La Commission est parvenue aux propositions qui ont été présentées en introduction et qui seront précisées dans le chapitre 4 au terme d'une démarche qui s'est développée en quatre étapes.
1° La fonction présidentielle exige une protection spécifique : le Président de la République n'est pas un justiciable ordinaire ;
2° Cette protection ne saurait être ni absolue ni générale : elle doit être proportionnée aux exigences de la fonction ;
3° La logique judiciaire et la logique politique doivent être dissociées : seule la représentation nationale peut prononcer la destitution du Président de la République ;
4° La solution doit être compatible avec les engagements internationaux de la France : le Président de la République est justiciable de la Cour pénale internationale et les exigences du droit au procès équitable doivent être prises en compte.
I. - Pourquoi la fonction présidentielle doit être protégée
La fonction du chef de l'Etat fait l'objet d'une protection spécifique dans toutes les démocraties contemporaines et l'histoire constitutionnelle française conduit à la même constatation. Ces évidences empiriques ne sont cependant pas suffisantes, non plus que les justifications générales telles la continuité de l'Etat ou la séparation des pouvoirs, parce que les propositions de la Commission doivent avoir un fondement précis, à la fois incontestable au regard de nos principes constitutionnels et compréhensible par tous les citoyens aujourd'hui. Ce fondement est clair et simple : le Président de la République, représentant de la nation, bénéficie des immunités qui s'attachent à cette qualité.
Les autres justifications avancées s'inscrivent dans ce fondement :
- la continuité de l'Etat, parce que la mission de l'assurer est au coeur du mandat constitutionnel dont le peuple a investi le Président de la République ;
- la séparation des pouvoirs, parce que l'indépendance nécessaire à l'exercice de ce mandat exige qu'il ne puisse être mis en cause ni par les assemblées ni par les tribunaux.
- Aux termes de l'article 3 de la Constitution, « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum », ce qui signifie qu'en dehors des cas où le peuple exprime directement sa volonté, ce sont les représentants habilités par la Constitution qui exercent la souveraineté nationale. Cette habilitation est définie en ce qui concerne le Président de la République par l'article 5 :
« Le Président de la République veille au respect de la Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l'Etat.
« Il est le garant de l'indépendance nationale, de l'intégrité du territoire et du respect des traités. »
La qualité de représentant de la nation a pu être discutée du temps où le Président « inaugurait les chrysanthèmes » ; elle ne saurait l'être aujourd'hui en raison du rôle que lui confèrent la Constitution et son élection au suffrage universel direct. Les textes comme leur application effective l'attestent et la jurisprudence le confirme. Ayant à interpréter l'article 68 de la Constitution dont on a vu la rédaction ambiguë, l'assemblée plénière de la Cour de cassation l'a fait à la lumière de l'article 3 (« la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants...) et du titre II (« Du Président de la République ») où figure l'article 5 précité, pour en conclure dans son arrêt du 10 octobre 2001 « qu'étant élu directement par le peuple pour assurer, notamment, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l'Etat », le Président de la République bénéficie en matière pénale et durant son mandat de l'inviolabilité qu'exige l'exercice de ce mandat. - La protection dont il s'agit ne concerne qu'indirectement la personne présidentielle et seulement dans la mesure où est en cause, à travers elle, le mandat que lui a confié le peuple français. C'est une protection fonctionnelle et non personnelle, comme le prouve d'ailleurs le fait que l'inviolabilité cesse avec le mandat.
Il faut souligner à cet égard que la situation du Président est radicalement différente de celle d'un monarque à laquelle une approximation simpliste l'identifie parfois en méconnaissance non seulement de la logique constitutionnelle mais aussi de l'histoire. La distinction entre l'inviolabilité traditionnelle de la personne du roi et la protection fonctionnelle du représentant de la nation apparaît en effet dès l'aube de la Révolution, et en 1791, la première Constitution française déclare que « les représentants sont le Corps législatif et le roi », et précise qu'après son abdication « le roi sera dans la classe des citoyens et pourra être accusé et jugé comme eux pour les actes postérieurs à son abdication ». - Le statut du Président de la République s'inscrit dans le cadre classique des immunités.
Celles-ci sont apparues dès le 23 juin 1789 et ont été constamment réaffirmées depuis lors par toutes nos constitutions (à l'exception du Second Empire).
Ces immunités ont été détachées de la personne pour ne plus concerner que la fonction. Parce que le représentant participe à l'exercice de la souveraineté, il doit pouvoir exercer en toute indépendance le mandat dont il est investi et sa responsabilité à ce titre ne peut être mise en cause devant les tribunaux.
Parce qu'il doit aussi être soustrait aux intimidations ou pressions qui s'exerceraient sur sa personne ainsi qu'aux mesures coercitives qui l'empêcheraient de remplir sa fonction, les procédures de droit commun sont ou peuvent être suspendues en matière pénale. L'étendue de cette inviolabilité a pu varier selon les circonstances ; en 1995 par exemple, l'instauration d'une session unique d'octobre à juillet s'est ainsi accompagnée de la suppression de l'autorisation de poursuites contre un parlementaire pendant la durée des sessions tout en maintenant la nécessité d'une autorisation pour toute mesure privative ou restrictive de liberté ainsi que la possibilité de requérir la suspension des poursuites.
Alors que l'irresponsabilité pour les actes du mandat est permanente et absolue, la dérogation au droit commun que constitue l'inviolabilité n'est que temporaire et relative ; elle doit toujours être proportionnée aux exigences du mandat et il est bien évident qu'elle ne saurait être la même pour les 577 députés et les 321 sénateurs dont le mandat s'exerce collectivement pendant les sessions du Parlement que pour le Président de la République dont la fonction est unique et permanente. - La qualité de représentant de la nation justifie encore la différence de statut qui existe entre le Président de la République et les membres du Gouvernement sous le double rapport de l'inviolabilité et de l'irresponsabilité.
En premier lieu, l'article 23 de la Constitution édictant l'incompatibilité des fonctions de membre du Gouvernement avec le mandat parlementaire, les ministres doivent démissionner de leur mandat s'ils sont député ou sénateur au moment de leur nomination : ils cessent alors d'être représentants et perdent leur inviolabilité, un régime particulier s'appliquant aux crimes et délits.
En second lieu, la responsabilité du Gouvernement devant le Parlement est la contrepartie de la traditionnelle irresponsabilité présidentielle, parce que la continuité de l'Etat que le Président a la mission d'assurer exclut qu'il soit contraint de démissionner. Ses actes sont ainsi contresignés par le Premier ministre et un ou plusieurs ministres, à l'exception des pouvoirs énumérés à l'article 19, mais la responsabilité politique du Gouvernement s'étend à toutes les décisions présidentielles qu'il assume, y compris celles qui sont dispensées du contreseing : faut-il rappeler que la seule motion de censure adoptée par l'Assemblée nationale le fut en 1962 au motif que le Gouvernement avait proposé au Président le référendum instituant son élection au suffrage universel ? Quant à la dissolution qui s'ensuivit (autre décision sans contreseing), elle donnait au peuple le dernier mot...
Ainsi le fondement des immunités attribuées au Président de la République n'est pas contestable. Au demeurant, le débat qui s'est ouvert à ce propos en a moins contesté le principe qu'il n'a porté sur les modalités de sa mise en oeuvre.
II. - Une protection proportionnée
aux exigences de la fonction
Une fois acquis le principe d'une protection, il va de soi qu'elle ne saurait être ni absolue ni générale, car les principes qui la fondent ne l'exigent nullement.
Deux situations existent, nettement distinctes dans leur essence, donc dans leurs conséquences.
La première concerne les actes que le chef de l'Etat accomplit en cette qualité. Ceux-ci relèvent de sa seule appréciation, dans le respect de la Constitution, et ils ne peuvent jamais engager sa responsabilité, sous la seule réserve de l'article 53-2 de la Constitution et de l'article 68 tel qu'il est proposé ici de le rédiger.
Cette irresponsabilité, traditionnelle et quasi absolue, est en réalité la même que celle qui protège chaque parlementaire, conformément au premier alinéa de l'article 26, pour les « opinions ou votes émis... dans l'exercice de ses fonctions ». Sans elle, les représentants du peuple ne jouiraient pas de la liberté qui est indispensable à l'exercice de la souveraineté nationale et indissociable de cette dernière.
La seconde situation concerne tous les autres actes, ceux qui peuvent être détachés des fonctions, soit parce qu'ils lui sont antérieurs, soit parce qu'ils lui sont extérieurs. La frontière n'est pas toujours aisément tracée dans la réalité, mais au moins l'est-elle assez clairement dans le principe pour permettre l'adoption de règles opérationnelles, celles qui renvoient les poursuites à une date à laquelle elles ne pourront plus nuire à l'accomplissement, par le Président de la République, des devoirs de sa charge, sans pour autant léser les intérêts légitimes des tiers.
Cette inviolabilité, également traditionnelle, est une protection rendue indispensable par les principes qui ont déjà été rappelés. Mais parce que, contrairement à l'irresponsabilité, elle n'est pas absolue, il faut déterminer l'étendue, la durée et la hauteur de cette protection, afin que chacun de ces éléments corresponde aux exigences qui la rendent légitime et indispensable.
- S'agissant, en premier lieu, de l'étendue de la protection, il est très vite apparu qu'elle ne pouvait, sauf à manquer son but, se limiter au seul champ pénal.
Ce dernier est évidemment le terrain privilégié de toutes sortes de mises en cause auxquelles peuvent être exposés les responsables politiques, et le premier d'entre eux plus que quiconque. Aussi bien est-ce à la procédure pénale que l'on songe tout d'abord.
Pour autant, régler le cas de celle-ci est nécessaire mais insuffisant. Nécessaire car c'est sur ce terrain que sont déjà intervenues les décisions du Conseil constitutionnel et de la Cour de cassation. Insuffisant car l'actuel article 68 laisse sans réponse la question d'autres procédures, devant d'autres juridictions, qui pourtant pourraient poser en fait des problèmes de même type que ceux que peut soulever le contentieux répressif.
A quoi bon, en effet, prémunir le chef de l'Etat contre des procédures pénales durant son mandat si, dans le même temps, et éventuellement à seule fin de le mettre en difficulté politique, l'on peut engager des poursuites contre lui, par exemple, devant le juge administratif ou financier, devant le juge civil en demande de dommages et intérêts pour des faits susceptibles, ou non, de qualification pénale, ou devant le juge commercial pour un litige concernant une entreprise qu'il aurait dirigée, devant le juge prud'homal pour rupture d'un contrat de travail, ou encore pour toutes sortes d'autres hypothèses que l'on sait à peu près sans limites. Il pourrait alors être conduit à se défendre dans maints contentieux, dont certains pourraient n'être provoqués que par la volonté de nuire à son image ou sa réputation, mais dont tous le placeraient alors dans une situation incompatible avec l'exercice normal de sa charge. Il suffit, à cet égard, de rappeler que les premiers démêlés qui ont marqué les mandats du Président Clinton ont résulté d'un procès civil et non pénal.
C'est la raison pour laquelle les protections envisagées doivent couvrir non point le seul statut pénal du chef de l'Etat, mais bien l'ensemble de son statut juridictionnel.
Une fois opéré ce constat, il faut encore lui apporter un ultime complément en évoquant aussi les autorités administratives. Bien qu'il ne s'agisse pas de juridictions, il serait très dommageable pour la fonction que son titulaire puisse être attrait, par exemple, devant la Commission des opérations de bourse où serait examiné un éventuel délit d'initié.
Ainsi, puisque la protection est destinée à garantir l'exercice de la fonction, pour les raisons qui ont été exposées, il lui faut être efficace et, pour être efficace, il lui faut être complète, ne laisser subsister aucune brèche.
Naturellement, doivent être prévues dans la loi organique, parce que c'est impératif, les dispositions destinées à protéger effectivement et immédiatement les droits des tiers qui pourraient être lésés par l'impossibilité d'engager des poursuites. L'existence d'assurances obligatoires doit normalement suffire à régler l'essentiel des problèmes, grâce à l'intervention des compagnies d'assurance (pour des cas aussi variés et prosaïques que des dommages accidentels tels que des dégâts des eaux trouvant leur origine dans l'appartement privé du chef de l'Etat...). En revanche, pour ce qui n'est pas normalement couvert par une assurance ni réglé par une transaction, sans doute serait-il sage de prévoir un dispositif particulier, tel que, par exemple, l'obligation faite au Président de la République, dès après son élection, de transférer à un tiers tout contrat de travail dans lequel il serait employeur, afin d'éviter des contentieux prud'homaux, ou de désigner un mandataire. - S'agissant, en deuxième lieu, de la durée de la protection celle-ci ne peut qu'être liée au mandat. C'est ce dernier, et lui seul, qui justifie la protection. C'est donc à cette durée et à elle seule qu'elle doit être limitée. Si le Président de la République n'est pas un justiciable comme les autres, l'ancien Président de la République le redevient, faute de quoi les immunités destinées à la fonction deviendraient des privilèges attribués à la personne.
C'est aussi la raison pour laquelle la loi organique doit organiser la suspension de tous les délais de prescription ou de forclusion - tels qu'ils sont prévus par le droit aujourd'hui en vigueur, quelque critique que celui-ci suscite par ailleurs - afin que, s'il y a lieu, des poursuites rendues impossibles durant le mandat puissent prendre ou reprendre un cours normal à l'issue de celui-ci. Tout au plus paraît-il souhaitable de faire en sorte que les délais ne recommencent à courir qu'un mois après la cessation des fonctions, à la fois pour prémunir contre ce que la précipitation pourrait avoir d'inconvenant, et pour sauvegarder les droits des tiers. - S'agissant en troisième lieu de la hauteur de la protection, il est apparu à la Commission qu'elle devait être élevée sans être infranchissable.
Parce que c'est sa qualité qui protège le Président de la République contre toute poursuite durant son mandat, il faut prévoir - comme d'ailleurs le fait déjà l'actuel article 68 mais dans des conditions controversées - que cette qualité puisse, dans une situation extrême, être retirée à l'intéressé lequel, alors, redeviendrait un justiciable comme les autres, susceptible d'être, comme eux, poursuivi s'il y a lieu devant les juridictions ordinaires.
L'idée n'est certes pas d'introduire une sorte de responsabilité politique, à l'image de celle à laquelle est assujetti le Gouvernement. Elle est, au contraire, de prévoir une procédure exceptionnelle qui permette, à l'instar de ce qui existe dans des démocraties incontestables, de faire face à une situation elle-même exceptionnelle.
Cette procédure doit être exigeante et solennelle, afin qu'elle ne puisse être engagée inconsidérément. Ceux qui auraient à la faire jouer ne pourraient y être conduits que si la situation l'exigeait avec la force de l'évidence et ils engageraient eux-mêmes ainsi leur responsabilité propre devant le peuple français, qui pourrait désavouer, par-delà les clivages politiques habituels, ceux qui auraient la tentation ou la légèreté d'user d'une telle procédure à des fins partisanes.
Cette « soupape de sûreté », comme on l'a déjà dénommée, ne risquerait donc pas, en fait, d'être détournée de son objet. En revanche, s'il y avait un jour matière à ce qu'elle jouât, elle permettrait de dénouer une crise extrême, qui s'achèverait alors par la sentence souveraine du seul arbitre légitime, le peuple français.
Encore convient-il, à cette fin, d'imaginer un mécanisme cohérent, c'est-à-dire qui ne mélange pas indûment les genres.
III. - Eviter de confondre la logique judiciaire
et la logique politique
- La Commission est arrivée à la conclusion, au vu notamment des exemples étrangers, que la responsabilité du Président de la République, mise en cause devant la Haute Cour, ne peut être une responsabilité pénale. Plus exactement, si elle peut avoir à l'origine une approche pénale, elle se transforme rapidement en une responsabilité d'une autre nature, dès qu'est enclenché le processus de jugement par la représentation nationale. C'est ce qu'ont montré les procédures engagées contre les Présidents Clinton aux Etats-Unis ou Collor au Brésil. Il a donc paru plus sain, à la fois pour la Justice et pour la politique, de distinguer les deux registres et de situer d'abord la responsabilité du chef de l'Etat dans le registre politique.
La question qui est posée à la représentation nationale est alors celle de savoir si le chef de l'Etat doit ou non le rester : ce qui est essentiel n'est pas de le condamner pour des infractions qu'il aurait commises mais d'apprécier si, compte tenu de son comportement ou de ses agissements - que ceux-ci soient pénalement répréhensibles ou non -, il reste en mesure d'exercer dignement ses fonctions. C'est en quelque sorte une « soupape de sûreté » qui, dans des cas exceptionnels et graves, préserve la continuité de l'Etat en mettant fin, par des mécanismes présentant toutes garanties, à une situation devenue intenable. - Dans le système actuel, cette « soupape de sûreté » ne peut jouer qu'en cas de « haute trahison », formule qui n'a jamais été définie clairement, bien qu'elle prenne souvent une tonalité pénale.
En fait, cette expression est soit trop restrictive, soit trop large. Trop restrictive, en ce sens qu'évidemment on ne peut limiter la mise en cause du Président de la République au cas de trahison au profit d'une puissance étrangère ; trop large, en revanche, si l'on y englobe tout agissement politique pouvant être regardé comme un cas de violation de la Constitution par omission ou par action. Il importe, en effet, de ne pas entamer, de quelque façon que ce soit, le principe d'irresponsabilité du chef de l'Etat pour les actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions (hors la compétence de la Cour pénale internationale) afin de préserver son indépendance et sa liberté d'action.
Il est utile de rappeler, à cet égard, d'une part, que la responsabilité du Gouvernement est, de toute façon, engagée par la proposition ou le contreseing qui lui reviennent dans la plupart des cas, d'autre part, qu'il serait sans doute souhaitable qu'un jour soit examinée la possibilité de soumettre au Conseil constitutionnel ce qu'il est convenu d'appeler en droit constitutionnel comparé les « conflits de compétence entre organes ».
Enfin, il en va de même des décisions prises en matière internationale, qui engagent la responsabilité du Gouvernement.
Dans toutes ces hypothèses, point n'est besoin d'envisager la compétence de la Haute Cour. - Ne pourront être reprochés au chef de l'Etat que des actes ou comportements accomplis ou révélés pendant son mandat, qui apparaissent à la représentation nationale comme manifestement incompatibles avec la dignité de sa fonction au point de rendre impossible la poursuite de son exercice.
Ainsi, par exemple : le cas souvent évoqué de meurtre ou autre crime grave ou d'autres comportements contraires à la dignité de la fonction ; l'utilisation manifestement abusive de prérogatives constitutionnelles aboutissant au blocage des institutions comme les refus cumulés de promulguer les lois, de convoquer le conseil des ministres, de signer les décrets en conseil des ministres, de ratifier les traités, voire la décision de mettre en oeuvre l'article 16 alors que les conditions n'en seraient pas réunies, etc.
Il s'agit en quelque sorte de savoir si celui qui incarne un pouvoir politique en est arrivé à rompre le lien qui l'identifiait à ce pouvoir. La réponse ne peut être donnée par un enchaînement de déductions logiques, tant les bases de ces déductions peuvent faire l'objet d'appréciations différentes adaptées au mouvement de la vie politique. - C'est pourquoi l'appréciation du comportement du Président de la République ne peut être faite que par l'autre autorité constitutionnelle également issue du suffrage universel : le Parlement siégeant en Haute Cour.
Ce ne peut être la Haute Cour de Justice telle qu'elle est composée actuellement, compte tenu de l'orientation générale retenue : dans la mesure, en effet, où il ne s'agit plus d'une procédure juridictionnelle, point n'est besoin de continuer à imiter les institutions juridictionnelles. C'est la raison pour laquelle la Commission n'a pas souhaité faire sienne la solution de la proposition de loi constitutionnelle n° 3091 adoptée par l'Assemblée nationale le 19 juin 2001.
La Haute Cour sera donc composée des deux assemblées réunies. Le caractère exceptionnel et la solennité de cette réunion des deux assemblées sont à la mesure de la gravité de la décision à prendre : destituer ou ne pas destituer celui qui a été élu par l'ensemble du peuple français. Les représentants de la nation sont appelés à prendre leurs responsabilités, en toute clarté, devant l'opinion.
La procédure doit être aménagée de telle manière qu'elle ne puisse être utilisée pour engager la responsabilité du Président de la République à des fins partisanes. C'est en ce sens que sont exigés les consentements de la majorité des membres composant chacune des assemblées pour renvoyer le Président devant la Haute Cour et la majorité des membres composant la Haute Cour pour prononcer la destitution.
Des précautions devront être prises dans la loi organique pour que, d'une part, la procédure se déroule dans de brefs délais - ceci afin d'éviter que ne dure trop longtemps la période de mise en cause du chef de l'Etat - et, d'autre part, pour que celui-ci puisse assurer sa défense. - Le Président de la République est élu par le peuple pour assurer, notamment, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l'Etat (article 5 de la Constitution). Justifiant la protection du Président de la République pendant la durée du mandat, cette mission doit, si elle est mise en péril, pouvoir être protégée y compris contre son titulaire. C'est de cela, et uniquement de cela, que les parlementaires constitués en Haute Cour doivent débattre, quelle que soit la nature des faits constitutifs du manquement reproché au Président de la République.
Politique, la procédure de destitution ne constitue pas une condamnation de l'homme, mais une mesure de protection de la fonction dont celui-ci a mis la dignité en cause. C'est la raison pour laquelle la Haute Cour se prononce par oui ou par non sur l'incompatibilité manifeste du manquement avec l'exercice de la fonction présidentielle. - La décision de la Haute Cour est d'effet immédiat. Deux hypothèses sont donc envisageables.
Dans la première hypothèse, la majorité absolue des voix n'est pas atteinte et la destitution n'est pas décidée. L'empêchement du Président de la République prend fin aussitôt. La méthode retenue pour le décompte des voix permet de mettre un terme définitif au débat. Le vote des représentants de la nation rétablit donc l'autorité et la dignité de la fonction exercée par le Président élu au suffrage universel direct.
Dans la seconde hypothèse, la majorité absolue des voix est atteinte et la destitution est décidée. Il est donc mis fin au mandat en cours du Président de la République qui, par le fait même, redevient un justiciable ordinaire. Si le manquement manifestement incompatible avec l'exercice de la fonction qui a justifié la destitution est susceptible de donner lieu à une procédure devant une juridiction ou une autorité administrative, celle-ci pourra être engagée dans les conditions du droit commun, la Haute Cour n'ayant, à aucun titre, eu à se prononcer sur ce sujet. Si, en revanche, le manquement n'est pas de nature à donner lieu à des poursuites ultérieures, la destitution, protectrice de la dignité de la fonction présidentielle, en sera la seule sanction. A la différence du système actuel, la Haute Cour n'a pas à se prononcer sur la « culpabilité » du Président de la République, non plus que sur la détermination et l'application d'une peine.
Bien évidemment, si les faits reprochés au Président de la République relevaient d'une instance internationale, celle-ci resterait compétente aux termes mêmes de la Constitution.
IV. - Une proposition compatible
avec les obligations internationales de la France
La proposition de la Commission mérite d'être examinée au regard des obligations internationales de la France.
Deux textes, en particulier, doivent, à des titres différents, être envisagés : la Convention de Rome du 18 juillet 1998 portant statut de la Cour pénale internationale et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950.
- Concernant la Convention de Rome du 18 juillet 1998, dans l'hypothèse où les faits reprochés au Président de la République relèveraient de la compétence de la Cour pénale internationale, la proposition de la Commission ne fait pas obstacle à l'application du droit international. En effet, l'article 53-2 de la Constitution, en autorisant la reconnaissance de la juridiction de ladite cour, réserve les cas dans lesquels le Président de la République se rendrait coupable de génocide ou de crimes contre l'humanité dès aujourd'hui, de crimes de guerre, lorsque la France aura levé sa réserve ou, lorsqu'il sera défini, de crime d'agression.
On doit en outre rappeler que si la compétence de la Cour pénale internationale est complémentaire, supposant en cela l'intervention préalable des juridictions nationales, elle ne fait pas obstacle à ce que le droit national, conformément aux règles de droit international concernant les immunités des chefs d'Etat, prévoie un régime d'irresponsabilité et d'inviolabilité du Président de la République. La Cour pénale internationale est alors conçue comme un organe complémentaire des juridictions nationales, n'exerçant sa compétence que lorsque les Etats sont dans l'incapacité ou n'ont pas manifesté la volonté de poursuivre eux-mêmes les responsables des crimes en cause (à la différence du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie et du Tribunal pénal international pour le Rwanda qui sont régis par un principe de primauté sur les tribunaux nationaux).
Seule demeure la question de l'éventuel concours que les autorités nationales pourraient devoir apporter à la Cour pénale internationale si des poursuites étaient engagées contre le Président de la République. - Les exigences résultant de la Convention européenne des droits de l'homme, en particulier de son article 6 relatif au droit à un procès équitable, sont d'une autre nature et conduisent à deux observations.
Premièrement, s'agissant de la procédure de destitution proposée par la Commission, sa nature non juridictionnelle la fait échapper à l'application des dispositions relatives au procès équitable. La Haute Cour ne décide ni d'une « contestation sur des droits et obligations de caractère civil », ni « du bien-fondé » d'une « accusation en matière pénale ». A cet égard, la compétence de la Haute Cour de Justice actuelle aurait pu placer cette juridiction d'exception dans une situation différente.
Deuxièmement, s'agissant des tiers, l'inviolabilité du Président de la République pendant la durée de son mandat (dans sa forme actuelle comme dans les termes de la proposition de la Commission) conduit à s'interroger sur la violation du droit au juge, droit auquel peuvent prétendre ceux qui se considèrent légitimement comme victimes de faits ou agissements imputables au chef de l'Etat. En particulier, le report de la prescription pourrait être considéré comme méconnaissant l'exigence d'un recours effectif dans un délai raisonnable.
Mais cet argument ne semble pas déterminant.
D'une part, le cas des préjudices pouvant être indemnisés a été directement traité.
D'autre part, il a semblé à la Commission que la non-indemnisation éventuelle d'autres préjudices n'étant que temporaire, elle ne dérogerait pas au droit à réparation de toute victime d'un acte fautif (décision du Conseil constitutionnel n° 99-419 DC du 9 novembre 1999) et ne serait pas incompatible avec les stipulations de la Convention européenne. En effet, à ce dernier égard, la jurisprudence montre que ne sont pas condamnées les restrictions d'accès à un tribunal, dès lors qu'elles tendent à un but légitime et sont proportionnées à ce but (voir, par exemple, arrêt Fogarty c/Royaume-Uni du 21 novembre 2001 ; le droit d'accès à un tribunal peut faire l'objet de restrictions à condition que les limitations « tendent à un but légitime et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], n° 26083/94, CEDH 1999-I, § 59) »).
Ainsi, en tout état de cause, la procédure de destitution proposée par la Commission apparaît pleinement compatible avec les obligations résultant pour la France de ses engagements internationaux.
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