L'étude à laquelle la commission a procédé lui a permis de constater qu'aucun Etat ne fait exception à un principe de protection fonctionnelle du chef de l'Etat à l'égard de la plupart sinon de toutes les procédures juridictionnelles pendant son mandat.
Hormis les monarchies européennes, dans lesquelles le chef de l'Etat bénéficie en droit d'une immunité absolue, les Etats établissent un lien soit matériel, soit chronologique entre la protection juridictionnelle et l'exercice des fonctions.
Immunités constitutionnelles et privilèges de juridiction dans les sept autres républiques de l'Union européenne
I. - Une protection en rapport avec les fonctions
Les chefs d'Etat bénéficient de privilèges de juridiction et d'immunités pour les actes liés à l'exercice de leurs fonctions.
- Le chef de l'Etat ne répond que de certains actes commis dans l'exercice de ses fonctions.
Le critère des fonctions intervient soit pour définir la compétence de l'organe dont relève le chef de l'Etat comme au Portugal, soit, plus couramment (par exemple en Italie, en Autriche ou en Grèce), pour définir l'étendue de la responsabilité du chef de l'Etat. Les textes constitutionnels définissent rarement de manière précise et exhaustive les actes dont celui-ci pourrait être rendu responsable. Ils se bornent à des notions comme la trahison ou la haute trahison ou encore les « hauts crimes et délits » comme aux Etats-Unis, voire à des formules parfois plus larges comme la « violation de la Constitution ».
L'autonomie du droit constitutionnel, comme le fait que certains de ces concepts sont inconnus du droit pénal commun, ont conduit la doctrine, dans ces hypothèses, à des tentatives de définition plus opératoires. Ces efforts sont inspirés par la volonté de respecter le principe de légalité des délits et des peines (« nullum crimen, nulla poena, sine lege ») que mettent à mal des possibilités de mise en cause sur la base de notions non ou mal définies a priori.
Ces tentatives ont pour point commun de retenir l'idée que le chef de l'Etat n'est en réalité responsable qu'en cas de manquement aux devoirs de sa charge, dont la gravité est diversement appréciée. Elles sont confortées par les cas dans lesquels la procédure de mise en cause du chef de l'Etat a été effectivement engagée.
Les exemples des Etats-Unis et du Brésil sont à cet égard très significatifs :
- Andrew Johnson fut, en 1868, principalement accusé d'avoir renvoyé le secrétaire d'Etat à la guerre sans l'accord du Sénat, violant ainsi une loi votée quelque temps auparavant et qui interdisait au Président de se séparer de ses collaborateurs sans le consentement du Sénat. Le Président Johnson considérait cette loi, qui mettait gravement en cause la séparation des pouvoirs, comme inconstitutionnelle ;
- la procédure lancée contre Richard Nixon en 1974 qui trouvait son origine dans l'affaire du Watergate fut engagée au sein de la Chambre des représentants pour entrave à la justice, violation des droits constitutionnels des citoyens et refus d'obéir aux citations à comparaître délivrée par la commission de cette chambre en vue de l'impeachment ;
- le texte de mise en accusation voté en 1998 par la Chambre des représentants à l'encontre de William J. Clinton comprenait deux articles, l'un stigmatisant parjure et faux témoignage, l'autre, de manière plus générale, des obstructions à la justice ;
- le Président brésilien Fernando Collor de Mello a vu sa responsabilité mise en cause en 1992 sur la base de faits de corruption.
Ces exemples soulignent deux aspects :
- le débat porte sur des faits qui ne sont pas nécessairement liés à la fonction ;
- l'évidence institutionnelle l'emporte sur les clivages politiques : c'est un Congrès hostile au Président Clinton qui a refusé l'impeachment et c'est un Congrès favorable au Président Collor qui a voté sa destitution. - Ce rapport avec les fonctions conduit à ce que la sanction encourue en cas de mise en jeu de la responsabilité soit tout d'abord politique : reconnu responsable, le chef de l'Etat est destitué de son mandat. C'est d'ailleurs la seule sanction que peuvent prononcer par exemple la Cour constitutionnelle fédérale allemande et, dans la procédure d'impeachment, le Sénat américain.
Mais, dans la plupart des Etats, des sanctions pénales ou civiles de droit commun peuvent également être prononcées, soit par l'organe d'exception, soit par le juge de droit commun, après destitution comme aux Etats-Unis.
En général, l'institution d'une responsabilité pour certains actes devant une juridiction particulière entraîne l'irresponsabilité tant pénale que civile pour les autres actes. Il est donc exclu que l'intéressé(e) ait à en répondre à l'issue de son mandat devant une juridiction de droit commun.
En matière pénale, le texte constitutionnel règle très souvent la question ou peut être interprété dans ce sens. C'est ce que disposent dans des termes assez proches de la Constitution française les constitutions italienne (« Le Président de la République n'est pas responsable des actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions, sauf en cas de haute trahison ou d'attentat à la Constitution. » article 90) ou hellénique (« Le Président de la République n'est aucunement responsable des actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions sauf en cas de haute trahison ou de violation délibérée de la Constitution. », article 49, §1).
En matière civile, les constitutions sont généralement muettes mais l'irresponsabilité est communément admise. Aux Etats-Unis, la Cour suprême a tranché depuis longtemps et à plusieurs reprises dans le sens de l'immunité dans le cas de poursuites civiles à raison d'actes « effectués dans l'intérêt de la loi ». - C'est un organe dont la composition ou le mode de saisine est politique qui décide de la responsabilité ainsi circonscrite du chef de l'Etat.
Les Etats considérés ont, généralement, soit institué une juridiction spéciale, soit investi un organe juridictionnel ou non pour connaître de ces actes. Les traditions culturelles, politiques ou constitutionnelles ont inspiré des formules variées : assemblée politique (chambre « haute » aux Etats-Unis ou au Brésil), juge constitutionnel, cour suprême ou juridiction ad hoc.
L'engagement de la procédure est soumis à un contrôle de nature politique que rend nécessaire la destitution éventuelle du chef de l'Etat.
Dans tous les Etats, l'initiative appartient aux représentants de la nation dans leur ensemble ou à l'une des chambres. En outre, cette initiative est encadrée pour éviter que le chef de l'Etat ne puisse faire l'objet d'une mise en cause de nature partisane : la proposition doit souvent être présentée par un nombre minimal de parlementaires qui varie entre le cinquième (Portugal, Hongrie, Irlande), le quart (Allemagne, Bulgarie) et le tiers (Grèce) des membres d'une assemblée. Le renvoi devant l'organe compétent est fréquemment décidé à une majorité qualifiée (deux tiers ou trois quarts des votants).
Sauf exception, la mise en cause du chef de l'Etat devant l'organe compétent a, dans la plupart des cas, pour conséquence la possibilité ou l'obligation de le suspendre de ses fonctions, la mesure étant soit automatique comme en Pologne ou en Roumanie, soit à la discrétion de la juridiction comme en Allemagne.
II. - Une protection temporaire pour les actes
non liés à l'exercice des fonctions
- Les Etats ont généralement aménagé des procédures qui écartent temporairement l'application au chef de l'Etat du droit pénal commun, sans qu'il y ait lieu de distinguer selon que les actes ont été accomplis pendant le mandat ou antérieurement à celui-ci.
Il est intéressant de relever que, parmi les constitutions les plus récentes, celles de la Grèce et du Portugal ont expressément prévu le cas de figure : « Pour ce qui est des actes qui n'ont pas de rapport avec l'exercice de ses fonctions, la poursuite pénale est suspendue jusqu'à l'expiration du mandat présidentiel » dispose la première (article 49, §1) ; « le Président de la République répond des crimes qu'il commettrait en dehors de l'exercice de ses fonctions devant les tribunaux ordinaires et une fois son mandat terminé » prévoit la seconde (article 133, §4). Les poursuites peuvent également être suspendues sur décision parlementaire jusqu'à l'expiration du mandat.
Bien que les textes constitutionnels ne le précisent pas, il paraît aller de soi que de telles garanties, en théorie applicables à l'ensemble des actes répréhensibles, ne le seraient pas pour des infractions tels, par exemple, le crime de sang ou d'autres cas d'écoles souvent étudiés. Il est généralement admis, en pareille hypothèse, même si aucun des Etats étudiés ne s'est trouvé devoir régler une telle situation, que seraient mis en oeuvre les mécanismes soit destinés à constater l'empêchement du chef de l'Etat, soit à engager sa responsabilité « constitutionnelle ». Ce type d'infractions peut d'autant plus facilement donner lieu à l'engagement de cette responsabilité que les actes répréhensibles à ce titre ne sont pas, on l'a vu, très clairement ou précisément définis. En fait, le bon sens commande que le chef de l'Etat ne puisse se maintenir en fonction, quel que soit le mécanisme mis en oeuvre pour les lui faire abandonner. - Pas plus qu'elles ne règlent la question de la responsabilité civile pour les actes officiels du chef de l'Etat, les constitutions n'évoquent celle des litiges civils - au sens large - auxquels celui-ci pourrait être confronté au cours de son mandat pour des faits privés.
En pratique, la question s'est principalement posée aux Etats-Unis, avec l'affaire « Jones ». Elle a été résolue dans le sens d'une soumission au droit commun par un arrêt de la Cour suprême, qui n'a pas été accueilli sans controverse. Comme l'a montré la suite des événements, l'affaire « Jones » a marqué la fragilité de la distinction entre le civil et le pénal lorsque est en cause le chef de l'Etat : il n'a pas été très difficile au procureur Starr, averti des démêlés du Président Clinton avec Mlle Jones, et qui enquêtait sur l'affaire « Whitewater », d'obtenir une extension de son champ d'investigations et ainsi de transformer un litige civil en affaire politique nationale.
III. - Une protection fondée sur des principes
Les fondements de la protection juridictionnelle des chefs d'Etat en droit interne n'ont pas fait l'objet de débats doctrinaux récents, ne serait-ce que parce que, là où les dispositions constitutionnelles correspondantes n'ont jamais trouvé à s'appliquer, une justification théorique des immunités et privilèges n'a pas été recherchée. En raison des procédures lancées contre MM. Nixon et Clinton, les Etats-Unis font de ce fait exception.
- Il est souvent avancé en premier lieu que l'irresponsabilité constitue une survivance du principe de l'inviolabilité de la personne royale, lui-même tiré de ce que « Le roi ne peut mal faire », cette inviolabilité couvrant tous les actes du monarque, qu'ils soient « publics » ou privés. Cette explication de l'existence d'un statut juridictionnel spécial du chef de l'Etat ne saurait servir de justification dans des Etats républicains.
- Deux principes sont généralement invoqués au soutien de ce statut particulier :
- le principe de la séparation des pouvoirs exprime la nécessité de préserver la sphère de compétences de chaque organe de l'Etat, notamment les juridictions d'un côté et le pouvoir exécutif de l'autre ;
L'irruption d'autorités judiciaires dans l'action du chef de l'Etat conduit, en fait, à mettre en cause une responsabilité politique qui, lorsqu'elle est prévue, obéit à des conditions différentes. La Cour suprême des Etats-Unis a ainsi reconnu dans la décision Nixon v. Fitzgerald (457 US 731-1982) que l'immunité présidentielle est ancrée dans « la tradition constitutionnelle de séparation des pouvoirs » ;
- le principe de la continuité, consubstantiel à l'Etat, implique que celui qui l'incarne soit toujours en mesure de le faire. Cette continuité s'exprime ou se traduit de différentes façons : « Le Président, constitutionnellement parlant, ne dort jamais », disent les Américains. La Cour suprême a eu l'occasion de préciser à de nombreuses reprises que l'immunité dont bénéficient les agents publics à l'égard des poursuites civiles pour les actes liés à leurs fonctions a pour objet de « conférer à [des] personnages officiels un maximum de capacités pour remplir sereinement et impartialement leurs missions vis-à-vis du public (...) pour leur épargner une atmosphère d'intimidation qui pourrait contrarier leur détermination à accomplir leurs missions (...) » (Ferri v. Ackerman, 444 US 193-1979).
Les immunités au sens large, notamment l'inviolabilité, ont pour fondement et pour but de permettre aux titulaires des fonctions publiques d'exercer pleinement celles-ci ; elles ne sont pas personnelles mais fonctionnelles, d'où l'impossibilité pour les intéressés d'y renoncer. C'est en cela qu'elles ont un fondement constitutionnel qui doit être recherché dans la source même de leurs compétences puisqu'elles sont indispensables à l'exercice de celles-ci.
Ces différentes explications ou justifications ont vocation à éclairer l'état du droit dans les pays considérés. Elles se combinent très souvent, dans des proportions qui varient essentiellement en fonction du rôle constitutionnel du chef de l'Etat : ainsi, par exemple, la justification par le respect du principe de séparation des pouvoirs sous-entend que le chef de l'Etat dispose réellement d'une partie du pouvoir exécutif.
Ces considérations générales sur la protection du chef de l'Etat ont en commun de faire apparaître la nécessité d'un lien entre la nature et l'étendue de cette protection et son fondement juridique.
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C'est donc en s'inspirant, comme elle y avait d'ailleurs été invitée, des solutions retenues dans les démocraties comparables que la Commission est parvenue aux solutions qu'elle formule.
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