JORF n°122 du 28 mai 2002

DÉCISION DE SANCTION À L'ENCONTRE DES SOCIÉTÉS UBI SOFT ET GUILLEMOT CORPORATION

La Commission des opérations de bourse,
Vu le code monétaire et financier ;
Vu le décret n° 90-263 du 23 mars 1990 modifié relatif à la procédure d'injonctions et de sanctions administratives prononcées par la Commission des opérations de bourse et aux recours contre les décisions de cette commission qui relèvent de la compétence du juge judiciaire ;
Vu les règlements n°s 98-07 et 90-08 de la Commission des opérations de bourse relatifs respectivement à l'obligation d'information du public et à l'utilisation d'une information privilégiée ;
Vu le règlement intérieur de la Commission des opérations de bourse ;
Vu la décision du président de la commission du 20 mars 2001, désignant, à la demande du directeur général, M. Bracchi, membre de la commission, en qualité de rapporteur chargé, après examen du dossier, de notifier, s'il y a lieu, les griefs à la personne mise en cause ;
Vu les notifications des griefs du 29 mai 2001 ;
Vu les observations écrites présentées les 29 juin 2001 et 14 janvier 2002 par Me Youssef Djehane pour le compte de M. Christian Guillemot, des sociétés Ubi Soft Intertainment et Guillemot Corporation, le 25 juillet 2001 par Me Philippe Netto pour le compte de M. Cédric La Personne et le 26 juin 2001 par M. Stéphane Cadieu ;
Vu les lettres de convocation des 11 et 21 décembre 2001 auxquelles a été annexé le rapport du rapporteur ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Après avoir entendu au cours de la séance du 12 février 2002 :
M. Bracchi en son rapport ;
Me Youssef Djehane et Me Benezant en leurs observations, MM. Claude, Yves et Christian Guillemot, Cédric La Personne et Stéphane Cadieu, ayant pris la parole en dernier.

I. - Faits et procédure

Sur la communication financière :
La société Guillemot Corporation, cotée sur le nouveau marché et spécialisée dans la conception et la diffusion de matériels et d'accessoires de loisirs interactifs, et la société Ubi Soft, quinzième éditeur mondial de jeux vidéo cotée au règlement mensuel, sont deux sociétés détenues et dirigées par le groupe familial Guillemot.
Le 1er février 2000, les frères Guillemot ont créé la société Ludi Wap.
Dès le 3 février 2000, M. Christian Guillemot, directeur général des sociétés Ubi Soft et Guillemot Corporation, chargé de coordonner les opérations de communication autour de la société Ludi Wap, a contacté Mlle Florence Laroche, responsable de la communication d'Ubi Soft, et Mlle Cécile Douay, responsable de la communication de Guillemot Corporation pour coordonner la communication autour de la création de Ludi Wap.
Le 7 février 2000 au soir, à la suite de nombreux échanges électroniques entre M. Christian Guillemot, Mlles Cécile Douay et Florence Laroche, l'annonce du lancement de la société Ludi Wap a été effectuée par un communiqué de presse, qui a été envoyé à l'ensemble des analystes financiers et journalistes, au service des opérations et de l'information financière de la Commission des opérations de bourse, à Bloomberg, à l'AFP et à Reuters, par télécopie.
Le 8 février 2000, M. Geoffroy Dourdaine, salarié de Company News, société de diffusion d'informations financières sur le réseau internet, a procédé à la rediffusion de cette information sur son site internet et auprès de ses sites internet clients.
Le communiqué paru dans la presse sous forme d'avis financier n'a été, quant à lui, publié que le mercredi 9 février 2000, dans La Tribune, les Echos, Le Journal des Finances et Investir, la société Dividendes, chargée par contrat de réserver dans la presse des encarts pour la publication d'avis, n'ayant reçu l'épreuve du texte à faire paraître que la veille au soir ;
Sur la communication et l'exploitation d'une information privilégiée :
M. Christian Guillemot a transmis une information non publique à plusieurs personnes de la société de bourse ING Ferri, qui soit l'ont retransmise à d'autres collaborateurs ou clients, soit sont intervenues pour leur propre compte.
Ainsi, le 7 février 2000, M. Christian Guillemot, à l'occasion d'une conversation téléphonique avec M. Thibaut Simonnet, responsable « small caps » chez ING Ferri, lui annonçait l'existence du projet Ludi Wap et la tenue d'une réunion SFAF le mercredi 9 février, à 8 h 30. Il lui demandait de procéder à la vente pour 30 millions de francs de titres Ubi Soft et pour 30 millions de francs de titres Guillemot détenus par lui-même et ses frères dans le but de capitaliser la nouvelle société.
Ce même jour, M. Thibaut Simonnet prenait contact avec M. Cédric La Personne, vendeur actions de la société de bourse ING Ferri. Tout en insistant sur le caractère confidentiel de l'information qu'il lui transmettait, il lui annonçait la tenue de la réunion SFAF commune à Guillemot et Ubi Soft du mercredi 9 février, sans lui en dévoiler l'objet précis. En revanche, il évoquait la possibilité qu'une demande sur les titres Guillemot et Ubi Soft apparaisse à la suite de cette réunion, et lui indiquait que l'annonce qui devait être faite revêtirait un caractère positif.
M. Cédric La Personne a, pour sa part, à cette même date, contacté par l'intermédiaire de son téléphone portable M. Stéphane Cadieu, gestionnaire de la société Rothschild et Compagnie Gestion, afin de l'informer de la tenue de cette réunion.
L'analyse du marché du titre Guillemot Corporation a permis de constater une anticipation de cette annonce dès le 7 février 2000. En effet, se sont échangés ce jour-là 25 569 titres, soit plus de 5,5 fois la moyenne des volumes quotidiens observés sur les trois derniers mois, avec une hausse du cours de 9,32 % par rapport au cours de clôture de la veille.
Le lendemain, le cours a atteint un plus haut en clôture de 115,10 EUR, en hausse de 21,09 % par rapport au dernier cours avec 67 185 titres échangés.
Ce 8 février 2000, le marché du titre Ubi Soft a enregistré la plus forte hausse en termes d'échanges sur le marché à règlement mensuel (+ 17,5 %) avec 252 000 titres échangés.
Le 23 mars 2000, le président de la Commission des opérations de bourse, en application des articles L. 621-14 et L. 621-15, a décidé l'ouverture d'une enquête sur le marché du titre Guillemot Corporation dans le but de s'assurer du respect des dispositions légales et réglementaires relatives à l'utilisation d'une information privilégiée.
Cette enquête a été étendue, les 7 août et 12 septembre 2000, au marché du titre Ubi Soft et aux produits dérivés attachés aux actions des deux groupes.
Ces faits ont conduit le directeur général de la commission, en application de l'article 5 du décret n° 90-263 du 23 mars 1990 relatif à la procédure de sanctions administratives prononcées par la Commission des opérations de bourse, modifié par le décret n° 2000-721 du 1er août 2000, à demander au président, par lettre du 9 mars 2001, de désigner parmi les membres de la commission un rapporteur chargé, après examen du dossier, de notifier d'éventuels griefs à la ou aux personnes mises en cause.
Le 20 mars 2001, le président de la commission a nommé M. Antoine Bracchi en qualité de rapporteur.
Ce dernier a notifié, le 29 mai 2001, à MM. Guillemot, La Personne, Cadieu et aux sociétés Ubi Soft et Guillemot Corporation des griefs sur le fondement des articles 2 et 4 du règlement relatif à l'utilisation d'une information privilégiée et des articles 4 et 8 du règlement n° 98-07 relatif à l'obligation d'information du public.
Dans leurs observations du 29 juin 2001 et du 14 janvier 2002, les sociétés Ubi Soft Entertainment et Guillemot Corporation, représentées par Me Youssef Djehane, font valoir pour l'essentiel que :
- la création de la société Ludi Wap n'était pas, a priori, un événement susceptible d'avoir une influence significative sur leurs cours de bourse, car elles ne détenaient chacune que 20 % de cette société ; que le chiffre d'affaires de Ludi Wap représente moins de 0,1 % du chiffre d'affaires global des sociétés Guillemot Corporation et Ubi Soft, et qu'en conséquence la publication d'un communiqué n'était pas pour elles une obligation ;
- le public, contrairement à ce qui est indiqué dans le rapport d'enquête et par le rapporteur, a été largement informé de cet événement, et au même moment que les analystes, puisque la seule diffusion par les agences Reuters, Bloomberg et AFP du communiqué intégral préparé par les sociétés Guillemot Corporation et Ubi Soft le 8 février 2000 avant l'ouverture du marché avait permis d'informer le public conformément à l'article 8 du règlement COB n° 98-07 ;
- les émetteurs ne peuvent être contraints, pour la communication de l'information financière permanente, de publier un communiqué intégral dans un quotidien de diffusion nationale, car cette position va au-delà des exigences du règlement n° 98-07 de la COB ;
- la manière dont a été menée la communication financière relative à la création de la société Ludi Wap témoigne du souci constant des dirigeants des sociétés en cause de mettre en oeuvre tous les moyens de nature à garantir le respect de l'égalité entre le public et les analystes financiers.
Me Youssef Djehane a formulé le 29 juin 2001 et le 14 janvier 2002, pour le compte M. Christian Guillemot, des observations qui font valoir que les griefs de la commission ne sont pas fondés pour deux motifs :
- d'une part, la création de la société Ludi Wap était une information qui ne revêtait pas les caractéristiques d'une information privilégiée au sens du règlement n° 90-08 ;
- d'autre part, la cession du 7 février n'a pas été motivée par un intérêt personnel mais avait pour objet d'assurer la liquidité du titre et de capitaliser la nouvelle société Ludi Wap.
Par lettre du 25 juin 2001, M. La Personne a sollicité une prolongation du délai qui lui avait été imparti conformément au décret de procédure en vigueur pour présenter ses observations en réponse à la lettre de notification de griefs. Un délai supplémentaire, expirant le 30 juillet 2001, lui a été accordé.
Me Philippe Netto a formulé, le 25 juillet 2001, pour le compte M. Cédric La Personne, des observations qui font valoir que :
- les éléments constitutifs du manquement ne sont pas réunis car l'information qu'il détenait n'était ni précise ni de nature à influer sur le cours des titres concernés ;
- le rapport d'enquête et la lettre de notification de griefs ne démontrent pas que les informations en cause ont eu pour effet de fausser le fonctionnement du marché, de procurer un avantage injustifié ou de porter atteinte à l'égalité de traitement des investisseurs.
M. Stéphane Cadieu a formulé, le 26 juin 2001, des observations qui faisant valoir pour l'essentiel :
- que les éléments constitutifs du manquement ne sont pas réunis ;
- que l'acquisition qu'il a effectuée était motivée non pas par l'information qu'il avait obtenue de M. La Personne, mais par l'analyse personnelle qu'il avait faite des différents produits.

II. - Décision

Considérant que, selon les articles L. 621-14 et L. 621-15 du code monétaire et financier, la Commission des opérations de bourse peut sanctionner les pratiques contraires à ses règlements lorsque celles-ci ont notamment pour effet de porter atteinte à l'égalité d'information et de traitement des investisseurs ou à leurs intérêts et de procurer un avantage qui n'aurait pas été obtenu dans le cadre normal du marché ;
Sur la communication financière :
Considérant que l'article 4 du règlement n° 98-07 relatif à l'obligation d'information du public énonce que « Tout émetteur doit, le plus tôt possible, porter à la connaissance du public tout fait important susceptible, s'il était connu, d'avoir une incidence significative sur le cours du titre, du contrat négociable ou du produit financier mentionné à l'article 1er. Toutefois, il peut prendre la responsabilité de décider de différer la publication d'une information de nature à porter atteinte à ses intérêts légitimes s'il est en mesure d'en assurer la confidentialité » ; que l'article 8 du règlement précité prévoit que : « Toute information visée aux articles 4 à 7 doit être portée à la connaissance du public sous la forme d'un communiqué dont l'auteur s'assure de la diffusion effective et intégrale et que la Commission des opérations de bourse doit recevoir au plus tard au moment de sa publication » ;
Considérant que le 4 février 2000 M. Christian Guillemot, chargé de coordonner les opérations de communication autour de la société Ludi Wap, a arrêté le principe de la tenue d'une réunion d'analystes financiers et d'une conférence de presse le mercredi 9 février 2000 pour l'annonce de la création de la société Ludi Wap ;
Considérant que, contrairement à ce que soutiennent les sociétés Ubi Soft et Guillemot Corporation, l'information concernant la création d'une filiale commune spécialisée dans la conception de jeux vidéo et de services pour téléphones mobiles était, surtout dans le contexte spéculatif qui entourait à l'époque les valeurs technologiques, susceptible d'avoir une incidence significative sur le cours ;
Considérant que le 7 février 2000 600 cartons d'invitation qui indiquaient la date, le lieu de la réunion, ainsi que le nom de la société Ludi Wap et son activité ont été envoyés aux journalistes et aux analystes ; qu'au vu de l'information sur la création de la société Ludi Wap portée sur les cartons d'invitation M. Christian Guillemot s'est ensuite avisé de ce que cet envoi pouvait provoquer une rupture d'égalité dans l'information entre les investisseurs ; qu'en conséquence, et pour pouvoir réparer cette maladresse, l'annonce du lancement de la société Ludi Wap a été effectuée à 21 h 30 ce même soir par un communiqué de presse, qui a été envoyé à l'ensemble des analystes financiers et journalistes, au service des opérations et de l'information financière de la Commission des opérations de bourse, à Bloomberg, à l'AFP et à Reuters, par télécopie ; que, compte tenu de l'heure tardive de cet envoi, cette information n'a pu être reprise le 8 au matin que dans l'édition parisienne des Echos et dans l'édition suisse de l'Agefi non diffusée en France ;
Considérant que la société Dividendes, chargée par contrat de réserver dans la presse des encarts pour la publication d'avis, n'ayant reçu l'épreuve du texte à faire paraître que le 8 février au soir, ce communiqué n'est paru dans la presse sous forme d'avis financier que le mercredi 9 février 2000 ;
Considérant qu'en n'assurant pas une diffusion effective et simultanée à l'ensemble du public de l'information susceptible d'avoir une incidence sur le cours concernant le lancement de la société Ludi Wap, les sociétés Ubi Soft et Guillemot Corporation ont porté atteinte à l'égalité d'information et de traitement des investisseurs, contrairement aux prescriptions de l'article L. 621-14 du code monétaire et financier (codifiant l'article 9-1 de l'ordonnance du 28 septembre 1967) ;
Considérant toutefois que cette situation est liée à un décalage dans l'information résultant d'une simple maladresse commise par la société, que celle-ci s'est efforcée de rattraper dans les meilleurs délais ; qu'il convient d'observer qu'il s'agit du seul cas dans lequel la communication financière des sociétés Ubi Soft et Guillemot Corporation, par ailleurs exemplaire dans sa régularité, ait été mise en cause ;
Considérant que, compte tenu de la brièveté dans le décalage de l'information et des circonstances qui viennent d'être rappelées, il convient de ne prononcer à l'encontre de la société qu'une sanction symbolique de 1 EUR ;
Sur la communication et l'exploitation d'une information privilégiée :
Considérant que M. Christian Guillemot, détenteur d'une information sur la création de la société Ludi Wap, n'est intervenu sur le titre que pour assurer la liquidité du marché ;
Considérant qu'il n'est pas établi que M. La Personne et M. Cadieu aient disposé, à ce sujet, d'une information précise ;
Par ces motifs et après en avoir délibéré, sous la présidence de M. Delmas Marsalet et en présence de Mme Thin, MM. Adhemar, Lepetit, Bonafe, Viellard,
Décide de :
- ne pas faire application à l'encontre de MM. Christian Guillemot, Cédric La Personne et Stéphane Cadieu de l'article L. 621-15 du code monétaire et financier ;
- prononcer à l'encontre de chacune des sociétés Ubi Soft et Guillemot Corporation une sanction pécuniaire symbolique de 1 EUR ;
- publier la présente décision au Bulletin mensuel de la commission et au Journal officiel de la République française.
Fait à Paris, le 12 février 2002.