LOI RELATIVE À LA TRANSPARENCE, À LA LUTTE CONTRE LA CORRUPTION ET À LA MODERNISATION DE LA VIE ÉCONOMIQUE
Monsieur le Président,
La loi relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique vient d'être votée par le Parlement. Sur le fondement du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, j'ai l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel l'article 25 de cette loi, afin qu'il en examine la conformité à la Constitution.
En vertu du projet de loi déposé par le Gouvernement, cet article (alors article 13) fixait les règles applicables aux relations que les représentants d'intérêts peuvent nouer avec le Gouvernement. Ses dispositions ont été profondément remaniées par l'Assemblée nationale qui a élargi le périmètre des pouvoirs publics soumis à ces règles, contre l'avis du Gouvernement sur plusieurs points. Les députés ont envisagé, dans un premier mouvement, de soumettre à ces règles le Président de la République, les parlementaires, leurs collaborateurs et les fonctionnaires parlementaires ainsi que les membres du Conseil constitutionnel. Par souci du respect du principe de séparation des pouvoirs, l'Assemblée nationale a finalement exclu le Président de la République et les membres du Conseil constitutionnel du champ du dispositif.
En dépit de l'opposition du Sénat, le même motif n'a pas totalement prévalu s'agissant des membres des assemblées parlementaires, alors qu'il devait aboutir à les exclure eux aussi.
C'est la raison pour laquelle je vous saisis, en ma qualité de Président du Sénat, afin que le Conseil constitutionnel examine l'atteinte que porte cet article au principe de séparation des pouvoirs, consacré à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et qui fonde l'autonomie des assemblées parlementaires.
Les dispositions de l'article 25 déféré méconnaissent le principe de séparation des pouvoirs en ce qu'elles empiètent sur l'autonomie des assemblées parlementaires. Cette atteinte à la séparation des pouvoirs n'a aucun fondement constitutionnel et ne saurait, en tout état de cause, relever de la loi ordinaire.
Au surplus, les dispositions déférées portent atteinte au principe de légalité des délits et des peines.
Le Conseil constitutionnel veille au respect de la séparation des pouvoirs, comme l'atteste sa décision n° 2012-654 DC du 9 août 2012, Loi de finances rectificative pour 2012 (1).
Les dispositions déférées portent atteinte à l'autonomie des pouvoirs publics constitutionnels qui bénéficie notamment aux assemblées parlementaires (2). Elles privent en effet ces assemblées du pouvoir de déterminer en toute indépendance des éléments essentiels du régime encadrant les rapports de leurs membres, agents et collaborateurs, avec les représentants d'intérêts, empiétant ainsi sur une compétence normative qui doit appartenir en propre à chaque assemblée parlementaire pour préserver son autonomie.
Le Sénat, tout comme l'Assemblée nationale, se voit privé de la possibilité de déterminer librement le champ d'application du régime encadrant ses rapports avec les représentants d'intérêts, qui est fixé par la loi de façon contraignante. Si l'article 18-4, inséré par la loi déférée dans la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique, donne compétence aux organes internes des assemblées parlementaires pour fixer les règles applicables aux représentants d'intérêt au sein de ces assemblées, en vertu d'un nouvel article 4 quinquies de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, l'article 18-6 inséré dans la même loi ne préserve pas l'autonomie décisionnelle des assemblées parlementaires.
Les dispositions déférées subordonnent en effet le Sénat et l'Assemblée nationale à une autorité administrative extérieure, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique. Aux termes de l'article 18-6 inséré dans la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique, la Haute Autorité peut être saisie par l'ensemble des représentants des pouvoirs publics (mentionnés à l'article 18-2), ainsi que par toute association agréée par elle, sur la question de savoir si une personne physique ou morale répond aux critères permettant de la qualifier de « représentant d'intérêts ». Le bureau d'une assemblée parlementaire pourra ainsi se trouver contraint par l'appréciation d'une autorité administrative extérieure sur la question même de savoir si une personne entre ou non dans le champ de sa propre réglementation fixée sur le fondement de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires. Un tel empiètement d'une autorité administrative sur le pouvoir décisionnel du bureau d'une assemblée parlementaire est contraire au principe de séparation des pouvoirs. C'est d'ailleurs en suivant ce raisonnement que le Conseil constitutionnel, lors de l'examen de la loi organique relative à la transparence de la vie publique et de la loi relative à la transparence de la vie publique, a veillé scrupuleusement à ce que « la décision de la Haute Autorité ne s'impose nullement [aux] autorités [parlementaires] » (3).
Il ne peut être porté atteinte au principe constitutionnel de séparation des pouvoirs que lorsqu'une autre règle constitutionnelle le prévoit expressément, et dans cette mesure uniquement (4). En l'espèce, aucune règle ni aucun principe constitutionnels ne fonde l'encadrement des relations entre les représentants d'intérêts et les parlementaires et les personnes exerçant leurs fonctions au sein des assemblées parlementaires.
L'article 25 de la Constitution du 4 octobre 1958, aux termes duquel « Une loi organique fixe la durée des pouvoirs de chaque assemblée, le nombre de ses membres, leur indemnité, les conditions d'éligibilité, le régime des inéligibilités et des incompatibilités » ne peut pas être entendu comme autorisant la loi à encadrer les relations des parlementaires avec les représentants d'intérêts.
En tout état de cause, si l'article 25 de la Constitution devait être regardé comme ayant cette portée, comme le Conseil constitutionnel l'a jugé pour certaines obligations déontologiques, les normes en cause relèveraient du domaine de la loi organique et non de la compétence du législateur ordinaire (5).
L'article 25 de la loi relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique me paraît donc, pour ces motifs et dans cette mesure, contraire à la Constitution.
Au surplus, les dispositions contestées portent atteinte au principe de légalité des délits et des peines. L'imprécision de la définition des « représentants d'intérêts » (à l'article 18-2 ainsi inséré dans la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique) ne permet de fixer de façon suffisamment certaine ni le champ d'application du répertoire institué par ces dispositions ni celui des obligations imposées par la nouvelle section 3 bis du chapitre 1er de la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique ainsi inséré, qui comporte pourtant des sanctions pénales. Les dispositions déférées désignent notamment comme « représentants d'intérêts » soumis à ce régime toutes les personnes qui ont pour activité « d'influer sur la décision publique, notamment sur le contenu d'une loi ou d'un acte réglementaire », sans définir la consistance de cette « influence », ni fixer l'étendue du champ de la « décision publique » concernée.
Dès lors que les manquements aux obligations qui sont imposées aux « représentants d'intérêts » sont passibles de sanctions pénales (amende et emprisonnement, articles 18-9 et 18-10 ainsi insérés dans la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique), l'imprécision de cette définition constitue une méconnaissance par le législateur de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et de l'obligation constitutionnelle qui lui incombe d'épuiser sa compétence en fixant lui-même le champ d'application de la loi pénale et en définissant les crimes et délits dans des termes suffisamment clairs et précis pour permettre la détermination des auteurs d'infractions et exclure l'arbitraire dans le prononcé des peines.
Il est de mon devoir de Président du Sénat de veiller scrupuleusement à l'autonomie de mon assemblée parlementaire, afin qu'elle puisse exercer en toute indépendance les prérogatives qui lui sont assignées par nos règles institutionnelles. Je demande au Conseil constitutionnel de déclarer non conformes à la Constitution les dispositions contestées qui portent atteinte au principe essentiel à notre démocratie qu'est la séparation des pouvoirs.
Je vous prie d'agréer, Monsieur le Président, l'expression de mes sentiments les meilleurs.
(1) Décision n° 2012-654 DC du 9 août 2012, Loi de finances rectificative pour 2012 (s'agissant de la fixation du traitement du chef de l'Etat et du Premier ministre) : « en modifiant le traitement du Président de la République et du Premier ministre, l'article 40 de la loi déférée méconnaît le principe de la séparation des pouvoirs ; que, par suite, il doit être déclaré contraire à la Constitution ».
(2) QPC n° 2011-129, 13 mai 2011, Syndicat des fonctionnaires du Sénat [Actes internes des Assemblées parlementaires].
(3) (Commentaire aux Cahiers sous les décisions n° 2013-675 DC et 2013-676 DC du 9 octobre 2013, Loi organique relative à la transparence de la vie publique, loi relative à la transparence de la vie publique, p. 29.
(4) Décision n° 2014-703 DC du 19 novembre 2011.
(5) Décision n° 2013-675 DC du 9 octobre 2013, Loi organique relative à la transparence de la vie publique : « il appartient au législateur organique, en vertu de l'article 25 de la Constitution, de fixer les règles concernant le régime des inéligibilités des membres du Parlement ; qu'il est à ce titre compétent pour fixer les règles relatives au contrôle de la situation patrimoniale des membres du Parlement et à la prévention des conflits d'intérêts ».
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