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Obligation des États et de l'UE en matière de sauvetage en mer
La France, au sein de l'UE, doit défendre avec détermination la mise en œuvre effective du sauvetage en Méditerranée
Adoptée à l'unanimité lors de l'Assemblée plénière du 19 octobre 2023
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Face aux drames qui s'enchaînent en mer Méditerranée, faisant de cet espace maritime l'axe migratoire le plus meurtrier au monde (plus de 28 000 décès connus depuis 2014, soit 7 ou 8 décès par jour depuis 10 ans), il relève de la mission de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) d'appeler les pouvoirs publics à faire enfin cesser cette situation d'indignité en prenant les mesures qui s'imposent au titre du devoir de recherche et d'assistance aux naufragés. La Commission rappelle qu'aucune disposition en matière de gestion des flux migratoires et de lutte contre l'immigration illégale ne saurait justifier un renoncement aux obligations découlant de l'application du droit international, notamment en termes de sauvegarde de la vie en mer, de respect des droits fondamentaux et d'absence de traitement dégradant. La CNCDH tient à rappeler que les ONG qui interviennent dans les eaux internationales jouent un rôle primordial dans le sauvetage en Méditerranée et qu'au lieu d'entraver leurs actions de secours, il faut au contraire défendre la légitimité de leurs actions et renforcer leurs moyens. Ces mesures n'exonèrent en rien les Etats d'assumer leurs responsabilités puisque c'est à eux qu'incombent en premier lieu les obligations relatives au sauvetage en mer.
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En effet, chaque Etat est tenu de porter secours en mer au titre du respect des principes de l'action humanitaire, du droit international et européen des droits de l'homme (1) et du droit de la mer. Ainsi, outre les normes coutumières notamment codifiées dans la Convention des Nations unies sur le droit de la mer de 1982, la Convention internationale de 1974 pour la sauvegarde de la vie humaine en mer (SOLAS), impose d'importantes obligations aux Etats en matière de recherche et de sauvetage, dont celle de veiller sur les côtes et de fournir les renseignements concernant les moyens de sauvetage dont ils disposent. Dans le même temps, la Convention internationale de 1979 sur la recherche et le sauvetage maritime (SAR), dont l'objectif est de " favoriser la coopération entre les organisations de recherche et de sauvetage du monde entier et entre tous ceux qui participent à des opérations de recherche et de sauvetage en mer ", a consacré dans le cadre d'une mise à jour de 2004, une obligation de débarquement dans un lieu sûr. Sur le territoire de l'Union européenne, ce lieu sûr doit correspondre au port situé le plus à proximité du site de sauvetage susceptible d'accueillir les rescapés dans des conditions compatibles avec le respect de la dignité des personnes, afin de répondre au plus vite aux situations de détresse humanitaire auxquelles les équipes sont confrontées à bord des navires. Si l'opération de secours cesse lors du débarquement dans un lieu sûr, la protection et la réponse aux détresses humaines doivent aussi être garanties sur le site de débarquement. En adhérant à la Convention, les Etats acceptent de définir un espace géographique de recherche et de sauvetage appelé " zone SAR ". Ces règles s'appliquent aux Etats, qu'ils soient côtiers, responsables de la zone SAR ou Etat du pavillon. La France est tenue par ces conventions internationales qu'elle a signées et ratifiées. A ce titre, la CNCDH appelle à la relance d'opérations de secours en mer avec un objectif exclusivement humanitaire, s'inspirant de l'opération Mare Nostrum déployée jusqu'en 2014 par les Etats de l'Union européenne.
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Au niveau européen, outre la Charte des droits fondamentaux qui protège notamment le droit à la vie, le règlement de l'Union européenne n° 656/2014 du 15 mai 2014 oblige tous les Etats membres à secourir les personnes en détresse quels que soient leur statut ou leur nationalité (2). Plus largement au sein du Conseil de l'Europe, la Cour européenne des droits de l'homme confirme la protection qui doit être accordée aux migrants pris en charge lors d'une opération de sauvetage. Elle a ainsi considéré, en 2012 (3), que le principe de non-refoulement est opposable aux Etats dès lors que les opérations de sauvetage sont réalisées sous leur contrôle, même si elles ont lieu dans les eaux internationales. En 2022 (4), elle a également condamné l'Etat grec, sur le fondement du droit à la vie et de l'interdiction des traitements inhumains ou dégradants (art. 2 et 3 de la CEDH), pour le naufrage d'une embarcation en mer Egée au cours duquel onze personnes étaient décédées.
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Renforcer le respect du droit international et des droits fondamentaux en mer implique la préservation de l'application des principes inscrits dans le consensus sur l'aide humanitaire de l'Union européenne. Pour y parvenir, la CNCDH appelle à reconnaître la mer Méditerranée centrale et d'autres théâtres de crise humanitaire en haute mer comme espaces humanitaires. Cette reconnaissance serait un signal politique fort de la part de l'Etat français.
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La CNCDH constate que la politique de lutte contre " l'immigration irrégulière " mise en place par l'Union européenne ainsi que par les Etats en tant que tel depuis une dizaine d'année, essentiellement fondée sur des arguments sécuritaires, se traduit par une réduction drastique des voies d'accès légales par la diminution des délivrances de visa, par un renforcement accru des contrôles aux frontières, et aussi par une sous-traitance des contrôles migratoires aux pays de départ et de transit. Pour ce faire, l'UE finance, forme et équipe des pays tiers pour des missions de surveillance des frontières et de contrôle des flux migratoires, notamment la Libye (5) et plus récemment la Tunisie. L'externalisation des politiques migratoires, à forts enjeux financiers, et les conditions d'utilisation de ces financements sont régulièrement dénoncées par certaines ONG et d'autres instances comme la Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe (6). La CNCDH s'inquiète du manque de critères relatifs au respect des droits humains dans la mise en œuvre de ces dispositifs. C'est pourquoi, il est indispensable de mettre en place des mécanismes obligeant les Etats à rendre compte. Ces mécanismes de " redevabilité " permettront de garantir une transparence, notamment sur l'utilisation des financements accordés aux autorités libyennes et tunisiennes, et plus globalement de mieux contrôler les pratiques des Etats à l'égard des migrants (7).
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Par ailleurs, la CNCDH déplore l'utilisation, par certains pays de l'UE, de stratégies d'obstruction, d'épuisement, voire de criminalisation des ONG de secours en mer qui ont pour effet de réduire leurs capacités d'intervention (8). Les mesures d'immobilisation des navires, pour des motifs administratifs relevant trop souvent d'une lecture abusivement formaliste voire délibérément fallacieuse des obligations incombant notamment aux capitaines de navire, viennent encore renforcer les entraves au déploiement des activités de secours. Ces difficultés peuvent se cumuler avec un déficit de savoir-faire de certains capitaines de navire pour porter secours en mer. Pleinement consciente de la chaîne des responsabilités à l'œuvre dans le refus d'aider les personnes en danger, la CNCDH relève que les capitaines de navire sont ainsi susceptibles d'être soumis à la pression de leur employeur pour ne pas dévier de leur route. Dès lors, la commission estime que les Etats devraient imposer aux compagnies maritimes qui les emploient une obligation de formation aux fins d'améliorer la capacité des capitaines de navire à porter secours, et de leur fournir les moyens matériels nécessaires. Cette formation comprendrait également le rappel des modalités de l'obligation pénalement sanctionnée de porter assistance à une personne en péril qui pèse sur eux.
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La CNCDH rappelle que, face à ces drames, le sauvetage de vies humaines devrait être la priorité de tous les acteurs. La France a une légitimité particulière à se saisir de ce dossier, alors-même qu'elle préside actuellement le Forum mondial sur les migrations et le développement. La CNCDH appelle donc la France à œuvrer en faveur de l'augmentation des capacités de repérage y compris aérien et de sauvetage. Cela doit conduire à mettre en place une coordination effective des activités de recherche et de secours en Méditerranée, avec tous les pays riverains concernés et le soutien de l'UE. Cette coopération doit impérativement s'accompagner de la cessation de toute entrave à l'action des navires de sauvetage. Si la situation en mer Méditerranée est la plus visible, de nombreux autres espaces maritimes, tels que la Manche et celui entre Mayotte et les Comores, sont également concernés.
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Enfin, parce que ces drames concernent des êtres humains, adultes et enfants et que le respect de leur mémoire impose de restaurer au moins une parcelle de leur dignité bafouée, la CNCDH appelle la France à soutenir la mise en place de tout mécanisme permettant d'identifier, lorsque leurs corps sont retrouvés, les personnes noyées et de faciliter le rapatriement des dépouilles.
(1) Le droit à la vie est notamment garanti par l'article 6 du Pacte international sur les droits civils et politiques, l'article 2 de la Convention européenne des droits de l'homme et l'article 2 de la Charte des droits fondamentaux.
(2) Voir la proposition de résolution du parlement européen sur la nécessité d'une action de l'Union en matière de recherche et de sauvetage en Méditerranée : https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/B-9-2023-0340_FR.html.
(3) CEDH, arrêt Hirsii Jamaa c. Italie, 23 février 2012.
(4) CEDH, arrêt Safi et autres c. Grèce, 7 juillet 2022.
(5) Conseil de l'Union européen : Infographie - Flux migratoires : l'action de l'UE en Libye : https://www.consilium.europa.eu/fr/infographics/eu-action-migration-libya/#:~:text=Soutien%20apport%C3%A9%20par%20l'UE,'UE%20pour%20l'Afrique.
(6) https://fr.euronews.com/my-europe/2023/09/21/lue-risque-denfreindre-les-regles-en-matiere-daide-en-utilisant-des-fonds-pour-freiner-lim ; " Un appel de détresse pour les droits de l'homme. Des migrants de moins en moins protégés en Méditerranée ". Rapport de la Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe faisant suite à sa recommandation de 2019.
(7) https://www.senat.fr/questions/base/2020/qSEQ200214187.html.
(8) A titre d'exemple, le 10 septembre dernier, l'Ocean Viking, navire affrété par SOS méditerranée, s'est vu assigner, pour débarquer les 68 personnes à son bord, le port d'Ancône, situé à 1 560 km soit 4 jours de navigation, de la zone de secours des naufragés, alors que les besoins de recherche et de sauvetage en mer étaient cruciaux à cette période.
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