JORF n°0213 du 13 septembre 2025

Décision n°2025-1157 QPC du 12 septembre 2025

(SOCIÉTÉ DIGITAL CLASSIFIEDS FRANCE)

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 18 juin 2025 par le Conseil d'Etat (décision n° 502728 du 17 juin 2025), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour la société Digital Classifieds France par Me Vincent Agulhon, avocat au barreau de Paris. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2025-1157 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des articles 299, 299 bis et 299 quater du code général des impôts, dans leur rédaction résultant de la loi n° 2019-759 du 24 juillet 2019 portant création d'une taxe sur les services numériques et modification de la trajectoire de baisse de l'impôt sur les sociétés, ainsi que du dernier alinéa du paragraphe III de l'article 1er de cette loi.
Au vu des textes suivants :

- la Constitution ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le code général des impôts ;
- la loi n° 2019-759 du 24 juillet 2019 portant création d'une taxe sur les services numériques et modification de la trajectoire de baisse de l'impôt sur les sociétés ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;

Au vu des pièces suivantes :

- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le 7 juillet 2025 ;
- les observations présentées pour la société requérante par l'AARPI Darrois Villey Maillot Brochier, avocat au barreau de Paris, et par la SARL Matuchansky, Poupot, Valdelièvre et Rameix, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, enregistrées le 8 juillet 2025 ;
- les observations en intervention présentées pour la société Airbnb Ireland Unlimited Company par Me Stéphane Chaouat, avocat au barreau de Paris, enregistrées le 9 juillet 2025 ;
- les observations en intervention présentées pour la société LBC France par la SCP Poupet et Kacenelenbogen, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, enregistrées le même jour ;
- les observations en intervention présentées pour la société SCM Local par la SCP Poupet et Kacenelenbogen, enregistrées le même jour ;
- les secondes observations présentées pour la société requérante par l'AARPI Darrois Villey Maillot Brochier et par la SARL Matuchansky, Poupot, Valdelièvre et Rameix, enregistrées le 23 juillet 2025 ;
- les autres pièces produites et jointes au dossier ;

Après avoir entendu Me Vincent Agulhon, pour la société requérante, Me Raphaëlle Poupet, avocate au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, pour les sociétés LBC France et SCM Local, Me Stéphane Chaouat, pour la société Airbnb Ireland Unlimited Company et Mme Laure Durand-Viel, désignée par le Premier ministre, à l'audience publique du 6 août 2025 ;
Au vu de la note en délibéré présentée par le Premier ministre, enregistrée le 2 septembre 2025 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
Le Conseil constitutionnel s'est fondé sur ce qui suit :

  1. L'article 299 du code général des impôts, dans sa rédaction résultant de la loi du 24 juillet 2019 mentionnée ci-dessus, prévoit :

« I. - Il est institué une taxe due à raison des sommes encaissées par les entreprises du secteur numérique définies au III, en contrepartie de la fourniture en France, au cours d'une année civile, des services définis au II.
« II. - Les services taxables sont :
« 1° La mise à disposition, par voie de communications électroniques, d'une interface numérique qui permet aux utilisateurs d'entrer en contact avec d'autres utilisateurs et d'interagir avec eux, notamment en vue de la livraison de biens ou de la fourniture de services directement entre ces utilisateurs. Toutefois, la mise à disposition d'une interface numérique n'est pas un service taxable :
« a) Lorsque la personne qui réalise cette mise à disposition utilise l'interface numérique à titre principal pour fournir aux utilisateurs :

« - des contenus numériques ;
« - des services de communications ;
« - des services de paiement, au sens de l'article L. 314-1 du code monétaire et financier ;

« b) Lorsque l'interface numérique est utilisée pour gérer les systèmes et services suivants :

« - les systèmes de règlements interbancaires ou de règlement et de livraison d'instruments financiers, au sens de l'article L. 330-1 du même code ;
« - les plates-formes de négociation définies à l'article L. 420-1 dudit code ou les systèmes de négociation des internalisateurs systématiques définis à l'article L. 533-32 du même code ;
« - les activités de conseil en investissements participatifs, au sens de l'article L. 547-1 du même code, et, s'ils facilitent l'octroi de prêts, les services d'intermédiation en financement participatif, au sens de l'article L. 548-1 du même code ;
« - les autres systèmes de mise en relation, mentionnés dans un arrêté du ministre chargé de l'économie, dont l'activité est soumise à autorisation et l'exécution des prestations soumise à la surveillance d'une autorité de régulation en vue d'assurer la sécurité, la qualité et la transparence de transactions portant sur des instruments financiers, des produits d'épargne ou d'autres actifs financiers ;

« c) Lorsque l'interface numérique a pour objet de permettre l'achat ou la vente de prestations visant à placer des messages publicitaires dans les conditions prévues au 2° du présent II ;
« 2° Les services commercialisés auprès des annonceurs, ou de leurs mandataires, visant à placer sur une interface numérique des messages publicitaires ciblés en fonction de données relatives à l'utilisateur qui la consulte et collectées ou générées à l'occasion de la consultation de telles interfaces, y compris lorsqu'ils sont réalisés au moyen d'interfaces dont la mise à disposition est exclue des services taxables par le c du 1° du présent II. Ces services peuvent notamment comprendre les services d'achat, de stockage et de diffusion de messages publicitaires, de contrôle publicitaire et de mesures de performance ainsi que les services de gestion et de transmission de données relatives aux utilisateurs.
« Sont exclus des services taxables les services mentionnés aux 1° et 2° du présent II fournis entre entreprises appartenant à un même groupe, au sens du dernier alinéa du III.
« III. - Les entreprises mentionnées au I sont celles, quel que soit leur lieu d'établissement, pour lesquelles le montant des sommes encaissées en contrepartie des services taxables lors de l'année civile précédant celle mentionnée au même I excède les deux seuils suivants :
« 1° 750 millions d'euros au titre des services fournis au niveau mondial ;
« 2° 25 millions d'euros au titre des services fournis en France, au sens de l'article 299 bis.
« Pour les entreprises, quelle que soit leur forme, qui sont liées, directement ou indirectement, au sens du II de l'article L. 233-16 du code de commerce, le respect des seuils mentionnés aux 1° et 2° du présent III s'apprécie au niveau du groupe qu'elles constituent ».

  1. L'article 299 bis du même code, dans la même rédaction, prévoit :

« I. - Pour l'application du présent chapitre :
« 1° La France s'entend du territoire national, à l'exception des collectivités régies par l'article 74 de la Constitution, de la Nouvelle-Calédonie, des Terres australes et antarctiques françaises et de l'île de Clipperton ;
« 2° L'utilisateur d'une interface numérique est localisé en France s'il la consulte au moyen d'un terminal situé en France. La localisation en France de ce terminal est déterminée par tout moyen, y compris en fonction de son adresse IP (protocole internet), dans le respect des règles relatives au traitement de données à caractère personnel ;
« 3° Les encaissements versés en contrepartie de la fourniture d'un service taxable défini au 1° du II de l'article 299 s'entendent de l'ensemble des sommes versées par les utilisateurs de cette interface, à l'exception de celles versées en contrepartie de livraisons de biens ou de fournitures de services qui constituent, sur le plan économique, des opérations indépendantes de l'accès et de l'utilisation du service taxable ;
« 4° Les encaissements versés en contrepartie de la fourniture d'un service taxable défini au 2° du même II s'entendent de l'ensemble des sommes versées par les annonceurs, ou leurs mandataires, en contrepartie de la réalisation effective du placement des messages publicitaires ou de toute autre opération qui lui est étroitement liée sur le plan économique.
« II. - Les services taxables mentionnés au 1° du II de l'article 299 sont fournis en France au cours d'une année civile si :
« 1° Lorsque l'interface numérique permet la réalisation, entre utilisateurs de l'interface, de livraisons de biens ou de prestations de services, une telle opération est conclue au cours de cette année par un utilisateur localisé en France ;
« 2° Lorsque l'interface numérique ne permet pas la réalisation de livraisons de biens ou de prestations de services, un de ses utilisateurs dispose au cours de cette année d'un compte ayant été ouvert depuis la France et lui permettant d'accéder à tout ou partie des services disponibles sur cette interface.
« III. - Les services taxables mentionnés au 2° du II de l'article 299 sont fournis en France au cours d'une année civile si :
« 1° Pour les services autres que ceux mentionnés au 2° du présent III, un message publicitaire est placé au cours de cette année sur une interface numérique en fonction de données relatives à un utilisateur qui consulte cette interface en étant localisé en France ;
« 2° Pour les ventes de données qui ont été générées ou collectées à l'occasion de la consultation d'interfaces numériques par des utilisateurs, des données vendues au cours de cette année sont issues de la consultation d'une de ces interfaces par un utilisateur localisé en France.
« IV. - Lorsqu'un service taxable mentionné au II de l'article 299 est fourni en France au cours d'une année civile au sens des II ou III du présent article, le montant des encaissements versés en contrepartie de cette fourniture est défini comme le produit de la totalité des encaissements versés au cours de cette année en contrepartie de ce service par le pourcentage représentatif de la part de ces services rattachée à la France évalué lors de cette même année. Ce pourcentage est égal :
« 1° Pour les services mentionnés au 1° du II, à la proportion des opérations de livraisons de biens ou de fournitures de services pour lesquelles l'un des utilisateurs de l'interface numérique est localisé en France ;
« 2° Pour les services mentionnés au 2° du même II, à la proportion des utilisateurs qui disposent d'un compte ayant été ouvert depuis la France et permettant d'accéder à tout ou partie des services disponibles à partir de l'interface et qui ont utilisé cette interface durant l'année civile concernée ;
« 3° Pour les services mentionnés au 1° du III, à la proportion des messages publicitaires placés sur une interface numérique en fonction de données relatives à un utilisateur qui consulte cette interface en étant localisé en France ;
« 4° Pour les services mentionnés au 2° du même III, à la proportion des utilisateurs pour lesquels tout ou partie des données vendues ont été générées ou collectées à l'occasion de la consultation, lorsqu'ils étaient localisés en France, d'une interface numérique ».

  1. L'article 299 quater du même code, dans la même rédaction, prévoit :

« I. - La taxe prévue à l'article 299 est assise sur le montant, hors taxe sur la valeur ajoutée, tel que défini au IV de l'article 299 bis, des sommes encaissées par le redevable, lors de l'année au cours de laquelle la taxe devient exigible, en contrepartie d'un service taxable fourni en France.
« Toutefois, ne sont pas prises en compte les sommes versées en contrepartie de la mise à disposition d'une interface numérique qui facilite la vente de produits soumis à accises, au sens du 1 de l'article 1er de la directive 2008/118/CE du Conseil du 16 décembre 2008 relative au régime général d'accise et abrogeant la directive 92/12/CEE, lorsqu'elles présentent un lien direct et indissociable avec le volume ou la valeur de ces ventes.
« II. - Le montant de la taxe est calculé en appliquant à l'assiette définie au I du présent article un taux de 3 % ».

  1. Le paragraphe III de l'article 1er de la loi du 24 juillet 2019 est relatif aux modalités de paiement de la taxe prévue à l'article 299 du code général des impôts due au titre de l'année 2019. Son dernier alinéa prévoit :

« Pour l'assujettissement et la liquidation de la taxe prévue à l'article 299 du même code due au titre de l'année 2019, le pourcentage représentatif de la part des services rattachés à la France défini au IV de l'article 299 bis dudit code est évalué lors de la période comprise entre le lendemain de la publication de la présente loi et le 31 décembre 2019 ».

  1. La société requérante soutient que ces dispositions, relatives à la taxe sur certains services fournis par les grandes entreprises du secteur numérique, méconnaîtraient, à plusieurs titres, les principes d'égalité devant la loi et devant les charges publiques.
  2. En premier lieu, elle reproche à ces dispositions d'exclure du champ de la taxe certains services numériques dont le modèle économique repose pourtant sur le travail gratuit des utilisateurs et, à l'inverse, de soumettre à la taxe des activités qui ne constituent que la simple déclinaison sur support numérique d'activités traditionnelles. Selon elle, les critères définissant les activités imposables ne seraient ainsi ni objectifs ni cohérents au regard du but poursuivi par le législateur. En outre, elle soutient que ces dispositions seraient entachées d'incompétence négative, faute de définir dans des termes suffisamment précis les activités soumises à la taxe.
  3. En deuxième lieu, elle reproche à ces dispositions de prévoir que les seuils d'assujettissement sont appréciés au niveau d'un groupe de sociétés et prennent en compte deux types de services numériques taxables, la mise à disposition d'une interface numérique et la prestation de ciblage publicitaire. Ce faisant, ces dispositions institueraient une présomption irréfragable de fraude et auraient pour conséquence de soumettre à la taxe des sociétés qui ne bénéficient d'aucun effet de réseau ou de synergie entre leurs activités. Selon la requérante, le législateur n'aurait ainsi pas retenu un critère objectif et rationnel pour déterminer les seuils d'assujettissement de cette taxe.
  4. En troisième lieu, la société requérante reproche aux dispositions renvoyées de ne pas tenir compte, contrairement aux critères traditionnels de territorialité de l'impôt, du lieu effectif de l'activité ou de l'origine géographique des recettes réalisées par les entreprises redevables pour déterminer l'assiette de la taxe.
  5. D'une part, elle critique l'application d'un « coefficient de présence nationale », défini en fonction d'une proportion représentative des utilisateurs qui se connectent depuis la France, dès lors que la localisation géographique des personnes se connectant à une interface numérique serait difficile à déterminer et que la capacité contributive générée par le « travail gratuit » des utilisateurs situés en France ne serait pas proportionnelle à la part des utilisateurs français de l'interface numérique.
  6. D'autre part, elle fait valoir qu'en prévoyant que les services d'une interface numérique ne permettant pas la livraison de biens ou la fourniture d'une prestation de service sont réputés fournis en France si l'un de ses utilisateurs dispose d'un compte ouvert depuis la France au cours de l'année, le législateur n'aurait pas retenu un critère objectif et rationnel permettant de localiser le « travail gratuit » des utilisateurs.
  7. En quatrième lieu, la société requérante soutient qu'en prévoyant, pour le calcul du montant de la taxe due au titre de l'année 2019, que le pourcentage représentatif de la part des services rattachés à la France est évalué, non pas sur l'ensemble de cette année, mais sur ses cinq derniers mois, le législateur a retenu des modalités d'assujettissement et de liquidation de la taxe qui seraient incohérentes et ne permettraient pas d'apprécier objectivement la capacité contributive des entreprises redevables pour la première période de son application.
  8. En cinquième lieu, elle reproche aux dispositions renvoyées d'aboutir à une double imposition sur les bénéfices des entreprises du secteur numérique déjà soumises à l'impôt sur les sociétés. Ces dispositions revêtiraient ainsi, selon elle, un caractère confiscatoire. En outre, elle fait valoir que ces dispositions introduiraient une rupture d'égalité injustifiée entre les redevables de la taxe, selon qu'ils sont situés en France ou à l'étranger, dès lors que les modalités de contrôle et de recouvrement de la taxe seraient inefficaces à l'égard des entreprises établies à l'étranger.
  9. En dernier lieu, la société requérante reproche aux dispositions renvoyées de taxer au taux de 3 %, dès le premier euro, les recettes des services réputés fournis en France, lorsque les seuils d'assujettissement qu'elles prévoient sont atteints, sans aménager de progressivité ou instituer de mécanisme de lissage. Il en résulterait, selon elle, des effets de seuil excessifs.
  10. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les dispositions suivantes :

- les a et b du 1° et le premier alinéa du 2° du paragraphe II de l'article 299 du code général des impôts, ainsi que le paragraphe III du même article ;
- le 2° du paragraphe II et le paragraphe IV de l'article 299 bis du même code ;
- le premier alinéa du paragraphe I et le paragraphe II de l'article 299 quater de ce code ;
- le dernier alinéa du paragraphe III de l'article 1er de la loi du 25 juillet 2019.

  1. Les parties intervenantes sont fondées à intervenir dans la procédure de la présente question prioritaire de constitutionnalité dans la seule mesure où leur intervention porte sur les dispositions contestées.
  2. La société Airbnb Ireland Unlimited Company reproche également à ces dispositions non seulement d'assujettir à la taxe la valeur créée par les internautes situés en France, mais aussi, en cas de transaction transfrontalière entre utilisateurs situés en France et à l'étranger, d'imposer une part de valeur qui serait créée hors du territoire national. Il en résulterait, selon elle, une méconnaissance du principe d'égalité devant les charges publiques ainsi que d'un « principe de territorialité de l'impôt ».
  3. Les sociétés LBC France et SCM Local soutiennent, pour les mêmes raisons que la société requérante, que ces dispositions méconnaîtraient les exigences des articles 6 et 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.
  4. Elles soutiennent par ailleurs que ces dispositions institueraient des différences de traitement injustifiées et pérennes entre entreprises redevables de la taxe, selon qu'elles appartiennent ou non à un groupe ou exploitent seules ou à plusieurs un même service numérique, en méconnaissance du principe d'égalité.
  5. Elles ajoutent que ces dispositions méconnaîtraient la liberté d'entreprendre et porteraient atteinte à l'exécution de bonne foi des engagements internationaux.
  6. Aux termes de l'article 6 de la Déclaration de 1789, la loi « doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse ». Le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit. Si, en règle générale, ce principe impose de traiter de la même façon des personnes qui se trouvent dans la même situation, il n'en résulte pas pour autant qu'il oblige à traiter différemment des personnes se trouvant dans des situations différentes.
  7. Selon l'article 13 de la Déclaration de 1789 : « Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ». Cette exigence ne serait pas respectée si l'impôt revêtait un caractère confiscatoire ou faisait peser sur une catégorie de contribuables une charge excessive au regard de leurs facultés contributives. En vertu de l'article 34 de la Constitution, il appartient au législateur de déterminer, dans le respect des principes constitutionnels et compte tenu des caractéristiques de chaque impôt, les règles selon lesquelles doivent être appréciées les facultés contributives. En particulier, pour assurer le respect du principe d'égalité, il doit fonder son appréciation sur des critères objectifs et rationnels en fonction des buts qu'il se propose. Cette appréciation ne doit cependant pas entraîner de rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques.

- En ce qui concerne les règles d'assujettissement et d'assiette de la taxe :

- S'agissant de la détermination des services taxables :

  1. L'article 299 du code général des impôts institue une taxe due à raison des sommes encaissées par des entreprises du secteur numérique dont le chiffre d'affaires excède certains seuils, en contrepartie de la fourniture en France, au cours d'une année civile, de services numériques.
  2. En vertu du 1° du paragraphe II de cet article, constitue un service taxable la mise à disposition, par voie de communications électroniques, d'une interface numérique qui permet aux utilisateurs d'entrer en contact avec d'autres utilisateurs et d'interagir avec eux. En application des dispositions contestées de ce 1°, la mise à disposition d'une interface numérique ne constitue pas un service taxable lorsque l'interface est utilisée à titre principal par l'opérateur pour fournir aux utilisateurs des contenus numériques, des services de communication ou encore de paiement, ainsi que pour gérer certains systèmes et services bancaires ou financiers.
  3. Par ailleurs, en application des dispositions contestées du 2° du même paragraphe, sont également taxables les services visant à placer sur une interface numérique des messages publicitaires ciblés en fonction de données relatives à l'utilisateur qui la consulte et collectées ou générées à l'occasion de la consultation de telles interfaces.
  4. En premier lieu, d'une part, il ressort des travaux préparatoires de la loi du 24 juillet 2019 qu'en instituant une taxe sur certains services fournis par les grandes entreprises du secteur numérique qui perçoivent des revenus élevés de l'activité des internautes localisés en France, le législateur a entendu augmenter les sources de financement du budget de l'Etat. Il a ainsi poursuivi un objectif de rendement budgétaire.
  5. D'autre part, le Conseil constitutionnel n'a pas un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement. Il ne saurait rechercher si les objectifs que s'est assignés le législateur auraient pu être atteints par d'autres voies, dès lors que les modalités retenues par la loi ne sont pas manifestement inappropriées à l'objectif visé.
  6. A cet égard, il était loisible au législateur de soumettre à la taxe des services numériques dont la création de valeur repose de façon déterminante sur l'activité des utilisateurs, telles les prestations de ciblage publicitaires, ainsi que d'exclure de son champ d'application les services numériques dont l'interface est utilisée, à titre principal, pour fournir des contenus numériques ou pour gérer certains systèmes et services bancaires, dès lors que, dans le cas de la fourniture de tels services, la création de valeur résulte principalement du contenu ou du service fourni par la société et non de l'activité des utilisateurs. Il lui était également loisible, eu égard à leur nature, de ne pas inclure dans le champ de la taxe les services de financement participatif visant à faciliter l'octroi de prêts. Le législateur s'est ainsi fondé sur des critères objectifs et rationnels en lien avec l'objectif de rendement budgétaire poursuivi.
  7. Par conséquent, les griefs tirés de la méconnaissance des principes d'égalité devant la loi et devant les charges publiques doivent être écartés.
  8. En second lieu, la méconnaissance par le législateur de sa propre compétence ne peut être invoquée à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité que dans le cas où cette méconnaissance affecte par elle-même un droit ou une liberté que la Constitution garantit.
  9. Aux termes de l'article 34 de la Constitution : « La loi fixe les règles concernant… l'assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impositions de toutes natures… ».
  10. Les dispositions contestées n'ont ni pour objet ni pour effet de donner à l'administration fiscale le pouvoir de déterminer, contribuable par contribuable, des modalités d'imposition qui seraient différentes.
  11. Par ailleurs, la méconnaissance par le législateur de l'étendue de sa compétence dans la détermination de l'assiette ou du taux d'une imposition n'affecte par elle-même aucun droit ou liberté que la Constitution garantit.
  12. Par suite, le grief tiré de ce que le législateur n'aurait pas défini avec suffisamment de précision certaines caractéristiques des activités dont les revenus entrent dans l'assiette de la taxe ne peut qu'être écarté.

- S'agissant des seuils d'assujettissement :

  1. En application des dispositions contestées du paragraphe III de l'article 299 du code général des impôts, sont assujetties à la taxe les entreprises, quel que soit leur lieu d'établissement, pour lesquelles le montant des sommes encaissées en contrepartie des services taxables au cours d'une année civile excède certains seuils au titre tant des services fournis au niveau mondial que des services fournis en France. Pour les entreprises liées entre elles, directement ou indirectement, par une relation de contrôle, le respect de ces seuils est apprécié au niveau du groupe qu'elles constituent.
  2. En premier lieu, il ressort des travaux préparatoires qu'en adoptant ces dispositions, le législateur a entendu spécialement imposer les entreprises disposant d'une forte empreinte numérique mondiale et française.
  3. Ainsi, en fixant deux seuils d'application cumulative, en fonction du montant des sommes encaissées par une entreprise en contrepartie de services taxables, à hauteur de 750 millions d'euros au niveau mondial et de 25 millions d'euros au niveau national, le législateur a retenu des critères d'assujettissement objectifs et rationnels par rapport au but poursuivi.
  4. En second lieu, d'une part, en prévoyant que, dans le cas d'entreprises liées par une relation de contrôle, le respect des seuils d'assujettissement est apprécié au niveau du groupe, le législateur a entendu tenir compte de la capacité des entreprises redevables à intervenir sur des marchés caractérisés par des barrières à l'entrée et des effets de réseau, ainsi que d'éviter le morcellement artificiel de leur activité aux seules fins d'éluder cette imposition.
  5. D'autre part, si ces seuils sont appréciés au niveau d'un groupe d'entreprises, l'assiette de la taxe est déterminée en fonction des seuls revenus générés par les services fournis en France par l'entreprise redevable, et non par l'ensemble du groupe.
  6. En outre, il était loisible au législateur de prévoir une appréciation conjointe des seuils d'assujettissement pour les prestations de mise à disposition d'une interface numérique et de ciblage publicitaire.
  7. Les dispositions contestées, qui n'ont ainsi ni pour objet ni pour effet d'instituer une présomption de fraude, reposent sur des critères objectifs et rationnels au regard du but poursuivi.
  8. Les griefs tirés de la méconnaissance du principe d'égalité devant la loi et du principe d'égalité devant les charges publiques doivent donc être écartés.

- S'agissant des règles de territorialité :

  1. Selon les articles 299 et 299 quater du code général des impôts, la taxe est assise sur le montant des sommes encaissées par l'entreprise redevable au cours d'une année civile en contrepartie d'un service taxable fourni en France.
  2. Le paragraphe II de l'article 299 bis de ce code détermine les critères permettant de considérer qu'un service d'intermédiation numérique taxable est fourni en France.
  3. Les dispositions contestées du paragraphe II de l'article 299 bis du même code prévoient qu'un service de mise à disposition d'une interface numérique est réputé fourni en France, dans le cas où cette interface ne permet pas la livraison de biens ou la prestation de services, si l'un de ses utilisateurs dispose au cours de l'année en cause d'un compte ayant été ouvert depuis la France et lui permettant d'accéder à tout ou partie des services disponibles depuis cette interface.
  4. Par ailleurs, en application des dispositions contestées du paragraphe IV du même article, le montant des sommes encaissées en contrepartie d'un service taxable fourni en France correspond au produit de la totalité des encaissements versés à l'entreprise redevable au cours d'une année en contrepartie de ce service par le pourcentage représentatif de la part de ces services rattachée à la France. Ce pourcentage est déterminé de manière différente selon la nature des services fournis, soit en fonction de la localisation en France de l'utilisateur, soit en fonction du fait que l'utilisateur dispose d'un compte ouvert depuis la France.
  5. Ainsi qu'il a été dit au paragraphe 25, le législateur a entendu produire de nouvelles recettes au profit du budget de l'Etat, en instituant une taxe sur certains services fournis par les grandes entreprises du secteur numérique qui tirent des revenus élevés de l'activité des internautes localisés en France.
  6. D'une part, il était loisible au législateur de prévoir que l'assiette de la taxe est déterminée en fonction d'un pourcentage représentatif des utilisateurs localisés en France par rapport au nombre total d'utilisateurs. Il a pu en particulier prévoir qu'un service de mise à disposition d'une interface numérique qui ne permet pas la réalisation de transactions soit regardé comme fourni en France lorsqu'un internaute a disposé, au cours de l'année en cause, d'un compte ayant été ouvert depuis la France et permettant d'accéder aux services de l'interface.
  7. D'autre part, la taxe due au titre d'une année civile étant assise sur le montant des sommes encaissées par les entreprises redevables lors de l'année au cours de laquelle elle devient exigible, les dispositions contestées n'ont ni pour objet, ni pour effet de soumettre ces entreprises à une imposition dont l'assiette inclurait une capacité contributive dont elles ne disposeraient pas. A cet égard, le législateur a pu, sans méconnaître les exigences constitutionnelles précitées, tenir compte de l'ensemble de la valeur économique provenant d'une transaction impliquant au moins un utilisateur français, alors même qu'une partie de cette valeur est susceptible de ne pas avoir été créée en France.
  8. Ce faisant, le législateur a retenu des critères d'assujettissement et d'assiette qui sont objectifs et rationnels, tant au regard de la nature dématérialisée des opérations économiques concernées que de l'objectif poursuivi.
  9. Par ailleurs, il a pu, sans méconnaître le principe d'égalité devant la loi, définir des règles d'imposition identiques pour l'ensemble des entreprises redevables de la taxe, sans distinguer selon leur choix de gestion ou les conditions particulières dans lesquelles elles décident d'offrir un service numérique taxable aux utilisateurs.
  10. Les griefs tirés de la méconnaissance des principes d'égalité devant la loi et devant les charges publiques doivent donc être écartés.

- S'agissant des modalités de taxation pour l'année 2019 :

  1. Le paragraphe III de l'article 1er de la loi du 24 juillet 2019 institue des modalités particulières d'acquittement de la taxe due au titre de l'année 2019.
  2. En application des dispositions contestées, pour l'assujettissement et la liquidation de la taxe due au titre de cette année, le pourcentage représentatif de la part des services rattachés à la France est évalué lors de la période comprise entre le lendemain de la publication de la loi et le 31 décembre 2019.
  3. D'une part, en adoptant ces dispositions, le législateur a entendu tenir compte de la difficulté, pour certaines entreprises, de disposer des données nécessaires pour déterminer le pourcentage représentatif de la part des services rattachés à la France avant la mise en œuvre effective de la taxe.
  4. D'autre part, ces dispositions ne modifient pas l'assiette de la taxe, qui est déterminée, comme pour les années suivantes, en fonction des sommes encaissées par l'entreprise redevable l'année précédente en contrepartie des services taxés.
  5. Ainsi, en prévoyant, pour la détermination du pourcentage représentatif de la part des services rattachés à la France, d'évaluer ce pourcentage, pour l'ensemble des entreprises redevables, sur une période postérieure à la promulgation de la loi d'une durée de cinq mois, le législateur, qui s'est fondé sur des critères objectifs et rationnels, n'a pas méconnu les principes d'égalité devant la loi et devant les charges publiques.
  6. Dès lors, les griefs tirés de la méconnaissance de ces exigences constitutionnelles doivent être écartés.

- En ce qui concerne le montant de la taxe :

  1. En application des dispositions contestées de l'article 299 quater du code général des impôts, le montant de la taxe est calculé en appliquant à son assiette un taux de 3 %.
  2. En premier lieu, la taxe étant assise sur des sommes encaissées par une entreprise au cours d'une année civile en contrepartie d'un service taxable fourni en France, et non sur les bénéfices réalisés par celle-ci au cours d'un exercice comptable, il n'y a pas lieu de prendre en compte, dans l'appréciation de son caractère confiscatoire, l'imposition sur les bénéfices à laquelle l'entreprise est par ailleurs assujettie à raison d'autres opérations. Ces dispositions ne font donc pas peser sur les redevables une charge excessive au regard de leurs facultés contributives et ne présentent pas un caractère confiscatoire.
  3. En deuxième lieu, les dispositions contestées s'appliquent uniformément à l'ensemble des entreprises qui exploitent des services numériques taxables et remplissent les conditions d'assujettissement à la taxe, indépendamment de leur lieu d'établissement. Ainsi, ces dispositions n'ont, par elles-mêmes, ni pour objet ni pour effet d'instituer une différence de traitement entre les entreprises redevables, selon qu'elles sont établies en France ou à l'étranger.
  4. En dernier lieu, d'une part, il était loisible au législateur, sans méconnaître les exigences précitées de l'article 13 de la Déclaration de 1789, de ne pas prévoir de progressivité du taux de la taxe ou de mécanisme de lissage de son montant.
  5. D'autre part, s'il résulte des dispositions contestées une différence de traitement entre les entreprises dont les recettes perçues en contrepartie des services taxables avoisinent les montants de 750 millions d'euros au niveau mondial et de 25 millions d'euros au niveau national, selon que ces seuils sont ou non atteints, cette différence de traitement est inhérente à l'existence même de tels seuils d'assujettissement. Compte tenu du montant des recettes à partir duquel une entreprise est redevable de la taxe, de l'assiette de cette taxe, constituée des seules sommes encaissées par l'entreprise redevable en contrepartie d'un service taxable fourni en France, ainsi que du taux de la taxe, fixé à 3 % de ces recettes, il ne résulte pas des dispositions contestées des effets de seuil manifestement excessifs.
  6. Dès lors, les griefs tirés de la méconnaissance des principes d'égalité devant la loi et devant les charges publiques doivent être écartés.
  7. Il résulte de tout ce qui précède que les dispositions contestées, qui ne méconnaissent pas non plus la liberté d'entreprendre, ni aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarées conformes à la Constitution.

Le Conseil constitutionnel décide :

Article 1

Sont conformes à la Constitution :

- les a et b du 1° et le premier alinéa du 2° du paragraphe II, ainsi que le paragraphe III de l'article 299 du code général des impôts, le 2° du paragraphe II et le paragraphe IV de l'article 299 bis du même code, ainsi que le premier alinéa du paragraphe I et le paragraphe II de son article 299 quater, dans leur rédaction résultant de la loi n° 2019-759 du 24 juillet 2019 portant création d'une taxe sur les services numériques et modification de la trajectoire de baisse de l'impôt sur les sociétés ;
- le dernier alinéa du paragraphe III de l'article 1er de cette même loi.

Article 2

Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.

Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 11 septembre 2025, où siégeaient : M. Richard FERRAND, Président, M. Philippe BAS, Mme Jacqueline GOURAULT, M. Alain JUPPÉ, Mme Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD, François SÉNERS et Mme Laurence VICHNIEVSKY.
Rendu public le 12 septembre 2025.