « criblage » imposant aux organisations humanitaires destinataires d'un financement une sélection des bénéficiaires finaux de leurs actions.
Recommandation n° 27 : La CNCDH recommande que des clauses contractuelles reflétant les exemptions humanitaires soient introduites dans les contrats entre les bailleurs de fonds institutionnels et les organisations de la société civile qui précisent explicitement que les mesures de gel des avoirs et d'interdiction de mise à disposition de fonds et ressources économiques, y compris en matière de lutte contre le terrorisme, ne s'appliquent pas aux activités humanitaires prévues par les exemptions humanitaires pertinentes.
Recommandation n° 28 : La CNCDH recommande à la France d'encourager le dialogue et les échanges de bonnes pratiques avec les autres Etats, en particulier avec les 27 Etats membres de l'Union européenne, afin de favoriser une interprétation protectrice de l'action humanitaire et une mise en œuvre cohérente et homogène des exemptions humanitaires.
Recommandation n° 29 : La CNCDH recommande à la France de veiller à ce que soit systématiquement retenue la terminologie « exemption », dont les effets juridiques et opérationnels sont les plus conformes aux objectifs poursuivis, et ce tant en français que dans les autres langues de travail des instances dans lesquelles elles sont discutées.
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