I. - Sur le régime de la vidéosurveillance (art. 8)
<< Big Brother is watching you. >> Cette prédiction de George Orwell ne s'est heureusement pas réalisée, comme il le craignait, en 1984. Dix ans plus tard, les habitants de telle importante commune des Hauts-de-Seine font l'expérience de la sollicitude électronique, omniprésente et oppressante, de leur municipalité. Et demain? L'inquiétude qu'ont soulevée les premières apparitions de la << vidéopolice municipale >> n'est certainement pas étrangère au vote, avec la loi déférée, de la première législation française en la matière. Qu'il fallût légiférer,
nul n'en a disconvenu: l'article 34 de notre Constitution enjoint au législateur de fixer les règles concernant les garanties reconnues aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques et, par conséquent, de prévoir les dispositifs protecteurs de ces libertés menacées par un arbitraire que certains progrès techniques pourraient fort efficacement servir.
Tel fut le cas lorsque la loi du 6 janvier 1978, dite << Informatique et libertés >>, organisa la surveillance par une autorité indépendante, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (C.N.I.L.), de la constitution et de la gestion des fichiers contenant des informations nominatives, c'est-à-dire des données contribuant à l'identification des personnes et à la connaissance de leur vie privée. La loi était alors au service des libertés.
C'est devant un défi d'une ampleur comparable que le législateur fut placé lors de la discussion de la loi déférée.
La vidéosurveillance, non seulement dans son principe même qui consiste à enregistrer des images de personnes qui n'en savent souvent rien et dont en tout cas le consentement n'est jamais requis, mais encore dans ses développements prévisibles à court terme qu'a notamment décrits la C.N.I.L.
dans sa recommandation en date du 21 juin 1994 (augmentation considérable,
grâce aux techniques numériques, des capacités de stockage des données;
diffusion de logiciels de manipulation des fichiers résultant de la transformation de ces images en données numérisées susceptibles d'être traitées sur ordinateur comme peut l'être un fichier de caractères alphanumériques issu d'un texte), menace gravement, si son utilisation n'est pas strictement encadrée par le législateur, l'exercice de plusieurs libertés et droits fondamentaux constitutionnellement protégés, au nombre desquels on citera au moins, d'une part, la liberté individuelle (à travers le droit de disposer de son image et aussi à travers la liberté d'aller et venir sans surveillance arbitraire et généralisée) et, d'autre part, le droit au respect de la vie privée (qui implique de l'avis de toute la doctrine, pour les particuliers qui n'ont pas choisi de participer à ce que l'on nomme précisément la << vie publique >>, un véritable droit à l'anonymat).
On peut dans ces conditions affirmer que le principe même de cet enregistrement d'images de personnes privées hors de leur consentement,
lequel peut être soit explicite soit présumé du fait de leur volonté de participer à la << vie publique >>, est inconstitutionnel (telle était notamment l'opinion du président Favoreu lorsqu'il commentait, dans les Grandes Décisions du Conseil constitutionnel [page 359, à propos de cette << captation des images >>], la décision no 76-75 DC du 12 janvier 1977, Rec.
page 33) à moins que le recours à un tel procédé ne soit absolument indispensable à la protection de l'ordre public, en des lieux et à des moments très strictement déterminés et sous des conditions procédurales très protectrices des libertés.
C'est dire que l'utilisation de la vidéosurveillance n'est constitutionnellement admissible que si le législateur l'organise et la limite avec la plus grande vigilance afin de la rendre, alors mme qu'elle se réclamerait de la poursuite d'un objectif constitutionnel de sécurité publique, compatible avec l'exercice des droits et libertés constitutionnellement protégés dont on sait que la loi ne saurait le faire régresser que si la poursuite dudit objectif l'exige absolument (voir notamment, sur cet << effet de cliquet >>, Conseil constitutionnel no 84-181 DC des 10 et 11 octobre 1984, considérant 48, Rec. page 78, et Conseil constitutionnel no 84-185 DC du 18 janvier 1985, considérants 23 à 26, Rec.
page 39; Conseil constitutionnel no 93-325 DC du 13 août 1993, considérants 10, 11, 76, 121 et 133, Rec. page 224).
Il convient donc de vérifier en l'espèce:
- si le législateur a respecté le principe constitutionnel de nécessité et de proportionnalité des mesures de police;
- si les conditions dans lesquelles il a organisé et autorisé le recours à la vidéosurveillance instituent les garanties fondamentales nécessaires à l'exercice de toutes les libertés publiques concernées (notamment sur les plans du choix des autorités compétentes - et en particulier du respect de la séparation des pouvoirs - des procédures protectrices des droits fondamentaux et des contrôles administratifs et juridictionnels);
- s'il a pleinement exercé les compétences que l'article 34 de la Constitution lui réserve en la matière, c'est-à-dire si la loi déférée n'est pas entachée d'<< incompétence négative >>.
Or c'est sur chacun de ces points que la loi déférée est entachée d'inconstitutionnalité.
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