JORF n°0303 du 29 décembre 2012

Délibération du 19 avril 2012

Participaient à la séance : Philippe de LADOUCETTE, président, Olivier CHALLAN BELVAL, Frédéric GONAND, Jean-Christophe LE DUIGOU et Michel THIOLLIÈRE, commissaires.
La Commission de régulation de l'énergie (CRE) a été saisie pour avis par le ministre auprès du ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, chargé de l'industrie, de l'énergie et de l'économie numérique, le 3 avril 2012 d'un projet d'arrêté pris pour application de l'article L. 321-19 du code de l'énergie relatif au dispositif d'interruptibilité.

  1. Contexte et objet

En avril 2010, le rapport du groupe de travail parlementaire présidé par MM. Poignant et Sido sur la maîtrise de la pointe électrique a établi un certain nombre de propositions visant à favoriser le développement des effacements de consommation, incluant les « effacements immédiats » ou interruptibilité. Ces recommandations ont notamment conduit à la prise en compte du potentiel d'interruptibilité de certains consommateurs industriels au travers de l'article 10 de la loi n° 2010-1488 du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l'électricité, devenu article L. 321-19 du code de l'énergie. Cet article dispose que « lorsque le fonctionnement normal du réseau public de transport est menacé de manière grave et immédiate ou requiert des appels aux réserves mobilisables, le gestionnaire du réseau public de transport procède, à son initiative, à l'interruption instantanée de la consommation des consommateurs finals raccordés au réseau public de transport et à profil d'interruption instantanée ».
L'interruptibilité consiste à réduire de manière instantanée et sans préavis la puissance de soutirage d'un utilisateur raccordé au réseau électrique. Ce type de services permet de pallier des situations graves et fortuites du système électrique résultant d'un déséquilibre entre la production et la consommation ou d'une contrainte de réseau.
Le projet d'arrêté définit notamment les conditions techniques d'agrément des consommateurs finals à profil d'interruption instantanée, la compensation maximale accordée aux consommateurs agréés, ainsi que les principes directeurs de la relation contractuelle entre les consommateurs agréés et le gestionnaire du réseau public de transport (RTE).
La CRE a procédé à l'audition de RTE le jeudi 12 avril 2012. RTE a présenté les caractéristiques techniques qui, selon lui, assureraient une utilisation efficace du dispositif.
La CRE a également procédé à l'audition d'Energy Pool, Arkema et Rio Tinto Alcan le jeudi 19 avril 2012.
Le présent avis comporte des remarques préliminaires sur les principaux éléments de contexte et des éléments d'analyse qui fondent les propositions d'amendements de la CRE.
Conformément à l'article L. 321-19 du code de l'énergie, la liste des consommateurs finals agréés sera fixée ultérieurement par arrêté du ministre chargé de l'énergie, après avis de la CRE.

  1. Remarques préliminaires
    2.1. L'interruption instantanée est de nature à compléter les outils à disposition du gestionnaire
    du réseau public de transport pour assurer la gestion de l'équilibre offre-demande en électricité

L'interruption instantanée de certains consommateurs électro-intensifs peut remplir le même rôle que le délestage des utilisateurs raccordés aux réseaux de distribution. Dans le cadre actuel, le gestionnaire de réseau public de transport dispose de deux vecteurs pour valoriser le service d'interruptibilité.

Gestion des contraintes de réseau

L'interruptibilité peut venir en complément des outils de gestion des contraintes de réseau : RTE encadre le service par la définition de la localisation et le niveau de tension de raccordement de ses besoins, et l'interruption instantanée de consommateurs situés dans des régions en déficit de production peut permettre de couvrir certains incidents dimensionnants. Ce vecteur d'exploitation ne semble pas privilégié car les capacités interruptibles identifiées à ce jour ne se situent pas dans les régions en déficit de moyens de production.

Gestion de l'équilibre entre production et consommation

Une capacité interruptible peut être utilisée pour compléter les moyens existants nécessaires à la gestion de l'équilibre entre l'offre et la demande d'électricité. Un client industriel interruptible peut difficilement faire l'objet d'une modulation continue de la puissance qu'il consomme ; cependant, il peut réagir rapidement à une sollicitation automatique. Par conséquent, la capacité interruptible peut apporter un service plus réactif qu'une capacité de production ou d'effacement participant à la réserve secondaire de fréquence ou à la réserve tertiaire rapide, faisant par ailleurs l'objet de contractualisations auprès de RTE. Le service envisagé consiste à compléter le dispositif existant, opérant sur un pas de temps similaire, à savoir la réserve primaire de fréquence. Deux situations impliqueront l'interruption instantanée de sites de consommation :
― la réserve primaire de fréquence est partiellement utilisée pour satisfaire un déséquilibre intervenant effectivement au sein du réseau français géré par RTE : l'interruptibilité intervient en tant que moyen complémentaire ;
― la réserve primaire de fréquence est totalement sollicitée et RTE active les capacités interruptibles avec suffisamment d'anticipation pour éviter d'atteindre le seuil de fréquence déclenchant le délestage des utilisateurs raccordés aux réseaux publics de distribution.

2.2. Le dispositif doit apporter une réelle valeur ajoutée
au système électrique français

Un certain nombre de systèmes électriques voisins ont déjà mis en œuvre des mécanismes similaires, avec des modalités techniques et économiques qui peuvent varier en fonction des spécificités locales. La mise en place de ces mécanismes est intervenue pour satisfaire un ou plusieurs besoins identifiés par le gestionnaire de réseau : déficit de réserves rapides de puissance, situation de sous-développement du parc de production, insuffisance de marges d'effacement, etc. Il demeure ainsi essentiel que le mécanisme mis en place en France apporte une réelle valeur ajoutée au système électrique à un coût reflétant le service effectivement rendu au consommateur final.
Dans le cadre des dispositions législatives en vigueur, plusieurs mécanismes de valorisation d'effacements existent ou sont en phase de développement ― capacités activables sur le mécanisme d'ajustement faisant l'objet ou non d'un contrat avec RTE, effacements tarifaires, future obligation de capacité, etc. Le mécanisme retenu ne doit pas créer d'effet d'aubaine ou venir assécher le gisement d'effacements au détriment de mécanismes qui contribuent efficacement au renforcement de la sécurité d'approvisionnement et, in fine, à la réduction de la facture des consommateurs finals.
En conséquence, l'espace économique qui accompagne la mise en place du dispositif doit concerner les seules capacités en mesure de fournir un réel service d'interruption instantanée et la définition de critères techniques et économiques d'agrément cohérents est essentielle pour atteindre cet objectif.

2.3. Les conditions d'agrément des consommateurs finals
doivent être transparentes et non discriminatoires

La définition des critères d'agrément constitue la clef de voûte du dispositif en ce qu'ils conditionnent le périmètre de sélection des candidats et l'enveloppe financière globale du mécanisme. Il est essentiel, du point de vue du régulateur, qu'émerge un dispositif se fondant sur des conditions d'éligibilité transparentes et non discriminatoires. La CRE estime important que le dimensionnement des critères retenus dans le projet d'arrêté n'aboutisse pas à une éviction non justifiée de certains consommateurs finals susceptibles de valoriser une capacité interruptible adaptée au besoin.

2.4. Les tarifs d'utilisation des réseaux publics d'électricité
constituent le vecteur naturel de recouvrement des coûts d'un mécanisme assurantiel

Les coûts relatifs au dispositif d'interruptibilité peuvent être couverts soit par les tarifs d'utilisation du réseau public de transport et des réseaux publics de distribution (TURPE), soit par le « coefficient c » portant sur les soutirages physiques des responsables d'équilibre.
La CRE rappelle que, à l'heure actuelle, une partie des responsables d'équilibre contribue au renforcement des outils de gestion de l'équilibre offre-demande en finançant la mise à disposition de réserves rapides, complémentaires, ainsi qu'un stock d'effacements activables sur le mécanisme d'ajustement, en application des articles L. 321-10, L. 321-11 et L. 321-12 du code de l'énergie.
En tant que solution techniquement adaptée à une situation d'urgence sur le réseau électrique, l'interruption instantanée de sites de consommation constitue un levier de type « assurantiel » ayant vocation à bénéficier à la communauté des utilisateurs. Il paraît donc opportun de mutualiser le coût de ce mécanisme assurantiel entre les utilisateurs du réseau électrique.
La CRE privilégie ainsi le financement du mécanisme d'interruptibilité par le TURPE.

  1. Principales observations
    3.1. Les conditions d'agrément définies dans le projet d'arrêté sont de nature à valoriser
    des capacités interruptibles adaptées au besoin du système électrique français
    Périmètre du dispositif

Conformément à l'article L. 321-19 du code de l'énergie, le dispositif proposé s'adresse uniquement aux sites de consommation à profil d'interruption instantanée raccordés au réseau public de transport.
La rédaction du projet d'arrêté est adaptée pour la participation individuelle des sites de consommation à profil d'interruption instantanée raccordés au réseau public de transport mais ne fait pas mention des « agrégateurs d'effacements », qui, en combinant des interruptions instantanées sur plusieurs sites de consommation raccordés au réseau public de transport, pourraient fournir un service équivalent.
La CRE estime que les agrégations d'interruptions de consommation peuvent également jouer un rôle utile au sein de ce dispositif, accroître la concurrence et le rendre économiquement plus efficace, au bénéfice du consommateur final.
A ce titre, les acteurs proposant ce service devraient pouvoir participer à ce dispositif tout en respectant strictement les conditions d'agrément, notamment en ce qui concerne le délai d'activation.
Dans ce cadre, le seuil de puissance maximale contractualisable devrait être défini en cohérence avec la prise en compte de ces acteurs.
De plus, les agrégateurs d'effacements devraient prendre en charge la communication avec l'ensemble des sites qu'ils agrègent afin de ne pas engendrer de contraintes opérationnelles trop fortes pour RTE, qui pourraient être néfastes au bon fonctionnement du dispositif en situation critique.

Contrat d'interruptibilité

L'article 1er du projet d'arrêté prévoit la consultation de la CRE sur le modèle de contrat d'interruptibilité élaboré par le gestionnaire du réseau public de transport.
La consultation de la CRE sur le modèle de contrat d'interruptibilité n'est pas prévue par l'article L. 321-19 du code de l'énergie.
La CRE constate par ailleurs que les modalités essentielles du dispositif figurent déjà dans le projet d'arrêté.
La CRE estime donc que la notification du modèle de contrat d'interruptibilité par le gestionnaire du réseau public de transport est suffisante.

Seuils de puissance unitaire et totale (art. 2 et 9)

Selon l'article 9 du projet d'arrêté, « la capacité interruptible cumulée des contrats d'interruptibilité n'excède pas le maximum de 400 MW ».
Le gestionnaire du réseau public de transport a estimé lors de son audition que le seuil de 400 MW était adapté pour répondre aux besoins du système.
La définition d'une puissance maximale contractualisable répond à une contrainte de sécurité opérationnelle. Il est important que ce critère n'excède pas la puissance dédiée à la réserve primaire de fréquence, aujourd'hui de l'ordre de 600 MW. En effet, selon les principes énoncés au 2.1 du présent avis, l'interruption instantanée d'une puissance supérieure à la réserve primaire de fréquence pourrait répondre au besoin de manière excessive, ce qui risquerait d'engendrer une hausse de la fréquence du système électrique que RTE ne serait pas en mesure de contenir en l'absence de moyen adapté, mettant le système électrique en danger.
Il semble par ailleurs préférable de ne pas retenir un plafond de puissance trop faible au risque d'exclure des capacités interruptibles répondant par ailleurs aux exigences techniques et économiques.
Ainsi, la CRE estime qu'un seuil de puissance maximale contractualisable compris entre 400 MW et 600 MW est satisfaisant.
Selon l'article 2 du projet d'arrêté, « la capacité interruptible de chacun des sites agréés doit être supérieure à 60 MW et ne peut excéder 200 MW ».
La multiplication du nombre d'entités d'interruptibilité s'accompagne d'une augmentation du temps de réaction des outils de gestion opérationnelle de RTE en cas de sollicitation. La valeur ajoutée du service d'interruptibilité résidant principalement dans sa réactivité, une limitation du nombre d'entités d'interruptibilité peut être envisagée. La combinaison d'un seuil unitaire de 60 MW et d'un seuil total de 400 MW permet de répondre à cet objectif en limitant implicitement le nombre d'entités en liaison avec RTE. Le seuil unitaire est par ailleurs cohérent avec les seuils actuels de participation aux autres dispositifs de gestion de l'équilibre offre-demande gérés par RTE.
A l'heure actuelle, la définition d'un plafond de 200 MW ne semble pas répondre à une contrainte technique et pourrait évincer des candidats satisfaisant par ailleurs les critères d'éligibilité.
En présence d'un seuil de puissance maximale contractualisable inférieure ou égal au dimensionnement de la réserve primaire de fréquence, la CRE propose de relever le seuil maximal de puissance unitaire à 300 MW tel que défini à l'article 2 du projet d'arrêté.

Délai d'activation de la capacité interruptible (art. 3)

Les capacités interruptibles doivent être en mesure d'éviter, ou à défaut de limiter, le délestage de consommateurs raccordés aux réseaux publics de distribution lorsque le fonctionnement normal du réseau public de transport est menacé de manière grave et « immédiate ». Pour satisfaire le besoin du gestionnaire du réseau public de transport, la consommation d'un site doit pouvoir être interrompue en un délai de l'ordre de la seconde. Le seuil maximal de cinq secondes défini dans le projet d'arrêté correspond au délai minimal de réaction que peut délivrer RTE et au délai maximal que l'on puisse s'autoriser pour effectivement éviter ou limiter le délestage de consommateurs raccordés aux réseaux publics de distribution.
De plus, au-delà ― typiquement la minute ― le site ne délivre plus un service d'interruption instantanée et la capacité a vocation à trouver une valorisation au sein d'autres dispositifs existants ou prévus par les dispositions législatives en vigueur.

Durée des interruptions (art. 4)

Le projet d'arrêté prévoit qu'une capacité interruptible peut être activée « pour une durée minimale de quinze minutes et maximale d'une heure ». Or, si l'on se réfère à la panne du 4 novembre 2006, il a fallu 1 h 30 à RTE pour rétablir l'alimentation en électricité. Par conséquent, dans un cas comme celui-là, si les sites activés au titre de leur capacité interruptible rétablissent leur consommation trop tôt, ils pourraient engendrer des perturbations sur le réseau avant que celui-ci ne soit stabilisé.
La CRE propose que l'arrêté prévoie qu'en cas de situation exceptionnelle pour laquelle le délai d'activation dépasse le délai maximal d'une heure, le profil de consommation de chaque site ayant fait l'objet de l'activation puisse être rétabli dès réception par le titulaire du contrat de l'accord du Centre national d'exploitation du système de RTE.
3.2. La compensation maximale proposée permet de refléter le coût de la non-distribution de l'électricité aux consommateurs finals raccordés aux réseaux publics de distribution sur une durée de défaillance prédéfinie
Le projet d'arrêté envisage un processus de sélection des candidats faisant une demande d'agrément conforme dans le cas où la somme des capacités interruptibles correspondantes excède la puissance maximale contractualisable annuellement telle que définie à l'article 9. La sélection des candidats est réalisée « sur la base du montant de la compensation demandée ».
La CRE estime que ce processus de sélection des soumissionnaires fondé sur le prix constitue un mécanisme vertueux qui permet d'exposer les consommateurs au jeu de la concurrence et qui peut réduire l'enveloppe financière du dispositif, au bénéfice du consommateur final.
Le projet d'arrêté prévoit que la compensation des consommateurs finals agréés ne puisse excéder « 82 euros par MW de capacité interruptible et par jour de disponibilité de cette capacité ».
Dans l'hypothèse d'un scénario de mise en œuvre du dispositif la plus onéreuse (atteinte du plafond de puissance contractualisée en l'absence de période d'indisponibilité), l'enveloppe annuelle maximale du mécanisme atteint ainsi près de 12 millions d'euros.
Il semble aujourd'hui difficile d'estimer la valeur économique réelle d'un service de type assurantiel en l'absence de méthodologie de calcul précise et de retour d'expérience significatif (les dispositifs voisins répondant à des contraintes spécifiques distinctes). Cette estimation nécessite de pouvoir quantifier précisément le risque de défaillance du système ainsi que de pouvoir déterminer l'impact de l'interruption instantanée de consommation sur la réduction du risque de défaillance, et cet impact est techniquement et financièrement difficile à quantifier.
Au vu des principes d'utilisation du service d'interruptibilité évoqué au 2.1 du présent avis, une évaluation des gains du mécanisme en première approche peut s'appuyer sur :
― le coût estimé de l'énergie non distribuée sur les réseaux publics de distribution ;
― l'espérance annuelle de la durée de défaillance.
Une telle estimation fournit un ordre de grandeur de la compensation qui est cohérent avec celui proposé à l'article 11 du projet d'arrêté.
La CRE estime important que le fonctionnement du service d'interruptibilité fasse l'objet d'un suivi de la part du gestionnaire du réseau public de transport afin de disposer d'éléments quantitatifs permettant de justifier une éventuelle révision du niveau maximal de la compensation délivrée aux titulaires d'un contrat d'interruptibilité. La CRE propose que ce suivi par RTE réalisé à intervalles réguliers figure utilement dans l'arrêté.

  1. Avis de la CRE

La CRE émet un avis favorable au projet d'arrêté qui lui est soumis, sous réserve de la prise en compte des modifications proposées.
Fait à Paris, le 19 avril 2012.

Pour la Commission de régulation de l'énergie :

Le président,

P. de Ladoucette