B. - Sur les restrictions pénales de la liberté
de manifester (art. 15)
L'institution d'une peine complémentaire de privation de la liberté d'expression paraît véritablement sans précédent en droit français. En ce sens, elle porte à une liberté évidemment fondamentale une atteinte inadmissible en son principe même.
On ne pourrait comprendre l'argumentation du Gouvernement et de sa majorité, selon laquelle l'institution de cette peine serait nécessaire à la poursuite de l'objectif constitutionnel de protection de la sécurité publique, que si l'on admettait que les << casseurs >> qui suivent parfois un cortège seraient fichés, contrôlés en permanence par les autorités policières (qui devraient savoir où ils se trouvent à chaque instant...) voire assignés à résidence pendant trois ans, et qu'à chaque manifestation (c'est-à-dire, à Paris, à peu près chaque jour de l'année) ils devraient faire l'objet de mesures de rétention administrative, faute de quoi le dispositif de la loi déférée est non seulement non nécessaire au maintien de l'ordre public mais encore à l'évidence dépourvu de toute efficacité réelle.
Fort heureusement, la loi déférée ne prévoit aucune de ces mesures pour le moins inquiétantes pour l'état des libertés publiques. Mais, dans ces conditions, l'institution de la peine en cause n'est manifestement en rien nécessaire à la poursuite de l'objectif constitutionnel de protection de l'ordre public.
Le principe de nécessité des peines posé par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen est dès lors manifestement méconnu par la loi déférée.
De surcroît, la loi déférée ne saurait constitutionnellement limiter l'usage futur du droit de manifester, composante majeure de la liberté d'expression, sur la base d'une simple présomption de contrariété non moins future à l'ordre public de cet usage. A l'évidence, le juge répressif n'est pas en mesure d'apprécier trois ans à l'avance l'existence éventuelle d'une menace pour l'ordre public...
Au demeurant, l'intervention d'une sanction pénale ne serait ici fondée que sur des considérations de maintien de l'ordre qui relèvent en principe de la police administrative... alors que la loi déférée prévoit non une mesure de sûreté mais une peine complémentaire. La nécessité d'une << peine >> fait en ce sens manifestement défaut.
On peut en outre s'interroger sur l'assimilation suggérée, au demeurant des plus choquantes, entre << casseurs >> et manifestants: priver les premiers du droit de manifester est dépourvu de tout sens et de toute efficacité dès lors qu'on ne les empêche pas de se trouver à proximité d'un cortège sur la voie publique. A quoi dès lors les reconnaître? A leur faciès, à leur costume? Sauf à organiser comme on l'a dit l'assignation à résidence ou la rétention administrative de catégories entières de la population considérées comme a priori et collectivement suspectes, la mesure ici prévue par la loi déférée n'est manifestement pas justifiée par les nécessités réelles (ou du moins appréciées de manière réaliste et régulière) du maintien de l'ordre public.
A cet égard, la référence à la protection de la sécurité dans les stades,
source d'inspiration revendiquée expressément par le Gouvernement en cours de discussion parlementaire, ne laisse pas d'inquiéter. Contrôlera-t-on << l'accès aux voies publiques >> comme on contrôle l'accès au stade? Doit-on envisager que Paris prenne sur ce point les allures de Belfast? On est partagé entre le sentiment que ce discours n'est qu'attitude inspirée par des préoccupations électorales et l'inquiétude devant une conception irréaliste et dangereuse de la conciliation entre l'exercice des libertés fondamentales et le maintien de la sécurité publique.
Enfin, le quantum de la peine retenue établit une disproportion manifeste de celle-ci à la gravité de l'infraction nouvelle sanctionnée: punir le simple exercice de la liberté constitutionnelle de manifestation d'un an d'emprisonnement et de 100 000 F d'amende se passe à cet égard de commentaires...
*
* *
C'est pour l'ensemble de ces raisons que les sénateurs soussignés ont l'honneur de vous demander, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déclarer non conformes à celle-ci les articles 8, 13 et 15 de la loi qui vous est déférée.
Nous vous prions d'agréer, Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.
(Liste des signataires: voir décision no 94-352 DC.)
1 version