LOI DE FINANCES RECTIFICATIVE POUR 2012
Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les conseillers,
Nous avons l'honneur de vous déférer, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, le projet de loi de finances rectificative définitivement adopté par l'Assemblée nationale le mardi 31 juillet 2012.
A l'appui de cette saisine, nous développons les griefs suivants.
Article 2 :
L'article 2 prévoit la suppression des allègements sociaux et fiscaux attachés aux heures supplémentaires et complémentaires de travail mis en place par la loi n° 2007-1223 du 21 août 2007 en faveur du travail, de l'emploi et du pouvoir d'achat pour les entreprises de plus de 20 salariés.
Cet article prévoit que la suppression des exonérations de cotisations salariales s'applique de façon différenciée selon que la période de décompte du temps de travail des salariés et agents publics correspond ou non à l'année calendaire. Le texte distingue ainsi la date du 1er septembre 2012 pour les salariés et agents publics dont le temps de travail n'est pas annualisé et la date (au plus tard) du 31 décembre 2012 pour les salariés et agents publics dont le temps de travail est annualisé.
Le principe d'égalité des citoyens devant l'impôt se trouve ainsi mis en cause alors que la différence de traitement entre salariés et agents publics dont le temps de travail n'est pas annualisé et salariés et agents publics dont le temps de travail est annualisé n'est pas justifiée par une différence de situation en lien avec le dispositif adopté, non plus que par l'intérêt général.
De plus, cet article prévoit la suppression de l'exonération à l'impôt sur le revenu à compter du 1er août 2012, quelle que soit la période de décompte du temps de travail des salariés, renforçant d'autant la conviction d'une absence de différence de situation et, en outre, l'inintelligibilité du dispositif. Ainsi, une personne au temps de travail annualisé avec le 10 décembre comme date de référence pourrait conserver l'exonération de charges sociales jusqu'au 10 décembre de l'année 2012 mais serait imposée pour les heures supplémentaires effectuées à compter du 1er août 2012, voire à compter du 1er janvier 2012 du fait d'un décompte annualisé de ses heures supplémentaires antérieures au 1er août. A l'inverse, un salarié au temps de travail non annualisé perdrait l'exonération des cotisations sociales à compter du 1er septembre et verrait ses heures supplémentaires imposées à partir du 1er août.
Plus précisément, pour les salariés dont le temps de travail est annualisé, l'article de loi tel qu'il a été voté pose un problème d'intelligibilité dans la mesure où il ne précise pas quel est le fait générateur de l'avantage fiscal. L'assiette de l'impôt est en effet soumise à l'application du dispositif par l'administration suivant deux cas de figure possibles :
― soit l'administration considère que le paiement des heures supplémentaires constitue le fait générateur de l'exonération fiscale. Ainsi, une personne percevant après le 1er septembre 2012 les heures supplémentaires effectuées avant le 1er septembre 2012 perdrait l'avantage fiscal associé ; lors même que celui-ci était en vigueur au moment où ces heures supplémentaires ont été effectuées ;
― soit l'administration précise que la période où est effectuée l'heure supplémentaire constitue le fait générateur de l'exonération fiscale ; auquel cas il conviendra de procéder à une répartition prorata temporis des heures effectuées, ce que ne prévoit pas l'article.
Pour éviter une rupture d'égalité au titre de l'impôt sur le revenu et des cotisations salariales et pour rendre le dispositif plus intelligible et permettre aux employeurs et salariés de s'adapter, il convient que la suppression des exonérations intervienne à une date unique et suffisamment éloignée, qui pourrait être le 1er janvier 2013.
De plus, la suppression des allègements sociaux et fiscaux attachés aux heures supplémentaires et complémentaires de travail porte atteinte à la liberté d'entreprendre. Dans sa décision n° 2002-455 DC du 12 janvier 2002, Loi de modernisation sociale, le Conseil constitutionnel a exercé un contrôle de proportionnalité des mesures prises par le législateur concernant la situation des salariés au sein de l'entreprise en considérant que, « par le cumul des contraintes qu'elle fait peser sur la gestion de l'entreprise, des règles trop strictes en matière de licenciement économique portaient une atteinte manifestement excessive à la liberté d'entreprendre au regard de l'objectif poursuivi de maintien de l'emploi » (§ 50).
Ici la suppression des allègements sociaux et fiscaux attachés aux heures supplémentaires risque de faire peser des contraintes excessives sur les entreprises qui, placées déjà dans une situation économique difficile, ne pourront y faire face, sans porter atteinte à l'objectif recherché de maintien de l'emploi. La mesure risque donc de contribuer à aggraver la situation des entreprises au regard de l'exigence résultant du cinquième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 qui prévoit que « chacun a le devoir de travailler et le droit d'obtenir un emploi », en permettant aussi l'exercice de ce droit par le plus grand nombre et, le cas échéant, en s'efforçant de remédier à la précarité de l'emploi » (Cons. const. n° 2006-535 DC, 30 mars 2006, cons. 19, rec. 50 ; n° 2010-98 QPC, 4 février 2011, cons. 3).
Ce raisonnement avait d'ailleurs été suivi par le Conseil constitutionnel lors du contrôle de constitutionnalité de la mesure aujourd'hui supprimée. En exerçant un contrôle de proportionnalité, le Conseil avait considéré que la mesure en cause contribuait à la préservation de l'emploi et contribuait ainsi au maintien de l'exigence tirée du cinquième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 (Cons. const. n° 2007-555 DC, 16 août 2007, § 7 et 8, rec. 310).
Article 3 :
L'article 3 prévoit la mise en place d'une « contribution exceptionnelle » sur la fortune au titre de l'année 2012.
Cette contribution revient à rétablir, dès cette année, l'ancien barème de l'ISF sans la protection (du moins pour 2012) de quelque mécanisme de plafonnement que ce soit ― en maintenant toutefois la « sortie de l'impôt » des contribuables dont le patrimoine est compris entre 800 000 euros et 1,3 million d'euros.
Plusieurs remarques peuvent être formulées à cet égard :
― en premier lieu, ce dispositif revient, en pratique, à modifier le barème de l'ISF de l'exercice en cours alors même que certains contribuables (ceux dont le patrimoine excède 3 millions d'euros) l'ont acquitté au 15 juin de cette année. Il s'agit là encore d'un processus déloyal, dont la constitutionnalité apparaît pour le moins contestable (1) ; l'absence de prévisibilité de l'impôt fait ainsi peser sur les contribuables une incertitude contraire à la stabilité de la norme législative constitutive d'une atteinte à la garantie des droits énoncée à l'article 16 de la Déclaration de 1789 (cf. Cons. const. n° 2005-530 DC du 29 décembre 2005, loi de finances pour 2006, cons. 45 et 46, rec. 168) ;
― en deuxième lieu, l'absence de plafonnement pose problème car elle conduira, dans certains cas, à ce que soit capté davantage que les revenus liés aux actifs concernés (qui ont, par ailleurs, déjà subi l'impôt sur le revenu). Elle est par ailleurs particulièrement inopportune eu égard aux taux des tranches supérieures (jusqu'à 1,8 % de la valeur vénale du patrimoine taxable) au vu des rendements des actifs en cette période de crise. Le problème de l'ISF, depuis sa création, est que les taux applicables n'ont jamais tenu compte de l'évolution du rendement des actifs composant son assiette : l'imposition peut atteindre 1,8 % alors que, compte tenu de la baisse de l'inflation, les rendements ne dépassent pas 4 %, contre 15 % en 1982. Ainsi, même à supposer que le caractère exceptionnel de cette contribution soit retenu, elle risque de se révéler confiscatoire.
C'est ce que rappelle le Conseil constitutionnel lorsqu'il déclare que « l'exigence résultant de l'article 13 de la Déclaration de 1789 ne serait pas respectée si l'impôt revêtait un caractère confiscatoire ou faisait peser sur une catégorie de contribuables une charge excessive au regard de leurs facultés contributives. Dès lors, dans son principe, le plafonnement de la part des revenus d'un foyer fiscal affectée au paiement d'impôts directs, loin de méconnaître l'égalité devant l'impôt, tend à éviter une rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques. La fixation à 50 % de la part des revenus au-delà de laquelle le paiement d'impôts directs ouvre droit à restitution n'est pas entachée d'une erreur manifeste d'appréciation » (Cons. const. n° 2007-555 DC, 16 août 2007, loi TEPA, § 24 et 26, rec. 310).
― en troisième lieu, s'il est vrai que le non-plafonnement de l'impôt est possible lorsqu'il s'agit d'une contribution dite « exceptionnelle », encore faudrait-il que cette appellation soit applicable en l'espèce. En effet, même si la contribution inscrite à l'article 3 de la loi de finances rectificative est bien présentée comme une contribution exceptionnelle, elle n'en a que l'appellation, mais en aucun cas les caractéristiques. Il s'agit en fait d'une majoration des droits qui ont d'ores et déjà été acquittés au titre de l'ISF 2012, et de la préfiguration du retour à l'ancien barème qui interviendra à l'occasion de la loi de finances initiale pour 2013 (2) dont on sait qu'il fera l'objet d'un plafonnement (3). Dans ce contexte, il apparaît évident que l'impôt demandé aux contribuables est pérenne, raison pour laquelle il convient de le plafonner.
A défaut, de nombreux contribuables se trouveraient dans la situation paradoxale de devoir acquitter un impôt dont le montant excèderait leur revenu.
Il résulte de plusieurs décisions du Conseil constitutionnel fondées sur l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme que l'impôt sur la fortune, auquel il convient d'assimiler la contribution exceptionnelle, doit pouvoir être acquitté au moyen des revenus que procure la détention d'un patrimoine.
C'est d'ailleurs la raison pour laquelle le Conseil avait pu considérer que le plafonnement des impôts directs en fonction du revenu, « loin de méconnaître l'égalité devant l'impôt, tend à éviter une rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques » (Cons. const. n° 2005-530 DC du 29 décembre 2005 relative à la loi de finances pour 2006).
Prolongeant le raisonnement, la Cour de cassation avait pu juger dans différentes situations que l'ISF n'avait pas un caractère confiscatoire dès lors que son montant n'excédait pas les revenus de toute nature, y compris en jouissance, dont pouvaient disposer les requérants (voir notamment Cass. com. 23 juin 2009, n° 08.15494, et Cass. com. 4 mai 2010, n° 09.67047).
On en déduira sans peine que, dans l'hypothèse où le montant de la contribution exceptionnelle, dont on déduira l'ISF déjà acquitté, dépasserait très sensiblement les revenus d'un contribuable, une telle imposition aurait un caractère confiscatoire, contraire aux principes sur lesquels s'est fondé à plusieurs reprises le Conseil constitutionnel.
Or, en l'absence de tout plafonnement de ladite contribution, il en ira très vraisemblablement ainsi dans de nombreux cas comme le démontrent sans discussion possible les simulations auxquelles nous avons procédé.
Ainsi peut-on citer le cas d'une personne dont le patrimoine est proche de 30 M€ : la contribution exceptionnelle serait supérieure à 445 000 € alors que les revenus dont elle a disposé en 2011, et qui seront analogues en 2012, s'élevaient à 200 000 €. Dans ce cas, la contribution est supérieure au double du revenu imposable de ce contribuable qui ne pourra s'en acquitter que par cession d'une partie de son patrimoine, laquelle générera des revenus qui, eux-mêmes, généreront un supplément d'impôt.
Une telle situation, probablement antiéconomique, est donc manifestement confiscatoire et contraire aux principes rappelés ci-avant, ainsi peut-être qu'au droit de propriété.
Par ailleurs, tel qu'il est rédigé, l'article 3 ne prévoit pas de reporter le dispositif de décote instauré dans la loi n° 2011-900 du 29 juillet 2011 de finances rectificative pour 2011 pour les patrimoines compris entre 1,3 et 1,4 million d'euros ainsi que pour ceux compris entre 3 et 3,2 millions d'euros afin de lisser les effets de seuil induits par la modification du barème.
En conséquence, la surtaxe qui résulte de la différence entre la contribution exceptionnelle et l'ISF acquitté aux taux en vigueur depuis la loi n° 2011-900 du 29 juillet 2011 de finances rectificative pour 2011 sera plus forte pour les patrimoines proches de 1,3 million d'euros, puis décroissante jusqu'à 1,4 million d'euros et enfin progressive jusqu'à 1,65 million d'euros, niveau de patrimoine auquel la contribution est équivalente à celle correspondant à un patrimoine de 1,3 million d'euros.
Concrètement, un contribuable ayant un patrimoine de 1,3 million d'euros devra ainsi s'acquitter d'un surcroît d'imposition de 1 250 euros, tandis qu'un contribuable ayant un patrimoine de 1,4 million d'euros ne paiera aucun surcroît d'imposition. Pour un patrimoine de 1,45 million d'euros, il faudra acquitter 230 euros supplémentaires, et 1 230 euros pour un patrimoine de 1,65 million d'euros.
Certes, le montant global versé continue d'être progressif mais la surtaxe, elle, est dégressive. Par effet de symétrie, l'on retrouve cette aberration pour les patrimoines compris entre 3 millions et 3,2 millions d'euros.
Le ministre délégué au budget, M. Jérôme Cahuzac, n'a d'ailleurs pas réfuté cet argument en séance publique, se contentant d'indiquer que « pour juger la progressivité d'un impôt, [on] ne [peut] pas [se] contenter d'analyser un seul élément isolé de l'ensemble. »
(1) Cette contribution est, en apparence, distincte de l'ISF qui a été déclaré et, pour les contribuables dont le patrimoine est supérieur à 3 M€, payé, au premier semestre de l'année. Force est toutefois de constater que cette contribution exceptionnelle présente plusieurs caractéristiques qui l'apparentent clairement à l'ISF : ― y sont assujetties « les personnes physiques mentionnées à l'article 885A » c'est-à-dire les redevables de l'ISF ; ― l'assiette de cette contribution est égale à « la valeur nette imposable [...] retenue pour l'ISF au titre de l'année 2012 » ; ― le barème proposé est celui qui existait pour l'ISF antérieurement à sa réforme et était en vigueur au 1er janvier 2011 ; ― le montant de l'ISF dû au titre de 2012 est imputable sur celui de la contribution ; ― les personnes dont le patrimoine était supérieur à 3 M€ au 1er janvier 2012 et qui avaient déjà déposé une déclaration détaillée d'ISF devront le faire à nouveau avant le 15 novembre et acquitter l'impôt correspondant. (2) Ainsi que l'a rappelé le Premier ministre, M. Jean-Marc Ayrault, à l'occasion de son discours de politique générale devant l'Assemblée nationale le mardi 3 juillet dernier : « Le collectif budgétaire qui vous sera soumis n'épuisera pas le sujet de la réforme fiscale, mais il en constituera une première étape. » (3) Suivant ainsi la déclaration de M. Jérôme Cahuzac, alors président de la commission des finances de l'Assemblée nationale, le 27 février 2012 : « Nous proposerons bien évidemment le retour au plafonnement Rocard. A cet égard, ma position n'a pas varié depuis 2007 : je n'ai jamais été opposé au principe du plafonnement, mais je reste opposé à un taux de plafonnement de 50 % et à l'intégration des impôts locaux dans le montant plafonné. Nos débats devront nous permettre de rechercher sereinement le taux de plafonnement optimal, entre 65 et 75 %. » Alors candidat à l'élection présidentielle, M. François Hollande avait également indiqué, le 15 mars dernier, son intention de « rétablir », s'il était élu à l'Elysée, le « plafonnement » des impôts directs nationaux à 85 % des revenus.
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