- Sur l'article 1er et sa conformité avec, à titre principal, le droit de propriété et, à titre subsidiaire, le principe de compensation des préjudices spéciaux et anormalement graves découlant du principe d'égalité devant les charges publiques
La loi déférée n'a prévu aucune indemnisation des entreprises et des intermédiaires d'assurances qui opéraient jusqu'ici en la matière.
a) Une telle absence de prévision met en cause l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
Cet article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, disposant que « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité », le Conseil constitutionnel a consacré le droit de propriété comme étant un principe à valeur constitutionnelle dans ses décisions des 16 janvier et 11 février 1982 relatives à la loi de nationalisation (nos 132 et 139 DC).
Le Conseil admet cependant des atteintes à ce principe, dès lors que la dépossession est décidée par la loi, qu'elle est justifié par la nécessité publique et qu'elle donne lieu à une juste et préalable indemnité.
Or la loi déférée transfère de fait des entreprises d'assurances à un nouveau régime géré par la MSA un ensemble de cotisants qui constituent actuellement une « clientèle », laquelle est en droit strict un élément essentiel, par nature, du fonds de commerce.
La perte définitive d'une partie de la clientèle des organismes d'assurances actuellement présents sur le marché de l'assurance agricole qui résulte de la loi est donc constitutive d'une dépossession et aurait dû à ce titre être indemnisée par le législateur, conformément aux dispositions de l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 et de la jurisprudence constante du Conseil constitutionnel.
b) Subsidiairement, et même si l'on devait estimer que n'est pas en cause ici le droit de propriété, force serait de prendre en compte un autre principe constitutionnel découlant du principe d'égalité.
Ainsi que le juge, en effet, traditionnellement le Conseil d'Etat, le principe d'égalité a pour corollaire l'obligation d'indemniser ceux qui subissent des préjudices spéciaux et anormalement graves du fait de la mise en oeuvre d'une législation nouvelle (CE Ass. 14 janvier 1938, SA des produits laitiers La Fleurette).
De fait, le législateur, en cas de législation lésant gravement les intérêts légitimes d'une catégorie de professionnels bien identifiée et limitée, prévoit une telle indemnisation même si ces professionnels ne peuvent se prévaloir d'un « fonds de commerce » stricto sensu.
Ainsi, dans la loi d'orientation des transports routiers - dont le Conseil constitutionnel a eu à connaître dans sa décision du 30 décembre 1982 no 82-150 DC - avait été prévue une indemnité compensatoire du préjudice subi par l'entreprise de transports dont le service avait été supprimé, modifié ou confié à un autre exploitant, alors même « que les autorisations d'exploiter des services de transports publics réguliers de personnes accordées à des fins d'intérêt général par l'autorité administrative à des entreprises de transports ne sauraient être assimilées à des biens objets pour leurs titulaires d'un droit de propriété et comme tels garantis, en cas d'expropriation pour utilité publique, par l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme ».
Ainsi encore, et dans le cadre d'une réforme symétrique de celle réalisée par la loi déférée, la loi no 72-965 du 25 octobre 1972 qui a transféré à la MSA la gestion du risque accidents du travail des salariés agricoles avait, elle, prévu à la charge du successeur un régime d'indemnisation des entreprises d'assurances et des intermédiaires d'assurances qui subissaient un préjudice, à l'occasion de la réforme.
Certes, cette réforme évinçait totalement les entreprises d'assurances de la gestion du régime alors que la loi déférée leur permet de devenir gestionnaires du régime. Cependant, l'apparente pluralité de gestionnaires n'est en fait qu'un moyen d'éviter l'indemnisation des entreprises d'assurances et non l'illustration d'une réelle volonté de leur laisser une partie de leur activité.
En effet, les sénateurs auteurs de la saisine considèrent que dans un régime avec des cotisations et des prestations définies par l'Etat et centralisées par la Caisse centrale de la MSA, les entreprises d'assurance ne portent plus le risque et ne sont même pas gestionnaires directement puisque la gestion est obligatoirement déléguée à un groupement spécifiquement créé. Ce groupement ne gère pas librement puisqu'il exerce son activité en liaison avec la Mutualité sociale agricole, laquelle joue un rôle majeur en tant que caisse pivot du régime.
Il en résulte que la différence concrète avec le transfert opéré par la loi du 25 octobre 1972 est ténue.
La légitimité d'une indemnisation affirmée en 1972 doit donc être également reconnue aujourd'hui.
Au cas précis de la loi déférée, deux catégories de personnes vont subir, à la suite de la réforme décidée par le législateur, un préjudice substantiel susceptible d'être qualifié de « spécial » et d'« anormalement grave ».
La première catégorie est celle des agents généraux d'assurances et autres intermédiaires d'assurances spécialisés dans le secteur agricole dont le portefeuille au titre de l'AAEXA constituait jusqu'à 50 % de leur activité. Selon les experts du secteur concerné, le préjudice peut être évalué à au moins 140 millions de francs. Le préjudice est d'ordre économique et également social puisque 6 000 collaborateurs d'agence seront concernés par la fragilisation des portefeuilles d'agents généraux d'assurances.
La seconde catégorie est celle des entreprises d'assurances garantissant le risque AAEXA. Pour celles-ci, la réforme se traduit par un préjudice certain (associé aux contrats d'AAEXA et d'assurance complémentaire, loi de 1972) évalué à 2 milliards de francs auquel il faut ajouter plusieurs pertes non directement quantifiables (perte d'image auprès des exploitants agricoles, modifications des équilibres du marché des exploitants agricoles sur les garanties complémentaires en assurance de personnes, perte potentielle des marges sur les garanties complémentaires « assurances de personnes » conquises par la MSA du fait de la modification de la loi).
A ce préjudice, s'ajoute la perte potentielle liée à la prise en compte du risque de financement du Fonds commun des accidents du travail en agriculture (FCATA) au titre de la revalorisation des rentes en cours, laquelle peut être évaluée à 650 millions de francs.
Or la loi - contrairement à ce qui a été prévu dans les occasions évoquées ci-dessus - n'a rien prévu en termes d'indemnisation. Ce faisant, elle a méconnu le principe, découlant du principe constitutionnel d'égalité, selon lequel le législateur ne peut, sans prévoir de compensation, faire subir, en conséquence d'une législation nouvelle, des préjudices spéciaux anormalement graves à une catégorie clairement identifiée et nettement délimitée.
Le Conseil constitutionnel s'est déjà engagé dans cette voie (Cons. const. 10 janvier 2001, no 2440 DC), à propos des privilèges de certaines professions et les commentateurs ont noté que cette décision s'insérait dans une évolution amorcée par une décision plus ancienne (Cons. const. 18 janvier 1985, no 84-182 DC). Il est nécessaire aujourd'hui de parachever l'évolution enregistrée en censurant la loi déférée pour méconnaissance du principe susprécisé. La seule manière d'éviter un tel constat serait de considérer que la loi déférée n'est constitutionnelle sur ce point que parce que et en tant que son effet, sinon son objet, n'a pu être d'exclure une indemnisation qu'il incombera au juge administratif de fixer.
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En conclusion, les articles 1er à 14 doivent être considérés comme non conformes à la Constitution. En outre, en raison du caractère indivisible de ces dispositions avec l'ensemble de la loi comme à cause des trois vices qui affectent la loi toute entière, c'est l'ensemble de celle-ci qui doit être considéré comme non conforme à la Constitution.
(Liste des signataires : voir décision no 2001-451 DC.)
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